Rencontre avec Benoît Jacquot et Isild Le Besco,
dans le cadre des séminaires de l'Exception, du Café des images et du CDN,
le dimanche 14 novembre 2004

 

Benoît Jacquot : La question de l'acteur est déterminante car les films ne se font pas sans eux. C'est à peine une question, tellement on n'arrête pas de se la poser. Dans ma pratique de cinéaste, je dois pourtant y répondre mais elle est si mystérieuse qu'elle occupe ma vie.

Au cours de la séance, je vous présenterai trois extraits que nous avons choisis avec Isild. A tout moment, je compte sur vous pour poser des questions pour qu'un dialogue s'installe.


Projection de A poil ! (Emmanuelle Bercot, 2004, 6 minutes)

Un metteur en scène, devant toute l'équipe de tournage, crie après son actrice pour qu'elle se mette nue dans une séquence où cela ne s'impose pas. Harcelée, elle finit par accepter mais joue la scène en pleurant d'humiliation. Le réalisateur fixe son visage dans le moniteur vidéo. Il est content : il souhaitait qu'elle pleure et c'est pour cela qu'il l'a humiliée. C'est à l'acteur masculin qu'il demande maintenant de se mettre nu. Il proteste.

B. J. : Emmanuelle Bercot révéla Isild Le Besco dans le film La puce en 1998. Ce court-métrage présente la vision que le grand public se fait souvent du cinéaste : un manipulateur. Cette vision est attachée au metteur en scène de cinéma et beaucoup moins à celui de théâtre. Pour produire un effet, le réalisateur serait capable de tout. Or, pour moi, il ne s'agit pas de voler mais "d'emmener vers" grâce à une complicité avec l'acteur.

Isild le Besco : Compter sur ses acteurs de cette manière là, c'est une manière d'arriver à ses fins… lorsqu'on ne les connait pas. La manipulation est une méthode fausse. Il vaut mieux expliquer. Ici l'actrice ne pleure pas pour la cause pour laquelle elle devrait pleurer. Si les acteurs sont trop mauvais alors, peut-être, est-ce une bonne méthode.

B. J. : Le choix des acteurs est plus déterminant que la direction d'acteurs. Le choix est déterminant. Il faut être sûr de son choix avant de tourner. Après c'est une tâche insurmontable que de changer d'acteur. Il faut assumer.

Dans le court-métrage, le réalisateur fait l'erreur de ne pas regarder ses acteurs jouer. Il préfère suivre l'action sur le moniteur vidéo. Le procédé (le mensonge, l'humiliation) est comme une montagne qui accoucherait d'une souris (le résultat).

Question : Daniel Auteuil a déclaré que, dans Sade, il appréciait que vous ne vous précipitiez pas sur le moniteur vidéo pour voir immédiatement le résultat mais que vous saviez rester proche des acteurs.

B. J. : Je fais des films pour être proche de ceux qui font les films : les acteurs. Parfois les jeunes metteurs en scène voudraient ériger les acteurs en signe de leur monde. Je ne cherche pas à montrer mon monde propre. Je cherche bien davantage à travailler le monde du film. C'est une connerie de dire que l'acteur rentre dans la peau de son personnage. Ce sont les personnages qui ont la peau de l'acteur. Au sens figuré comme au sens propre les acteurs jouent leur peau. L'acteur a un pouvoir sans borne mais il peut aussi être soumis à une humiliation équivalente. L'abaissement, la honte et l'humiliation le temps du tournage n'existent pas au théâtre où l'acteur n'est pas coupé le temps de la représentation.

I. L. B. : les acteurs ne sont pas capricieux. Mais il faut être disposée pour être l'objet du film voulu par le metteur en scène. Cette disponibilité peut passer par un détail. C'est une réaction qui passe par un détail, ce n'est pas un caprice.

Question : Au fil de votre carrière, lorsque vous reprenez la même actrice par exemple, notez-vous une évolution dans votre direction d'acteurs ?

B. J.: Je suis contre les indications psychologiques " alors elle pense ça ", " Il lui est arrivé ça ", " dans son enfance… ". Ca n'a pas d'intérêt. Ce qui compte pour moi c'est de préparer les moments pour faire une scène. Cela peut être très prosaïque : savoir de quoi parler avec l'acteur, du temps qu'il fait, pourquoi pas.

L'important c'est la conduite du plan de travail. Parfois, je tourne chronologiquement pour trouver un ton, une note. Mais le geste de tourner très tôt une certaine scène, éloignée dans le scénario, est une décision qui engage le film. Pour Sade, Isild avait 16 ans, je ne la connaissais que depuis deux mois et je ne savais pas si elle était l'actrice d'un film ou d'autres films. La confronter avec Daniel Auteuil, grand acteur s'il en est, 50 ans, dans une courte scène allait me permettre de savoir dans quel travail j'allais m'engager pour les neuf semaines qu'il restait.

