Thèmes du cinéma

Pour sa deuxième année d'existence l'Université populaire de Caen présentait entre novembre 2003 et mars 2004, un premier cycle de conférences consacré au cinéma. Cinq conférences d'une heure suivies d'un débat de même durée avec la salle puis de la projection d'un film au Café des Images ont ainsi été proposés. Sous l'égide des membres de L'Exception, il s'agissait de jouer avec une fausse évidence : au commencement était le début.

Les regards successifs et alternés de critiques (Jean-Michel Frodon, Alain Bergala et Carole Desbarat) et de cinéastes (Benoît Jacquot et Nicolas Philibert) ont permis de vérifier concrètement la théorie critique et donné aux spectateurs le sentiment d'être impliqués dans le processus créatif. La réflexion a porté sur un corpus d'une trentaine de films dont l'analyse a été poussée souvent bien au-delà de ce qui pouvait servir à expliciter le rôle du début.

Cinq grandes lignes de forces se sont dégagées au cours de ces débats qui, selon la volonté de Jean-Michel Frodon, ont permis de mieux "voir ensemble" ce qu'était le début d'un film. Le début n'est pas l'origine de la création (1). Il engage néanmoins l'esthétique du film et est, à ce titre, redouté par les cinéastes (2). Il instaure aussi un rapport avec le spectateur qui le marque pour l'ensemble du film (3). Ces relations entre le cinéaste et l'inspiration, entre le cinéaste et le tournage puis entre le film et son spectateur sont surdéterminées par les objectifs des financiers qui contrôlent souvent très attentivement ces parties stratégiques du film que sont son début et sa fin (4). Si début de l'œuvre il y a chez le cinéaste, il est à chercher dans le concept de noyau créateur, élaboré par le critique Jean Douchet et que Benoît Jacquot et Nicolas Philibert reprennent largement à leur compte (5).

1 - Le début n'est pas un commencement

Alain Bergala rappelle que l'idée d'un commencement de l'œuvre assimilé à son début a déjà été réfutée par Vladimir Nabokov pour qui, dans l'esprit du créateur, il n'y a pas de commencement. Le désir de l'œuvre vient comme on regarde un tableau. On en a d'abord une image globale. Ainsi commencer le film ce ne serait pas commencer l'œuvre car l'œuvre a germé autrement que par son début.

Benoît Jacquot confirmera cette position : Pour le philosophe la question du début est une question essentielle. Il s'agit presque de la question métaphysique par excellence celle qui renvoie au "D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?". En revanche, pour le cinéaste cette question ne se pose pas. Pour faire, il faut que la question du début ne se pose pas, pas plus que celle du comment finir. Pour le cinéaste, ça ne commence pas, ça recommence toujours. Le cinéaste est toujours au milieu de quelque chose. "Le film est déjà en cours quand je commence". Le début du film n'existe que pour le spectateur qui se soumet au protocole de la projection cinématographique, protocole hérité du théâtre.

Nicolas Philibert apporte toutefois un bémol à cette affirmation. Refusant d'entrer dans ce qui serait une logique pédagogique du documentaire, il dit travailler à partir du non-savoir, de l'intuition. Il préfère, simplement, naïvement, s'avancer vers quelque chose qu'il ne connaît pas, l'inconnu, la rencontre avec un groupe de personnes ou un lieu avec ses doutes et ses questions. La condition pour qu'il y ait du cinéma suppose que l'on ne sache pas déjà tout, que l'on ne fasse pas un film sur des personnes à partir du savoir, que l'on ne mette en images les idées que l'on a déjà, que l'on illustre. Le début, la rencontre sont alors essentiels. Pour que le cinéma soit au rendez-vous, il faut qu'il y ait rencontre, prise de risques. La beauté ne se convoque pas sur rendez-vous. Lorsqu'elle se glisse dans un plan, c'est presque toujours par effraction.

Petit à petit, on propose une rencontre. Mais ce n'est pas dès la première minute que l'on est copain. C'est une question de distance, de cadre. Les limites ne sont pas les mêmes selon les cinéastes, selon les scènes ou les personnages. Il faut obtenir la confiance, c'est la condition qui permet de faire le film. Une relation de confiance, de liberté réciproque. Celle-ci n'est jamais acquise pour toujours surtout ici où les patients sont partis très loin dans la dépression ou la psychose.

