Si, comme le rappelle Alain Bergala, chaque film raconte l'histoire du désir confronté à la loi, alors il pourrait y avoir contre-culture à chaque fois que le désir est exalté par rapport à la loi ou à chaque fois qu'est évoquée la tyrannie de la société moderne ou l'exaltation de la différence.
La contre-culture : entre le ghetto et la masse
Cependant ne peuvent être contre-culturels, les films empreints d'une conscience sociale mais où la volonté intégratrice, apaisante, acceptable pour le plus grand nombre rejoint une forme académique.
A l'opposé, les films qui peuvent rembourser leur frais sans accéder au statut de films majeurs en satisfaisant un micro public pour lequel il est destiné ne peuvent non plus être contre-culturels. C'est notamment le cas des films de genres (horreur, science-fiction, érotiques) underground ou du cinéma expérimental destinés à une avant-garde artistique relativement marginale et marquée par le goût de la transgression, de l'initiation et de l'exclusivité. La voie du ghetto underground, élitiste, ou tout simplement "X", dans laquelle plus aucun frein ne vient relancer le scandale public n'est pas celle de la contre-culture qui préfère la transgression publique et "la pédagogie de masse".
Les thèmes liés à la contre-culture sont ainsi énumérés par Théodore Roszak : Désir et besoin, Aspirations contrariées, Plaisir et liberté, Déclin du père (et de la virilité agressive), Survie, Pouvoirs non-intellectuels, Introspection, Libération-résurrection, rite-sacrement, Dedans-dehors, Rapport à l'Autre, Revendication, Epiphanie, Prolétarisation, Adolescentisation, Dissidence, Spectacle.
Le cinéma après la littérature et la musique
La contre-culture américaine naît avec le mouvement beatnik, au début des années 50, en pleine guerre froide, alors que sévit la croisade anticommuniste de McCarthy. Bientôt surgiront ses héros : les écrivains Allen Ginsberg (Howl, publié en 1956), William Burroughs (Le Festin nu, 1959), et surtout Jack Kerouac, dont le roman Sur la route (1957) deviendra la bible des contestataires de l'idéologie dominante (et paranoïaque) américaine.
Sur ce terreau se développera donc une contre-culture fertilisée par la guerre du Vietnam, les revendications raciales (les Black Panthers), le développement de la société de consommation, bien sûr, mais aussi de ses avatars : l'industrie culturelle (télévision, cinéma de grands studios) et la communication (pub).
La Contre culture s'est déjà opérée dans la musique en 1965-1967. Des Beatles au Shea Stadium de New York jusqu'au Festival de Monterey 1967 et l'hymne du flower power chanté par Scott McKenzie devant 15 000 personnes ("if you're going to san Francisco, be sure to wear some flowers in your hair). L'apothéose a lieu le troisième et dernier jour de Woodstock, le 18 août 1969. A 7h30 du matin, Jimi Hendrix attaque, après neuf titres, les premières notes de l'hymne américain le "Star spangled banner" pour 3 minutes et 43 secondes d'hystérie sonore, une déferlante d'énergie pure d'une seule et même note tenue comme une plainte interminable et suraiguë.
Décembre 1969, les Stones, vexés de n'avoir pas pu participer à la grand messe de Woodstock organisent leur propre concert : trois cent milles personnes répondent à l'appel et se dirigent vers Altamont speedway, terrain vague autoroutier, situé près de San Francisco. Les Hell's Angels californiens ont accepté de s'occuper du service d'ordre. Ils seront sur scène comme des cerbères hargneux, installant peu à peu une atmosphère de terreur. Les frères Mayles filment et enregistrent le concert (Gimme Shelter) et l'inexorable fin du rêve hippie. Meredith Hunter un jeune noir, sort de la foule, le bras levé. Un poignard s'élève et s'abat sur Hunter. Son corps sera balancé sous l'estrade.
Un contexte politique troublé
L'année 1968 marque un tournant dans la réception de la guerre du Vietnam par l'opinion américain. Le 31 janvier de cette année à lieu la fameuse offensive du Tet (attaque massive des viet-congs sur le territoire sud vietnamien et l'ambassade des Etats-Unis à Saigon. Le lendemain de l'offensive, le chef de la police de Saigon, sous l'il des cadreurs de NBC et en direct, tire une balle dans la tête d'un guérillero viet-cong.
Un mois après l'offensive du Tet, le lieutenant Calley mène une expédition punitive contre le village de My Laï. Trois cent quarante sept civils et villageois (majoritairement des vieillards et des enfants) sont torturés et tués. L'affaire est revellée en novembre 1969 et le magazine Life consacre un reportage photographique au massacre. On en retrouvera trace dans la séquence d'ouverture de La horde sauvage, dans Little big man ou Le soldat bleu.