J'ai ainsi choisi la scène que je vais vous montrer pour que les deux acteurs se présentent à moi et, surtout, puissent se présenter l'un à l'autre. L'équipe comportait de 60 à 70 personnes. Nous avions deux heures pour tourner de nuit. Tout le monde attendait Isild au tournant. La caméra était très proche des acteurs. L'instant était décisif et le climat de la scène en était imprégné. Tout le monde avait bien le sentiment du " ça passe ou ça casse ".


Projection d'une séquence de Sade (Benoît Jacquot, 2000)

La jeune Emilie Lancris surprend le marquis de Sade, assis à une table, méditant sur le destin avec des jeux sur des nombres entendus dans la journée. Elle se déplace vers la fenêtre du château d'où elle voit enterrer des cadavres victimes de la terreur. Sade essaie de la convaincre de la relativité de la mort. Elle lui avoue que, si elle mourait maintenant, elle aurait l'impression de n'avoir jamais vécu.

B. J. : Après cette séquence, je savais trois choses sur Isild : j'irais jusqu'au bout du film avec elle, elle ferait d'autres films, je ferais d'autres films avec elle.

I. L. B. : Choisir un acteur est effectivement un geste qui engage. Après, l'acteur est au pied du mur, il doit honorer la confiance du metteur en scène. Dans le court-métrage, le procédé de la manipulation peut marcher une fois, mais ça ne peut pas marcher à chaque fois.

B. J. : Il faut effectivement instaurer une relation de confiance. Il en faut pour choisir son interprète. Interprète est le plus beau des mots, bien meilleur que comédien ou acteur. Pour l'interprète, décevoir est une humiliation, il est porté au dépassement. Si la fin justifie les moyens, ça doit être glauque pour le metteur en scène du court-métrage lorsque, le soir, il repense à son travail.


Question : Comment avez-vous préparé la scène ?

B. J. : Choisir de tourner cette scène à ce moment précis, c'est la préparer. D'autres scènes ont été répétées plus classiquement, lorsque les dialogues étaient longs et compliqués notamment.

Question : Que faire pour donner cette intensité à la scène?

I. L. B.: La scène, le scénario dictent l'intensité dramatique, c'est une scène que j'ai longtemps répétée.

B. J. : Non, je n'y crois pas. C'est le choix du moment où l'on tourne qui est primordial. Ce qui compte ici, c'est la voix étranglée, la frontalité du regard. J'ai fait peu de plans. A la fenêtre, il n'y en a que deux avec un zoom. C'est un champ contre champ, il y a donc eu deux prises. Il faut décider par qui commencer. Sur Isild d'abord pour que Auteuil la voie, pour que le grand la voie….Et le grand a été impressionné !


Question : Quelle intervention sur cette scène avez-vous faite au montage ?

B. J. : Rien n'a été ajouté au montage. L'essentiel est que rien ne se perde. Il s'agit d'un trésor à préserver.


Question : Faire confiance, à l'acteur ou en général dans la vie n'est-ce pas toujours ce qu'il y a de mieux ?

B. J. : Non, pas toujours. On peut se tromper sur un petit rôle. Il faut alors faire semblant et, soit ne pas monter la scène, soit l'utiliser le moins possible. C'est une lâcheté car la personne est humiliée lorsqu'elle ne se voit pas sur l'écran. En général, j'écris un mot, expliquant que ce n'est pas de ma faute.


Question : Avez-vous l'impression que vous faites un métier, ou est-ce une "occupation " selon le terme que vous avez utilisé tout à l'heure ?

B. J. : un métier, ce serait réducteur. Etre metteur en scène ça m'habite. Oui une occupation convient mieux. Pas une occupation pour passer le temps mais une occupation comme on occupe une maison, un pays.


Question : Le comédien de cinéma travaille-t-il tout seul ?

B. J. : L'acteur de cinéma sait qu'il joue une fois pour toutes, qu'il aura une prise pour être bon, pas cinquante. Ce sentiment du " maintenant ou jamais " le maintient en état d'urgence, comme une question de vie ou de mort. Le cinéma c'est le présent absolu reproduit mécaniquement à chaque fois qu'il est projeté. J'aime l'acte radical du cinéma : le présent du présent.

I. L. B. : Pour cette scène, Benoît m'a dit de la jouer comme si c'était le dernier moment de ma vie, qu'après j'allais mourir. Sa force est d'avoir un accès facile au comédien. D'autres metteurs en scène ne savent pas aller vers le comédien. Pour la scène sexuelle, pas facile lorsque l'on a seize ans, il m'a donné un autre conseil. Il m'a dit de considérer que la scène était irréelle, de la jouer dans un état d'hypnose comme si les corps étaient absents.