2 - La peur de commencer

Si le début n'est que rarement à l'origine du film, il n'en demeure pas moins qu'il engage le cinéaste. La peur de commencer est particulièrement aiguë au cinéma. Le cinéaste n'a pas le droit au repentir de la peinture, aux ratures de la littérature ou aux répétitions du théâtre. Dès la première semaine de tournage, les rails sont posés. La peur des premiers jours de tournage d'un cinéaste contraste avec l'absence d'appréhension d'un Picasso. Dans Le mystère Picasso (1956), Clouzot montre que le peintre n'a aucune appréhension à commencer. Ce qui n'est guère étonnant : il n'y aura plus rien de la peinture initiale dans la peinture finie. Le cinéma est donc un art angoissant comme l'angoisse du soliste avant de débuter un morceau. Cette hantise est liée à la modernité. Il n'y avait pas de hantise à commencer dans le cinéma classique, seulement parfois la peur de finir.

Benoît Jacquot le confirme : Les premiers jours de tournage, ni lui ni les acteurs ne savent où ils vont. " Rien n'est établi. On s'est parlé, mais, le premier jour de tournage, on ne sait plus rien. On est dans une nuit que l'on essaie d'éclairer jour par jour, heure par heure. Le premier jour, on se lance comme on lance des dés sans savoir quel chiffre va arriver. On est d'ailleurs très superstitieux… "

Pour faire face à cette peur du début, les cinéastes ont élaboré plusieurs stratégies. Stratégie d'évitement pour Jacques Doillon qui supprime la première bobine de La pirate (1984) pour, comme dans les séries B, commencer in media res. Autres stratégies ; l'utilisation d'un prologue comme ceux de Godard dans Pierrot le fou, ou de Bunuel dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) qui rappellent les pré-génériques. Moins visible les attitudes dilatoires de Rohmer dans La collectionneuse (1965) ou de Godard dans Hélas pour moi (1993) ou Allemagne neuf zéro (1991) qui commencent par nous montrer des acteurs dont on ne connaît pas le nom, qui n'agissent, les regardant longuement avant de les enrôler dans l'histoire, avant qu'ils ne deviennent des fonctions. Les films des années quatre-vingt-dix de Godard débutent comme une répétition d'orchestre qui donne des accords, comme une annonce avant de commencer la mélodie.

Godard trouve qu'il y a trop d'arrogance à débuter, vouloir créer une histoire nouvelle. Ses films commencent comme un hommage à la création à la Genèse : d'abord l'eau, les arbres, le ciel, la nature, puis de petits personnages.

Répondant à un souci semblable (la peur de commencer réduit les possibles) Kiarostami élabore de véritables sas d'entrée dans ses films. Dans Où est la maison de mon ami ? (1987) la première image montre une porte qui bat, avec des enfants derrière, l'instituteur entre. La caméra finit par choisir le voisin d'un premier élève. Montrer la porte, c'est garder encore quarante films potentiels alors qu'il va falloir choisir de ne montrer qu'un seul parcours. Dans Et la vie continue (1992), on est d'abord dans la cabine de péage. Trois voitures passent et la caméra s'invite dans la quatrième. Kiarostami induit qu'il aurait pu entrer dans n'importe qu'elle autre voiture et raconter une autre fiction. Au travers des oliviers (1993) raconte l'histoire d'un tournage. Le garçon choisi pour faire l'acteur paraissait très bien mais il bégaie à chaque fois qu'il est devant une fille. On va chercher un autre acteur. Mais lorsque celui-ci arrive en haut, sur le balcon, pour faire sa déclaration, c'est la fille qui ne veut plus répondre. Elle a déjà repoussé le garçon trois fois. L'assistante conseille au cinéaste de changer ou le garçon ou la fille. Mais non, celui-ci s'entête à vouloir tourner cette situation, le pourquoi du refus.

3- le spectateur commence par le début

Le début instaure un rapport avec le spectateur. Ce peut être un rapport d'interrogation, non dénué d'un sentiment d'urgence comme avec Le petit soldat (Godard, 1961) ou un effet de sidération comme avec Il faut sauver le soldat Ryan (Spielberg, 1998).