La lutte pour les droits civiques des noirs suite aux émeutes raciales de 65/67 voit les assassinats de Malcolm X (le 21 février 1965), de Martin Luther King (le 4 avril 1968 à Memphis) et de Robert Kennedy le (6 juin 1968). L'occupation de l'île d'Alcatraz par un groupe d'Amérindiens qui devient un lieu de rassemblement pour les opposants au gouvernement, répression sanglante des manifestations anti-guerre et des "dirty hippies" (Richard Nixon dans les universités de Kent State (Ohio) et Jackson State (Mississipi, 1970)
Trois road movie pour un espoir vite refermé
Au cinéma, la contre-culture est contemporaine du Nouvel Hollywood qui nait en 1967 avec The Big Shave de Martin Scorsese, Le lauréat de Mike Nichols et Bonnie and Clyde d'Arthur Penn.
Le premier grand succès quenregistra le Nouvel Hollywood fut le road movie Easy Rider de Dennis Hopper (1969), mettant en scène le périple de hippies - interprétés par Dennis Hopper, Peter Fonda et Jack Nicholson - au milieu dune Amérique profonde conservatrice et raciste. Easy Rider, qui avaient coûté quelque 400 000 dollars, fut accueilli avec enthousiasme par la « génération Woodstock » et rencontra un énorme succès commercial à travers le monde, remportant approximativement 20 millions de dollars.Easy Rider appartient pleinement au mouvement contre-culturel.
L'appartenance est plus problématique pour Macadam à deux voies. Ce qui pose question, c'est la relative inadéquation des quatre personnages principaux avec la typologie du rebelle. Un premier décalage, d'ordre occupationnel, concerne le choix du milieu de la course automobile. Malgré la référence visuelle au " chicken run " de Rebel without a Cause (Nicholas Ray, 1955) et l'hypothèse probable que la machine est un prolongement de l'ego, la voiture est instrument privilégié de l'utopie mécaniste (consommation, vanité, domination) montrée du doigt par les théoriciens (Reich, Roszak).
Le second décalage, lié à la nature des personnages plus qu'aux contingences du scénario, est d'ordre comportemental. Rien ne transparaît ici de la redéfinition des rapports humains telle qu'elle était promise par la collégialité du mouvement étudiant ou la fraternité du flower power. Les personnages sont bourrus, taciturnes voire mutiques, jamais enclins à partager leur expérience et même la triangulation du rapport amoureux avec "the girl" donne lieu à déception, rancur et frustration. Le type de masculinité proposé, auquel seul GTO échappe partiellement, est conforme à la tradition du hard-boiled hero qui privilégie l'action sur la parole, et pour qui l'expression d'un sentiment est un aveu de faiblesse.
Si l'un des piliers de la contre-culture est l'abandon de la conscience de classe pour la conscience de la conscience, force est de constater que le film ne repose guère sur celui-ci. Le parcours spatial ne donne lieu à aucun voyage intérieur. L'introspection ainsi lisible dans Easy Rider dans la correspondance entre les paysages extérieurs, quasiment vierges et infinis, et les paysages mentaux des protagonistes ne trouve pas d'équivalent ici. Pas d'euphorie de la découverte, le cadrage serré des personnages le plus souvent confinés dans leurs habitacles limite toute tentative pour extrapoler sur leur échappée. Les essais d'élaboration d'un discours sont également coupés court (les cigales champions de la survie) ou réduits à des slogans sentencieux (" One can never go fast enough ")
Le groupe est, somme toute, en rupture très modérée. Les héros trouvent facilement un terrain d'entente avec les autochtones, et malgré le clin d'il paranoïaque à Easy Rider (" I get nervous around this part of the country "), ne rencontrent que l'agressivité qu'ils suscitent eux-mêmes par leurs provocations. Rien dans leurs propos ni leur apparence (" Are you hippies ? ") ne suggère la différence. Il ne s'agit donc pas de la mise en scène de l'extrême polarisation de la société, établissant clairement qui sont les conformistes et qui sont les dissidents comme dans Psych Out (Richard Rush, 1968) , Wild in the Streets (Barry Shear, 1968) ou The Strawberry Statement (Stuart Hagmann, 1970).
D'ailleurs dans l'éventualité d'une configuration binaire, quelle place pour GTO ? Il est, en toute hypothèse, le pendant charmeur et vieillissant de ses concurrents monomaniaques, et c'est ensemble qu'ils constituent l'incarnation collective d'une société autiste à la croisée des chemins, en quête d'une destination.C'est effectivement, comme le souligne JB Thoret, la fille qui cristallise les aspirations de la contre-culture. Même si ses attentes sont, pour le moins, vagues et maladroitement formulées, son geste final, qui consiste à abandonner son bagage qui pourrait l'encombrer, s'inscrit dans la pure tradition radicale américaine.