B. J. : Le plus souvent il est nécessaire de procéder à un processus de distanciation ou d'oubli avec l'acteur. Il faut lui faire oublier qu'il y aura bientôt le mot " moteur ", qu'il y a le moment où il va falloir y aller. Au théâtre, il y a une économie du jeu sur la durée de la représentation. Au cinéma, chaque fragment doit être un film à lui seul. A moi, ensuite, de régler les intensités pour faire un film. Pour l'acteur ce n'est pas la même énergie au théâtre et au cinéma. Il ne faut pas dire aux acteurs : " concentre-toi, concentre-toi ". C'est faux, c'est impossible pour eux. La concentration au cinéma est sans doute le plus mauvais chemin. Ce n'est probablement pas le cas au théâtre.


Question : Comment ça se passe quand vous dites : on la refait. ?

B. J. : Pas bon car les acteurs le savent. J'en fais, trois, quatre, cinq, c'est très peu par rapport aux quinze que l'on fait souvent. J'en fait très peu pour ne rien perdre. Je suis dans le champ de vision périphérique de Auteuil en même temps qu'il joue, il me regarde. Je peux faire des signes pour ralentir son jeu ou l'accélérer. Je suis là avec eux. La caméra fait frontière : on est devant ou derrière. Moi je suis devant la caméra, sous la caméra. Ma place est là : avec les acteurs, sous la caméra.

I. L. B : certains acteurs sont bons dès la première prise, d'autres ont besoin de deux ou trois prises pour trouver la bonne. C'est au metteur en scène de choisir celle ou chacun est juste.

Jouer au cinéma c'est comme plonger. Pour un acteur de cinéma, une scène à jouer est comme un plongeon. On ne sait pas toujours si on a trouvé la grâce ou pas. Mais les acteurs savent en général lorsque c'est la bonne prise. Ils le savent bien mieux que les producteurs qui sont obnubilés par le besoin de protection… au cas où ça brûlerait. Je n'aime pas beaucoup plus le mot " âme " que la mot " grâce ", des mots catholiques, mais c'est un peu ça.


Question : On dit que les comédiens cherchent le chef opérateur pour présenter la meilleure image d'eux-mêmes.

B. J. : C'est plutôt le contraire. C'est parfois compliqué avec le chef opérateur. Certains sont pour les acteurs d'autres contre. Je le choisis pour qu'il soit cohérent avec le type de film que je veux faire.


Question : Obtenez-vous les acteurs que vous demandez ?

B. J. : La question ne se pose pas vraiment pour moi car ce sont les acteurs qui me demandent. Je ne suis pas naturellement porté vers les grandes vedettes. J'ai de la chance. J'admire Catherine Deneuve pour plein de raisons mais aussi parce que cinq secondes avant de dire " moteur ", elle pense à autre chose. Depardieu c'est pareil : il plonge dès qu'on dit moteur. Mais pour plonger, il faut se promener longuement au bord de la piscine.


B. J. : Nous allons maintenant projeter une séquence choisie par Isild et qui, pour elle, est représentative d'une indication de mise en scène décisive pour un acteur.

Projection d'une séquence de A tout de suite (Benoît Jacquot, 2004).

Lili, étudiante des beaux-arts de 19 ans, a hébergé dans sa chambre sa meilleure amie. Alors qu'elles prennent le petit déjeuner, sa sœur vient les déranger. L'amie est cachée et Lili, assise sur le lit, ment à sa sœur en attendant qu'elle s'en aille.

I. L. B. : Quand la sœur vient dans la chambre, Benoît m'a dit de m'asseoir sur le lit et de la regarder frontalement, dans les yeux. Il m'a fait confiance pour que ce soit par le regard que j'arrive à repousser la sœur hors de la chambre. C'était beaucoup plus efficace que de rester dans l'entrebâillement de la porte pour l'empêcher d'entrer. C'est une vraie indication pour le personnage. Une indication qui engage une attitude pour tout le film. Cette décision d'une position, d'un geste vaut beaucoup mieux qu'une explication psychologique.


Question : Les acteurs vous accordent toujours ces qualités d'attention et de précision. Qu'en pensez-vous ?

B. J. : Etre précis et attentif, c'est le minimum syndical. Ceux qui jouent dans mes films sont mes amis pour toujours. Il faut d'ailleurs toujours les inviter. Les acteurs touchent des salaires énormes -et ce n'est que normal pour ce qu'ils font : faire exister le film- mais ils ont toujours le sentiment que c'est au metteur en scène de les inviter. Si Robert de Niro venait en France, cela ne lui viendrait pas à l'esprit de m'inviter, il penserait que c'est à moi de le faire. Je le sais.. Mais cela m'est quand même plus naturel d'inviter les actrices.

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