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Pour Daniel Arasse (1), les raisons du triomphe de la perspective, au-delà de sa découverte technique comme système de représentation monofocale, sont au nombre de trois.

Il y a tout d'abord le rôle de Leon Battista Alberti et de son livre De pictura, qui légitime la construction en perspective et qui a un certain prestige dans le monde de la culture et pas seulement auprès des artistes.

Ensuite il y a les commanditaires, et en particulier Côme de Médicis, dit Côme l'Ancien, qui rentre à Florence en 1434 et y règne, un an avant qu'Alberti n'écrive son livre, et qui va choisir une peinture non pas du gothique international, luxueuse et princière mais, pour des raisons parfaitement idéologiques, une peinture "toscane", c'est à dire économique, sobre et rigoureuse et la perspective s'applique à ça.

Et puis, la troisième raison qui est peut-être la plus profonde et la plus fascinante, c'est le sens fondamental de l'opération intellectuelle qui est à la base de la perspective. La perspective n'est pas une forme symbolique au sens où l'entendait Panofsky dans son texte fondateur de 1925, La perspective comme forme symbolique, mais il est sûr que c'est une opération intellectuelle fondamentale, et, c'est celle là qui va demeurer valable pour la position qu'elle donne au sujet, à l'homme dans le monde, pendant des siècles jusqu'aux impressionnistes qui la conserveront.

 

Découverte technique

C'est un architecte, Filippo Brunelleschi, l'architecte de la coupole de Florence qui, dans les années 1415-1417 a proposé un modèle théorique qui est un petit panneau sur lequel était peint le baptistère de Florence tel qu'il était vu depuis la porte centrale de la cathédrale, c'est à dire juste en face, à vingt ou trente mètres du baptistère.

Pour démontrer la vérité de sa peinture géométrique, il ne fallait pas regarder d'un côté le panneau et en face le baptistère, mais il avait pratiqué un trou à l'intérieur de ce petit panneau au travers duquel il fallait regarder par le côté non peint, et à ce moment on voyait par ce trou, apparaître le baptistère. Puis on mettait un miroir dans l'axe de vue et on voyait le baptistère peint, on baissait le miroir et on voyait que c'était la même chose : démonstration que l'architecte est capable de représenter exactement ce qu'est l'architecture.

Mais pourquoi une telle mise en scène ? C'est Boscovic qui, selon Daniel Arasse, a trouvé l'explication très simple, à savoir que Brunelleschi voulait substituer la représentation au "modello" en bois des architectes, c'est à dire une maquette encore très artisanale. Brunelleschi voulait montrer que l'architecture est une question de représentation, et qu'un architecte est capable de concevoir ce que sera la figure de l'architecture, ce qui constitue une articulation fondamentale. Ce qui est très intéressant chez Brunelleschi, c'est qu'il est le premier architecte à énoncer, par sa peinture, et aussi clairement, que l'architecture est une question de représentation. Dans le panneau du baptistère, il n'avait pas peint le ciel, il avait mis à la place une plaque d'argent qui reflétait le ciel réel, on voyait les nuages passer, d'après ce que nous dit son biographe Manetti. Ce n'est donc pas de la peinture, mais plutôt un objet de démonstration.

On sait que Brunelleschi et Masaccio travaillaient ensemble, notamment concernant la fresque de Masaccio à Santa Maria Novella, dont on se demande si elle n'a pas été dessinée par Brunelleschi. Ils travaillaient main dans la main aussi avec Donatello. C'est donc une période extraordinaire en architecture, peinture, sculpture où ces disciplines travaillaient toutes dans la même direction. La première perspective réalisée a été une perspective sculptée, c'est la base du saint Georges de Donatello, où il y a une architecture en perspective monofocale.

Dans La perspective comme forme symbolique, Erwin Panofsky estime que la première peinture représentant une perspective entièrement monofocale centralisée, pour le pavement uniquement, est L'Annonciation peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1344.

Il semble aujourd'hui que ce soit son frère, Pietro, qui dans La naissance de la Vierge conservée au museo del Opera del duomo à Sienne ait fait pour la première fois un pavement centralisé et même un point de distance, c'est à dire un deuxième point pour construire sa perspective.

La naissance de la vierge de Pietro Lorenzetti (1342), première perspective monofocale avec point de fuite et points de distance
L'Annonciation de Ambrogio Lorenzetti (1344), longtemps considérée comme première perspective monofocale à la suite de Panofsky.