Au début du Petit soldat on est en droit de se demander ce que l'on a vu ? La silhouette d'une maison et une voiture qui entre dans le champ. Mais aussi un mouvement d'appareil, un déplacement rapide, une embardée. On entre dans le film ni par les trois coups du théâtre ni par un générique mais par une embardée, par la brièveté et le mouvement. La réflexion est ainsi placée sous le signe de l'urgence et non pas de la tranquillité et de l'apaisement. Voir la première séquence, c'est voir un véhicule, une frontière, des images dont la symbolique est forte mais qui n'est pas associée à un discours qui pourrait être reçu comme relativement semblable par tout le monde. Les images portent un sens ambigu. Or personne (pas même Godard !) ne s'amuse à faire des plans pour rien. Commencer un film par un plan incompréhensible révèle une stratégie qui ambitionne de créer un rapport particulier avec les spectateurs. Celui-ci est indiqué par la première phrase, off, du film : "Pour moi, le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Le temps de la réflexion commence". Le "moi" pourrait aussi bien, si on le veut, être remplacé par "Godard "ou même "le cinéma". Ce qui donnerait alors. "Pour le cinéma, le temps de l'action a passé. Il a vieilli. Le temps de la réflexion commence".

A l'inverse Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan joue sur un effet de sidération (" choc et effroi " pour reprendre l'intitulé de la première guerre d'Irak) avant d'aborder le vrai sujet du film qui sera initié par le retour sur le sol américain (lorsque l'Etat-major décidera de sauver le dernier fils de la famille Ryan). Abolir la distance, être jeté dans le bain du film, asservissement, perte de soi dans la puissance spectaculaire, le film fonctionne comme une drogue, où l'on paye pour se perdre, pour ne pas être libre. Il y a bien émotion mais le spectateur reste enfermé dans l'émotion. L'émotion est bloquée. Il s'agit aussi du même processus que dans la publicité où l'on enferme l'émotion pour faire acheter.

Marguerite Duras racontait toutefois ce goût qu'avait Queneau d'interroger sa concierge lorsqu'elle était allée au cinéma. Celle-ci racontait le documentaire, les publicités, les actualités et le film comme s'ils faisaient partie d'un même bloc sans qu'elle ne repère un début particulier pour le grand film. Dans ce cas là, la fiction devait être étrangement helzapopinesque. Le début, la fin, ça dépend de la perception de chacun.

Nicolas Philibert constate que le début de ses films est très lent. C'est un de leurs traits communs, une sorte de porte d'entrée, un péage à payer. Le spectateur n'est pas tout de suite sur la route. Nicolas Philibert lui demande de faire un parcours comme il en fait un lui-même. Il ne dit pas de manière péremptoire : voilà ce qu'il faut penser.

Au cinéma, les questions du début et de la fin sont imposées par le marché. Le début d'un film est souvent soumis aux producteurs. A la télévision, ce début est souvent un gage donné aux financiers qui demandent une accroche forte. Il s'agit là d'une différence majeure entre film et téléfilm. Celui-ci doit commencer fort, capter physiquement et nerveusement le spectateur afin qu'il reste regarder la suite. Curieusement, pour Hollywood c'était la fin, le happy end, qui était imposé par les producteurs.

4 - le début d'un pacte de lecture : de la finance à l'intelligence


Carole Desbarat rappelle ainsi que dans le système hollywoodien, les studios avaient clos aussi bien idéologiquement que financièrement le système visant à s'adresser au plus large public. Le film est pensé comme une totalité que l'on se doit de clore.

Il s'agit de sceller un véritable pacte de lecture avec le spectateur. Ce n'est pas seulement un pacte un peu paresseux mais une vraie vision du monde. Après deux ou trois minutes, grâce aux décors, aux costumes, on sait où l'on est, dans un film d'horreur, un western ou un film d'amour. De même, le happy-end est nécessaire pour que les spectateurs sortent de la salle pacifiés et calmes.

Ce pacte de lecture, soit on le respecte jusqu'au bout comme dans le cinéma hollywoodien, ce sera le cas de John Ford dans La prisonnière du désert (1956), soit on le travaille pour arriver à autre chose comme dans le cinéma moderne, que ce soit chez Welles, Laugthon ou Godard.