Dernier film de la trilogie, Point Limite zero (1971, Richard Sarafian) marque plus profondément encore la fin des utopies.
Le désanchantement : 1972-1979
Jusquau milieu des années 1970, le succès des réalisateurs établis du Nouvel Hollywood comme Mike Nichols, Robert Altman ou Arthur Penn samenuisa. Dautres comme George Roy Hill, Sydney Pollack, Milos Forman ou Alan J. Pakula accomplirent dans un style novateur des films commerciaux à succès comme L'Arnaque (1973), Vol au-dessus d'un nid de coucou (1975) ou Les Hommes du président (1976), alliant la tradition du Nouvel Hollywood à une mise en scène commercialement plus adaptée.
Dès 1972, lindustrie sétait ressaisie. Reconnaissant que son public familial traditionnel sétait reporté sur la télévision, elle entreprit de conquérir les nouveaux cinéphiles (les moins de trente ans représentant plus de la moitié du marché intérieur) et accessoirement les couches de la population jusque-là négligées, comme la communauté noire ou les Italo-Américains, les diverses minorités raciales, ethniques, religieuses, ou même sexuelles. À ce public neuf il fallait offrir des produits moins conformistes, plus proches de la réalité, à la mesure de la crise morale que traversait la nation tout entière. Cest ainsi quà lère du gâchis et de lostentation succéda celle des remises en question.
La contre-culture ou l'exaltation de la différence
La contre-culture n'a ainsi pas vocation à réformer l'ensemble de la société mais à exalter des ilots de désirs différents qui peuvent dialoguer les uns avec les autres. En se référant à la contre-culture historique, on pourra ainsi définir deux pôles autour desquels regrouper des films relevant de la contre-culture
1-Les films de contestation, d'agit-prop politique, d'activisme politique ou syndical, d'opposition à la guerre : Le garçon aux cheveux verts , Zabriskie point, Hair.
2- L'affirmation d'un monde alternatif. Exaltation de la pureté de la jeunesse mais aussi appel au développement d'un autre monde psychédélique, mystique ou communautaire qui n'exclut pas l'excentricité des pratiques sociales et le spectacle de la dissidence : L'âge d'or (1930), Les amants de la nuit (1949), La fureur de vivre (1955),The endless summer (1966), Easy rider (1969), More (1969), Woodstock (1970), Gimme Shelter (1970), L'empire des sens (Nagisa Oshima, 1976), Padre padrone (Italie, 1977), Les idiots (Lars von Trier, 1998).
Bibliographie :
Jean-Luc Lacuve, article remanié en 2020.
Les films de la contre-culture
|
|||
Fahrenheit 9/11 | Michael Moore | 2004 | U.S.A. |
Bowling for Columbine | Michael Moore | 2002 | U.S.A. |
Les idiots | Lars von Trier | 1998 | Danemark |
Roger et moi | Michael Moore | 1989 | U.S.A. |
Hair | Milos Forman | 1979 | U.S.A. |
Padre padrone | Paolo et Vittorio Taviani | 1977 | Italie |
L'empire des sens | Nagisa Oshima | 1976 | Japon |
Au fil du temps | Wim Wenders | 1975 | Allemagne |
Profession reporter | Michelangelo Antonioni | 1975 | Italie |
Le décameron | Pier Paolo Pasolini | 1971 | Italie |
Point limite zero | Richard C. Sarafian | 1971 | U.S.A. |
Macadam à deux voies | Monte Hellman | 1971 | U.S.A. |
Gimme Shelter | Albert et David Maysles | 1970 | U.S.A. |
Woodstock | Michael Wadleigh | 1970 | U.S.A. |
Zabriskie point | Michelangelo Antonioni | 1970 | U.S.A. |
The Strawberry Statement | Stuart Hagmann | 1970 | U.S.A. |
Les funérailles des roses | Toshio Matsumoto | 1969 | Japon |
More | Barbet Shroeder | 1969 | U.S.A. |
Easy rider | Dennis Hopper | 1969 | U.S.A. |
Wild in the Streets | Barry Shear | 1968 | U.S.A. |
Psych out | Richard Rush | 1968 | U.S.A. |
The endless summer | Bruce Brown | 1966 | U.S.A. |
The Bonnie Parker Story | William Witney | 1958 | U.S.A. |
La fureur de vivre | Nicholas Ray | 1955 | U.S.A. |
Les amants de la nuit | Nicholas Ray | 1949 | U.S.A. |
Le garçon aux cheveux verts | Joseph Losey | 1948 | U.S.A. |
L'âge d'or | Luis Bunuel | 1930 | France |