Pour construire une perspective, il faut un point de fuite qui donne une ligne d'horizon vers laquelle convergent toutes les lignes de fuite. Mais ensuite pour représenter correctement et géométriquement la diminution des carreaux vers la profondeur, un des principes de vérification consiste à tracer une oblique depuis le bas à gauche vers la ligne d'horizon déterminée par le point de fuite, donne une ligne de carreaux diminués. Ambrogio a eut l'idée de ces obliques mais n'avait pas compris le principe.

Les lignes du carrelage perpendiculaires au tableau ont quasiment un point de fuite unique, mais le dessin ne respecte pas encore toutes les règles de la perspective : les diagonales des carreaux ne sontpas alignées. (2)

Celui-ci sera appliqué avec rigueur par Piero Ucello dans la première scène de la predelle consacrée au Miracle de l'Hostie (1469) : les images de toutes les perpendiculaires au tableau concourent au point de fuite principal. Les diagonales du carrelage donnent les points de distance.

Pour apprécier pleinement la perspective monofocale, l'oeil du specateur doit être placé à l'horizontale du point de fuite et à une distance égale à la distance entre le point de fuite à l'un des points de distance. (2)

Signification de la perspective

Pour Panofsky la perspective est la forme symbolique, la forme a laquelle est attachée intimement le concept d'une vision déthéologisée du monde. Plus simplement, la perspective est la forme symbolique d'un monde d'où Dieu se serait absenté, et qui devient un monde cartésien, celui de la matière infinie. Les lignes de fuite d'une perspective sont parallèles et se rejoignent en réalité dans l'infini, le point de fuite est donc à l'infini. Panofsky soutient que la perspective est le forme symbolique d'un univers déthéologisé, où l'infini n'est plus seulement en Dieu, mais réalisé dans la matière en acte sur la terre.

Pierre Francastel a proposé une autre interprétation dans son livre Peinture et société. Il dit qu'en fait, avec la perspective, les hommes du temps construisent une représentation du monde ouvert à leur action et à leurs intérêts. Le monde s'organise en fonction de la position du spectateur. Il est construit pour le regard du spectateur qui ensuite doit bien sûr y prendre sa place.

Daniel Arasse soutient cette hypothèse. Alberti est aristotélicien, il ne peut donc pas penser l'infini sur cette terre. Pour lui, l'espace est aristotélicien, c'est à dire clos et fait de la somme des lieux. Le point où se rejoignent les lignes de fuite, n'est jamais appelé point de fuite, mais point central. D'ailleurs on dira encore, à la fin du XVIème siècle, "le terme" de la perspective, donc la fin. Ce qui prouve que l'idée que les lignes de fuite se rejoignent à l'infini est moderne.

Ainsi l'explication de Panofsky par l'univers déthéologisé est philosophiquement passionnante mais historiquement inadéquate.

La perspective n'est pas une forme symbolique puisqu'elle changea de fonction. Au XVème siècle en tout cas, elle signifie effectivement une vision d'un monde qu'elle construit, un monde en tant qu'il est commensurable à l'homme.

Le terme "comensuratio" est utilisé par Alberti dans le De Pictura, et également par Piero della Francesca dans son livre sur le De prospectiva Pingendi (La perspective de la peinture). Avant de s'appeler perspective, elle s'appelait ainsi "commensuratio". C'est à dire que la perspective est la construction de proportions harmonieuses à l'intérieur de la représentation en fonction de la distance, tout cela étant mesuré par la personne qui regarde, le spectateur. Le monde devient donc commensurable à l'homme. Il n'est pas infini, car la question du fini ou de l'infini ne se pose pas, mais plutôt commensurable par l'homme, pour que l'homme puisse construire une représentation vraie de son point de vue.

A l'appui de cette interprétation, Daniel Arasse signale qu'en même temps qu'on mesure l'espace dans la peinture on le mesure dans la cartographie et l'on mesure également le temps, avec l'horloge mécanique. Brunelleschi, qui inventa la perspective, était également un grand fabricant d'horloges mécaniques. Cette géométrisation de l'espace et du temps, c'est là, selon Daniel Arasse, l'innovation fondamentale et bouleversante de l'invention de la perspective.

Sources :

  1. Daniel Arasse, Histoires de peintures, chap. 4 : L'invention de la perspective. Denoël, 2004.
  2. Site de Nicole Vogel, professeur de mathématiques au lycée de Haguenau (académie de Strasbourg) et à l'IUFM de Strasbourg