Esthétique du cinéma
Principaux cinéastes : David Wark Griffith , Cecil B. De Mille , John Ford , Howard Hawks ,Frank Capra , Robert Flaherty , King Vidor , Akira Kurosawa
peinture/cinéma : Renaissance et Image-Action : Paolo Ucello - David W. Griffith
Griffith invente le montage parallèle comme Brunelleschi inventa la perspective. Tous deux sont à l'origine de l'âge classique de leur art.

Le cinéma classique : une conception organique héritée de Griffith.

C'est à Griffith que l'on doit ce que l'on a finit par désigner sous le nom de cinéma classique, un film conçu comme une grande unité organique.

L'organique c'est d'abord une unité dans le divers, c'est à dire un ensemble de parties différenciées : les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, la ville et la campagne, le Nord et le Sud, les intérieurs et les extérieurs. Ces parties sont prises dans des rapports binaires qui constituent un montage alterné parallèle, l'image d'une partie succédant à celle d'une autre suivant un rythme.

Mais il faut aussi que la partie et l'ensemble entrent eux-mêmes en rapport, qu'ils échangent leur dimension relative. L'insertion du gros plan, en ce sens n'opère pas seulement le grossissement d'un détail mais entraîne une miniaturisation de l'ensemble, une réduction de la scène à l'échelle d'un personnage. En montrant la manière dont un personnage vit la scène dont il fait partie, le gros plan dote l'ensemble objectif d'une subjectivité qui l'égale ou même le dépasse.

Enfin, il faut encore que les parties agissent et réagissent les unes sur les autres, à la fois pour montrer comment elles entrent en conflit ou restaurent l'unité. De certaines parties émanent des actions qui opposent le bon et le méchant, mais d'autres parties émanent des actions convergentes qui viennent secourir le bon : c'est la forme du duel qui se développe à travers toutes ces actions et passe par différents stades.

En effet il appartient à l'ensemble organique d'être toujours menacé ; ce dont les noirs sont accusés dans Naissance d'une nation c'est de vouloir briser l'unité récente des Etats-unis en profitant de la défaite du Sud. Les actions convergentes tendent vers une même fin, rejoignant le lieu du duel pour en renverser l'issue, sauver l'innocence ou restaurer l'unité compromise, telle la galopade des cavaliers qui viennent au secours des assiégés. C'est la troisième figure du montage, montage convergent, qui fait alterner les moments des deux actions qui vont se rejoindre. Et plus les actions convergent, plus la jonction approche, plus l'alternance est rapide (montage accéléré).

 

Le triomphe de l'image-action

Cette conception organique qui fit le triomphe universel du cinéma américain s'incarne dans le réalisme de l'image-action qui règle les rapports entre des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent. Ce réalisme de l'image-action n'exclut ni la fiction ni le rêve, il peut comprendre le fantastique, l'extraordinaire, l'héroïque et surtout le mélodrame.

Le milieu actualise toujours plusieurs qualités et puissances. Il en opère une synthèse globale, il est lui-même l'Ambiance ou l'Englobant. Le milieu et ses forces s'incurvent, ils agissent sur le personnage, lui lancent un défi, et constituent une situation dans lequel il est pris. Le personnage réagit à son tour (action proprement dite) de manière à répondre à la situation, à modifier le milieu ou son rapport au milieu avec la situation avec d'autres personnages. Il en sort une situation modifiée ou restaurée, une nouvelle situation. Selon la classification des images de Pierce, c'est le règne de la secondéité, là où tout est deux. L'action en elle-même est un duel de forces, une série de duels, duel avec le milieu, avec les autres, avec soi. Enfin la nouvelle situation qui sort de l'action forme un couple avec la situation de départ : S-A-S'.

Le synsigne* c'est un ensemble de qualités-puissances en tant qu'actualisées dans un milieu, dans un état des choses ou un espace temps déterminé. L'englobant ultime est le ciel, chez Ford ou chez Hawks qui fait dire à l'un des personnages de La captive aux yeux clairs ; " C'est un grand pays, la seule chose encore plus grande est le ciel". Englobé par le ciel, le milieu englobe à son tour la collectivité.

Le binôme* désigne tout duel, c'est à dire ce qui est proprement actif dans l'image action. Les feintes, les parades, les pièges sont des binômes exemplaires.

Synsigne et binômes marquent les grands genres de l'image-action : le documentaire, le film social, le film noir, le western.

 

Les grands genres de l'image-action

Dans les documentaires de Flaherty, l'homme découvre la noblesse de situations extrêmes dans lesquels il doit faire face à des défis et Flaherty saisit sur le vif le tête-à-tête avec le milieu. Nanouk commence par l'exposition du milieu quand l'Eskimo aborde avec sa famille. Immense synsigne du ciel opaque et des côtes de glace, où Nanouk assure sa survie dans un milieu si hostile ; duel avec la glace pour construire l'igloo, et surtout célèbre duel avec le phoque.