John Ford a cette volonté que tout le monde comprenne tout. Cela ne l'empêche pas de rendre compte très finement de l'âme humaine. Ainsi tout spectateur ne peut qu'être frappé par la symétrie entre le contraste lumineux de début de La prisonnière du désert, où le spectateur est d'abord dans le noir de la maison avant que la porte ne s'ouvre avec Martha qui sur le seuil de sa porte voit venir vers elle son beau-frère Ethan dans la lumière éclatante de Monument valley. Cette opposition entre l'ombre protectrice du foyer et la lumière de l'aventure sera reprise, lorsque Debbie cherchera à fuir dans la grotte, Ethan qui la poursuit à cheval et à la fin où Ethan repart seul après avoir laissé la famille dorénavant complétée de Debbie, l'ex-prisonnière du désert, entrer dans la maison. La symétrie avec la scène initiale est là parfaite.

L'opposition entre ombre et lumière renvoie aussi à la relation entre Ethan et Martha. Le sacré, l'intérieur du temple, s'oppose au (pro)fanum, l'entrée du temple. Quelque chose sépare aujourd'hui la grotte sacrée de la famille de la solitude et de l'aventure. A la fin, Ethan effectue un pas de côté pour que sa famille rentre à l'abri et la caméra recule avec elle dans la maison. Il y a, là aussi, parfaite symétrie avec le geste inaugural de Martha qui marchait à reculons pour précéder Ethan dans la maison au début du film. Le mouvement de la caméra, le contraste lumineux et le geste des deux personnages sont là pour clore le pacte de lecture que John Ford avait en tête dès le début de son film.

C'est cette même idée de bouclage d'un film sur lui-même qu'avait en tête Welles au début de Citizen Kane (1940). A partir du dernier mot, "Rosebud" prononcé par Kane, va s'enclencher une enquête, une chasse comme celle de Ethan dans La prisonnière du désert. Seul le spectateur apprendra ce que signifie ce mot car l'enquête menée dans le film échoue. Dans les milliards de caisses laissées à la mort de Kane, des ouvriers viennent faire du vide et jettent des caisses au feu : sous une luge, sur laquelle jouait Kane enfant on distingue le mot "Rosebud". La luge est brûlée et l'on suit le parcours des flammes et la fumée qui s'échappe. Se clôt ainsi la vie d'un homme et l'on repasse à l'extérieur du domaine. Ce plan final renvoie au premier où la caméra passait par-dessus le grillage où figurait la pancarte "no trespassing". Cette symétrie indique que l'on ne peut deviner la vie d'un homme en essayant de mieux connaître son intimité. Seul l'art permet de l'approcher.

Dans La nuit du chasseur (Laughton, 1955), on a bien la même scène au début et à la fin où le père (le vrai ou celui qui a incarné le mal en pourchassant les enfants, en pourchassant l'innocence) est arrêté par les flics et ce dans les mêmes conditions : sur une pelouse et jeté à terre pour être menotté. Mais, à la place du serment monstrueux, accepté par le fils au début du film de ne pas révéler où se trouve l'agent, l'enfant, à la fin éventre la poupée en criant : "No, no, it's too much". En révélant la cachette, il accouche d'un secret trop lourd. Symétrie également entre les apparitions de Lilian Gish. Au début elle cite la parabole de l'évangile : "C'est par leur fruit…" . Cette parole trouvera un écho à la fin du film lorsque John donnera comme cadeau à Lilian Gish une pomme entourée d'un napperon. Il inverse ainsi la malédiction liée à la pomme (fuite du Paradis, fruit du savoir défendu) lorsqu'elle était prononcée par Lilian Gish sur des images montrant le faux pasteur.