Les films sociaux sont de grandes synthèses globales allant de la collectivité à l'individu et de l'individu à la collectivité dont les films de King Vidor sont un modèle. Loin d'exclure le rêve cette forme réaliste comprend les deux pôles du rêve américain : d'une part l'idée d'une communauté unanimiste ou d'une nation milieu, creuset et fusion de toutes les minorités (l'éclat de rire unanimiste à la fin de La foule, ou la même expression qui se forme sur le visage d'un jaune, d'un Noir, d'un blanc dans Street Scene (1931) ; d'autre part l'idée d'un chef, c'est à dire d'un homme de cette nation qui sait répondre aux défis du milieu comme aux difficultés d'une situation : Notre pain quotidien (1934), An american romance (1944).

 

Le western est un autre grand genre de la grande forme de l'image action. C'est en tant que représentant de la collectivité que le héros devient capable d'une action qui l'égale au milieu, et en réatblit l'ordre accidentellment et périodiquement compromis : il faut les médiations de la communauté et du pays pour constituer un chef et rendre un individu capable d'une si grande action. On reconnaît le monde de Ford, avec les moments collectifs intenses (mariage, fête, danse et chanson), la présence constante du land et l'immanence du ciel. Jean Mitry (Ford, éditions universitaires) a en conclu à un espace fermé chez Ford sans mouvement ni temps réels. Il nous semble plutôt que le mouvement est réel, mais, au lieu de se faire de partie à partie, ou bien par rapport à un tout dont il traduirait le changement, se fait dans un englobant dont il exprime la respiration. Le dehors englobe le dedans, tous deux communiquent, et l'on avance en passant de l'un à l'autre, dans les deux sens, suivant les images de La chevauchée fantastique où l'intérieur de la diligence alterne avec la diligence vue de l'extérieur. On peut aller d'un point connu à un point inconnu, terre promise comme dans Le convoi des braves : l'essentiel reste l'Englobant qui les comprend tous deux et qui se dilate à mesure qu'on avance à grand peine, et se contacte quand on s'arrête et se repose. L'originalité de Ford, c'est que seul l'englobant donne la mesure du mouvement, ou le rythme organique. Aussi est-il le creuset des minorités, c'est à dire ce qui les réunit, ce qui en révèle les correspondances même quand elles ont l'air de s'opposer, ce qui en montre déjà la fusion pour la naissance d'une nation : tels les trois groupes de persécutés qui se rencontrent dans Le convoi des braves, les mormons, les comédiens ambulants, les Indiens.

Tant qu'on en reste à cette première approximation, on est dans une structure SAS devenue cosmique ou épique : en effet le héros devient égal au milieu par l'intermédiaire de la communauté et ne modifie pas le milieu mais en rétablit l'ordre cyclique. Mais dès le début, on a non seulement des westerns épiques mais des westerns tragiques et romanesques avec des cow-boys déjà nostalgiques, solitaires, vieillissants ou même perdants-nés, des indiens réhabilités.

Même chez Ford, le héros ne se contente pas de rétablir l'ordre épisodiquement menacé. L'organisation du film, la représentation organique, n'est pas un cercle mais une spirale où la situation d'arrivée diffère de la situation de départ : SAS'. C'est une forme éthique, plutôt qu'épique. Dans L'homme qui tua Liberty Valance, le bandit est tué et l'ordre rétabli ; Mais le cow-boy qui l'a tué laisse croire que c'est le futur sénateur, acceptant ainsi la transformation de la loi qui cesse d'être la loi tacite épique de l'Ouest pour devenir la loi écrite ou romanesque de la civilisation industrielle. De même dans Les deux cavaliers, où cette fois le shérif renonce à son poste et refuse l'évolution de la petite ville. Dans les deux cas, Ford invente un procédé très intéressant, qui est l'image modifiée : une image est montrée deux fois, mais la seconde fois, modifiée ou complétée de manière à faire sentir la différence entre S et S'. Dans Liberty Valance la fin montre la vrai mort du bandit et le cow-boy qui tire, tandis qu'on avait vu précédemment l'image coupée à laquelle s'en tiendra la version officielle (c'est le futur sénateur qui a tué le bandit). Dans les deux cavaliers, on nous montre la même silhouette de shérif dans la même attitude mais ce n'est plus le même shérif. Il est vrai que entre les deux S et S', il y a beaucoup d'ambiguité et d'hypocrisie. Le héros de Liberty Valance tient à se laver du crime pour devenir un sénateur respectable, tandis que les journalistes tiennent à lui laisser sa légende, sans laquelle il ne serait rien. Et, comme l'a montré Roy (Pour John Ford, editions du Cerf), Les deux cavaliers ont pour sujet la spirale de l'argent qui, dès le début, mine la communauté et en fera qu'agrandir son empire.

Mais on dira que, dans les deux cas, ce qui compte pour Ford c'est que la communauté puisse se faire sur elle-même des illusions. Ce serait la grande différence entre les milieux sains et les milieux pathogènes. Jack London écrivait de belles pages pour montrer que, finalement, la communauté alcoolique est sans illusion sur elle-même. Loin de faire rêver l'alcool "refuse de laisser rêver le rêveur", il agit comme une raison pure qui nous convainc que la vie est une mascarade, la communauté une jungle, la vie un désespoir (d'où le ricanement de l'alcoolique) On pourrait en dire autant des communautés criminelles. Au contraire une communauté est saine tant que règne une sorte de consensus qui lui permet de se faire des illusions sur elle-même, sur ses motifs, sur ses convoitises, sur ses valeurs et ses idéaux : illusions vitales, illusions réalistes plus vraies que la réalité pure (Jack London, Le cabaret de la dernière chance et Ford "Je crois au rêve américain", Andrew Sinclair John Ford p124) C'est aussi le point de vue de Ford qui dès Le mouchard montrait la dégradation presque expressionniste d'un traître dénonciateur, en tant qu'il ne pouvait se refaire d'illusion. On ne pourra donc pas reprocher au rêve américain de n'être qu'un rêve : c'est ainsi qu'il se veut. La société change et ne cesse de changer, pour Ford comme pour Vidor, mais les changements se font dans un Englobant qui les couvre et les bénit d'une saine illusion comme continuité de la nation.

Transmutation de l'image-action en image-situation

Avant d'entrer en crise avec Hitchcock, l'image-action est aussi susceptible de se transformer en image-situation qui va d'une action, d'un comportement à une situation partiellement dévoilée (forme AS). L'œuvre de Kurosawa appartient à l'image-action, celle où l'action répond par un duel à une situation magnifiée dans un synsigne. Mais Kurosawa fait subir à la grande forme un élargissement qui vaut pour une transformation sur place : avant d'agir , il faut connaitre ce qui se cache sous la situation.

Dilaté ou contracté le grand espace souffle de Kurosawa se comprend mieux si on se rapporte à une topologie japonaise : on ne commence pas par un individu, pour indiquer le numéro, la rue, le quartier, la ville, on part au contraire de l'enceinte, de la ville, et l'on désigne le grand bloc, puis le quartier, enfin l'aire où chercher l'inconnue. On ne va pas d'une inconnue aux données capables de la déterminer. On part de toutes les données, on en descend pour marquer les limites entre lesquelles se tient l'inconnue. C'est une forme Situation-Action très pure : il faut connaître toutes les données avant d'agir et pour agir. Kurosawa dit que le plus difficile, pour lui, c'est "avant que le personnage ne commence à agir : pour en arriver là, il me faut réfléchir pendant plusieurs mois". Mais, justement, ce n'est difficile que parce que cela vaut pour le personnage lui-même : il lui fallait d'abord toutes les données.

C'est pourquoi les films de Kurosawa ont souvent deux parties bien distinctes, l'une qui consiste en une longue exposition, l'autre où l'on commence à agir intensément, brutalement (Chien enragé, Entre le ciel et l'enfer). C'est pourquoi aussi l'espace de Kurosawa peut-être un espace théâtral contracté, où le héros a toutes les données sous les yeux, et ne les quitte pas des yeux pour agir (Le garde du corps). C'est pourquoi enfin l'espace se dilate, et constitue un grand cercle qui joint le monde des riches et le monde des pauvres, le haut et le bas, le ciel et l'enfer ; il faut une exploration des bas-fonds en même temps qu'une exposition des sommets pour dessiner ce cercle de la grande forme, traversé latéralement par un diamètre où se teint et se meurt le héros (Entre le ciel et l'enfer).

Mais les données dont il faut faire l'exposition complète ne sont pas simplement celles de la situation. Ce sont les données d'une question qui est cachée dans la situation, enveloppée dans la situation, et que le héros doit dégager, pour pouvoir agir, pour pouvoir répondre à la situation.

La réponse n'est donc pas seulement celle de l'action à la situation, mais, plus profondément, une réponse à la question ou au problème que la situation ne suffisait pas à dévoiler. S'il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur ce point précis : chez Dostoïevski, l'urgence d'une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d'abord chercher qu'elle est la question plus pressante encore. Il faut arracher à une situation la question qu'elle contient, découvrir les données de la question secrète qui seules, permettent d'y répondre, et sans lesquelles l'action même ne serait pas une réponse.

Source: L'image mouvement, chapitres 3, 9 et 11

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