Mais comme avec Welles les studios n'imposent pas la visibilité totale, conséquence : il y a des restes. Dans celui-ci, le plus important étant tout ce qui reste sur la sexualité. Ruby, la jeune adolescente est fascinée sexuellement par Mitchum (on la comprend !). Pearl est fascinée aussi : la petite arrive avec des œufs et les laisse tomber par terre sur ses pieds : effet de sidération féminine devant la sexualité. Lilian Gish explique qu'il ne faut pas être fasciné, qu'il faut être prudente, mais elle offre une broche à Ruby ; elle lui donne aussi les moyens de la séduction. L'arrivée sur fond noir de Lilian Gish, grande actrice du muet, en 1955, l'apparente à un témoin du passé. A la fin, Lilian Gish, seule dans sa solitude de femme âgée, fait le ménage et regarde le spectateur "les enfants sont forts, ils sont capables de supporter ". Dans le cinéma moderne, il y a franchissement du seuil du récit, c'est une métalepse pour reprendre le terme utilisé par Gérard Genette, l'auteur de Figure III. La métalepse consiste à franchir un seuil au sein d'un récit, à passer d'un espace à un autre. On dit qu'on raconte un récit. Le récit transgresse les règles d'un premier récit. Cette transgression est plus forte en Europe qui a vécu de près, dans sa chair, des bouleversements que les USA n'ont ressentis que de plus loin.

Dans Le Mépris, le travelling d'ouverture qui sert à énoncer le générique est un travelling sur la profondeur de champ. La fin du film se clôt par un travelling différent, latéral, qui suit Ulysse découvrant sa patrie et se décale lentement par rapport à lui pour ne fixer que la mer. Il oppose une illusion de relief à une clôture de l'espace. Pour Godard, replacer ainsi un élément à la fin, c'est rendre hommage au cinéma classique et même, avant cela, au théâtre classique à l'Italienne. Mais dès la deuxième séquence on trouve la fameuse métalepse de Genette. La caméra de Raoul Coutard abaisse son museau sur nous puis on tombe dans une chambre à coucher pour une des plus célèbres scènes de Godard, largement parodiée. Or cette scène n'existait pas lors du tournage initial. Le film une fois terminé, le producteur Carlo Ponti trouvait qu'il ne voyait pas assez Brigitte Bardot nue, seulement entr'aperçue ainsi dans une scène à la villa Malaparte de Capri. Il impose donc une autre scène de nu pour ce qui sera la plus godardienne de toutes les scènes du film. Godard ne joue pas, il accepte cette règle arbitraire et se la réapproprie.

Aujourd'hui pourtant, ni Benoît Jacquot ni Nicolas Philibert ne semblent se satisfaire que les débuts et fins de films soient surveillés par les producteurs. Pour Benoît Jacquot avoir une certaine exigence, ce serait déroger à ces règles. Le temps du film notamment ne serait pas un trajet entre un point de départ et la fin. Le temps ne serait pas mesure d'un trajet mais un point condensé et étiré. Le cinéma pourrait être autre chose que l'expérience de la littérature où le livre donne l'impression que quelque chose s'est passé. Le cinéma pourrait s'installer dans le purement contemporain.


Nicolas Philibert est aussi excédé par les producteurs de télévision qui commencent avec cette question : "C'est quoi le sujet ?". Comme s'il y avait de bons et de mauvais sujets. On peut être bon avec un sujet anodin et un grand sujet peut être convenu. Le documentaire c'est du cinéma lorsqu'il dépasse le cadre étroit de son sujet, ne se laisse pas enfermé qu'il le dépasse et atteint à l'universel, lorsqu'il travaille la forme ou la relation au spectateur et atteint une dimension poétique et métaphorique.


5- Au début, le noyau créateur

Pour Benoît Jacquot, le début n'est pas pertinent pour un spectateur exigent pas plus que la fin. Ce qui l'intéresse c'est la cause dérobée autour de laquelle le film s'enroule. Cette cause qu'il appelle selon les mots de Jean Douchet, le noyau créateur, il la recherche, comme spectateur, chez ses collègues cinéastes. Le noyau créateur c'est la raison nucléaire, nodale, le geste par quoi le film a été initié. Le film commence par ça : un plan, une scène, un lieu, trois mots, une chute de reins, un regard, un amour, le grain d'une voix. Ce noyau créateur peut se trouver n'importe où dans le film. Le cinéaste lui-même le découvre consciemment parfois assez tard : au cours du tournage ou même parfois au montage.

Benoît Jacquot s'appuie sur les termes de Picasso. Celui-ci dédaignait autant la fin (" Achever un tableau c'est aussi dégueulasse que d'achever un homme " que le début " D'abord je trouve, puis je cherche "). Cette dernière phrase est plus exacte que celle, souvent cité à tort : " Je ne cherche pas, je trouve ". La phrase réellement prononcée est moins arrogante : elle révèle une idée assez haute de son métier. On commence par trouver, après on patauge, on cherche pourquoi on a trouvé et on élabore son œuvre autour de ce noyau créateur. Benoît Jacquot insiste : le réel est dans le tournage. Le moment de la trouvaille, c'est au tournage. Pendant le montage on cherche ce que l'on a trouvé.

Il a ainsi perçu assez tard quel était le noyau créateur de Princesse Marie (2003). Il s'agit de trois plans filmés qui n'étaient pas écrits dans le scénario : ceux où l'on rase avec un coupe-chou un pubis qui est censé être celui de Catherine Deneuve. Ces trois plans, absents du scénario et non lus par les producteurs apparaissent à Benoît Jacquot comme la cause, le noyau du film. Le film parle de la psychanalyse, de ce que Freud a voulu montrer et de ce que Marie Bonaparte a voulu propager alors qu'elle-même est une quasi-cinglée. La psychanalyse visait à faire passer le sexe dans le monde du discours et de la représentation. Et c'est bien ici, dans cette séquence que, littéralement, un sexe apparaît durant trois plans et qui est la raison d'être du film.

Pour Benoît Jacquot, il faut ainsi s'en tenir à certains éléments, des éléments entre lui et l'acteur, le fait, par exemple tout simple, de ne pas oublier que c'est une princesse. Travailler toujours dans une direction, dans un type de décor, une lumière particulière. Au fil des films ce n'est pas le même noyau qui est à l'œuvre mais c'est dans le même champ.

Il en est de même pour Nicolas Philibert : "A un moment les idées se mettent en place. Je vais dans l'inconnu puis des pistes apparaissent, je rectifie. Il y a bien opposition entre la chaleur de la classe, les tortues bien à l'abri, et l'extérieur, la sauvagerie du monde. Quand je filme les paysages, je cherche ce type de parallèles. Il y a un coté Petite maison dans la prairie dans mon film, un coté qui a à voir avec le conte."


Une analyse plus détaillée des films cités ci-après peut être trouvée dans chacun des comptes-rendus des conférences. La lettre indique l'auteur de la conférence et le chiffre la place du film dans la conférence.

Charles Chaplin : La ruée vers l'or (1925) B6
Orson Welles : Citizen Kane (1940) D3
Michael Curtiz : Casablanca, (1943) B2
Stanley Donen : Chantons sous la pluie (1952) D4
Ingmar Bergman : Monika (1952) B14
Luis Bunuel : La vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) B10
Charles Laughton : La nuit du chasseur (1955) D4
Henri George Clouzot : Le Mystère Picasso (1956) B1
John Ford : La prisonnière du désert (1956) D2
Jean-Luc Godard : Le petit soldat (1960) F1, Le Mépris (1963) D1, Pierrot le fou (1965) B8, Allemagne année neuf zéro (1991) B13, Hélas pour moi (1993) B15, Histoire(s) du cinéma (1999) B11.
Pier Paolo Pasolini : Accattone (1961) B4 L'Evangile selon saint Matthieu (1964) B3
Fedrico Fellini : 81/2 (1963) B9
Eric Rohmer : La collectionneuse (1965) B12
Jacques Doillon : La pirate (1984) B7
Maurice Pialat : Sous le soleil de Satan (1987) D5
Kiarostami : Où est la maison de mon ami ? (1987) B16, Et la vie continue (1992) B17, Close-up (1990) B18, Au travers des oliviers (1993) B19, Le goût de la cerise (1996) B20.
Joao Cesar Monteiro : La comédie de Dieu (1996) B5
Nicolas Philibert : La moindre des choses (1996) P1, Etre et avoir (2002) P2.
Steven Spielberg : Il faut sauver le soldat Ryan (1998) F2.
Benoit Jacquot : Tosca (2001) J1, Princesse Marie (2003) J2, A tout de suite (2004) J3

 

Jean-Luc Lacuve le 01/05/2004.

La collaboration entre l'Université populaire de Caen et le groupe de l'Exception fondé par Jean-Michel Frodon, qui regroupait les conférenciers bénévoles, cesse en juin 2004. Michel Onfray y met fin unilatéralement et demande à Arno Gaillard de conduire les séminaires cinéma. L'exception continue alors ses rencontres du dimanche à Caen devant un public toujours aussi fidèle.

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