Bergman et les acteurs, conférence de Jean Douchet ,
dans le cadre des séminaires de l'Exception,
du Café des images et du CDN,
le dimanche12 décembre 2004.

Ingmar Bergman, cinéaste suédois, attiré très tôt par l'art dramatique est d'abord le scénariste de Alf Sjöberg. Bergman appartient à la tradition des metteurs en scène marqués par August Strindberg, le naturalisme et Stanislavski. Il est de la génération qui voit les acteurs et actrices suédois propulsés au plus haut niveau. On ne sait si Bergman a vu des mises en scène de Strindberg mais il est certain qu'il a été marqué par celles faites à partir de ses pièces.

Dans les années vingt, Bergman est marqué par Mautitz Stiller et Victor Sjöström. Il donne à ce dernier le premier rôle dans Les fraises sauvages (1957). Le naturalisme, le néoréalisme italien, autant de mouvements qui l'amènent à rechercher le conflit, la tension comme ce moment dans Monika (1952) où Harriet Andersson regarde longtemps la caméra et reste longuement à la regarder. Ce moment, important pour le cinéma lui-même, aura aussi des retombées sur la Nouvelle vague française. Bergman, qui partageait sa vie entre théâtre et cinéma, l'hiver au théâtre et l'été au cinéma, était peut-être plus homme de théâtre que cinéaste puisqu'il a continué à mettre en scène pour le théâtre alors qu'il avait cessé de le faire pour le cinéma. Chez un cinéaste pour lequel le théâtre est si important, il va de soi que le rapport à l'acteur est important aussi.

Chez Bergman cinéaste, l'acteur est souvent un acteur de théâtre. Mais il a compris que le cinéma est une façon de faire de l'art dramatique autrement. Autrement c'est à dire par la dramaturgie plastique. Le cinéma permet de fermer le quatrième mur par la caméra. Les acteurs sont enfermés, jouent face à la caméra, presque regard caméra. Ils jouent non pas face au public mais enfermés en eux-mêmes. Les personnages sont pris dans des conflits internes et enfermés par la caméra. Si l'un de ses films s'appelle A travers le miroir (1961) c'est aussi que, souvent, ils sont enfermés par le miroir. Les acteurs jouent en intériorisant tout ce qui est extérieur. Le sommet, de ce point de vue est Persona (1966) où l'on ne sait plus très bien ce qui relève de l'extérieur et ce qui relève de la vision du personnage ou des personnages que sont les deux femmes. Ce sont deux personnes liées l'une à l'autre. Toutes les deux face à face, se regardant pour mieux se regarder elle-même et mieux se détruire l'une l'autre. On a la même violence avec Saraband (2003), le dernier film de Bergman, un chef d'œuvre. On ne peut plus communiquer avec l'autre, on est en soi et entre soi (ce n'est pas pour rien que Bergman tourne à Farö dans son île avec quatre ou cinq personnes).

Ce système de personnages fermés sur eux-mêmes peut être inversé. Ainsi dans Sourires d'une nuit d'été (1955) les personnages vont pouvoir aller vers le monde, le sourire, l'été, l'amour, la sensualité et la sexualité. Ils vont se jouer la comédie et se la jouer l'un à l'autre avec, à la fois, un immense plaisir et la sensation de douleur de se voir jouer. Souvent pourtant les personnages basculent dans l'extrême misère car leurs pulsions de vie n'aboutissent pas ainsi de la comtesse et de son mari, hystériques, dans un conflit qu'ils ne parviennent pas à résoudre.

Problème de l'illusion : on est donc dans la comédie pour fuir la réalité mais on en rencontre une autre dans l'illusion. Grâce à la vieille dame, fée ou sorcière de Sourires d'une nuit d'été, les personnages ont accès à un monde illuminé de l'intérieur, à l'amour et à la communication avec l'autre, à un monde enfin en paix. Mais la paix est provisoire. Chez Bergman, le combat guerrier est manifesté comme tel. Il n'a jamais fait de film de guerre mais la guerre du couple y est manifeste partout jusqu'à Saraband. Il rejoint ainsi Strindberg, néoréalisme et expressionnisme pour qui comme, chez lui, seule la nature est généreuse (le parc ou la nourrice de Cris et chuchotement) dans un monde de souffrance.

Les personnages refusent d'être des comédiens, ils refusent la comédie pour le drame, ils ne peuvent se jouer la comédie et cherchent à échapper à l'image que les autres se font d'eux. Dans la période psychanalytique de Bergman, ils tentent de percer les secrets les plus intimes de l'inconscient.

Ce grand sujet bergmanien : la difficulté à être de personnages qui voudraient vivre et y arrivent difficilement explique que Bergman soit très coté par une certaine cinéphilie mais pas par le public (sauf pour Le septième sceau (1956) et, dans une moindre mesure, Sourires d'une nuit d'été) qui le trouve difficile. Ce désir d'aller vers le bonheur mais à travers les difficultés à pourtant valu un grand succès populaire à Bergman avec Fanny et Alexandre (1983) surtout lors de sa diffusion à la télévision.


Cette impossibilité de sourire aux autres impose un jeu d'acteurs précis pour jouer des crises d'hystérie. Personne ne joue mal chez Bergman. Même de Julia Dufvenius, la nouvelle venue qui joue Karin dans Saraband, Bergman obtient tout ce qui se lit sur un visage de l'intime, du secret qui affleure sur un geste, par le visage. On n'a pas l'impression que c'est joué alors que c'est joué.

La problématique de l'acteur est souvent celle que se pose le personnage lui-même qui cherche à répondre à la question : qui est-on ? Qui désire-t-on être ? Comment peut-on croire que l'on est ? Certains vont jusqu'à la folie pour se chercher. Ils se trouvent parfois par la folie. La réponse du Septième sceau était plus facile : on croit, alors on est protégé. Jof le bateleur rencontre la Vierge simplement parce qu'il croit qu'il est simple de la rencontrer. Alors que ceux qui ont le désir du monde, du pouvoir, de la vanité de la possession croient connaître la vérité et se perdent. Même chose avec l'idéologie, L'Œuf du serpent (1977) renvoie à la Suède des années 40 où l'idéologie était proche de celle des nazis par laquelle Bergman a été attiré avant de s'en éloigner avec horreur. Pour Bergman, chez qui la question religieuse, le fond protestant luthérien comme chez Dreyer le conduit à mettre en scène des personnages qui se croient condamnés, des violents qui cherchent à imposer à l'autre une volonté, l'idée du bonheur est presque interdite.

Pour être soi-même, il faut souffrir, se battre. Il faut se déchirer pour connaître la paix. Dans Saraband surgit, à la fin, un peu d'apaisement. D'abord c'est la souffrance mais on arrive à vivre ensuite, grâce à la souffrance.

Projection des scènes finales de Monika
Par la position des personnages, le jeu de regards, Bergman exprime l'idée que Monika ne pourra plus jamais aimer Harry, son mari. Dans la scène suivante, le miroir l'enferme en elle-même. Lorsque Harry sort avec l'enfant du couple, le miroir qu'il regarde et dans lequel il projette le souvenir de son amour d'été avec Monika renvoie à une autre fonction du miroir, celle de l'illusion. La situation, la vente aux enchères, renvoie au néo-réalisme et la démarche, en arrière plan, des personnages pittoresques à l'expressionnisme allemand.

Question : La caméra ne constitue-t-elle pas toujours, et pour chaque metteur en scène, un quatrième mur ?

Non. Si elle est toujours présente en face de la scène à filmer, elle ne définit pas toujours le même type de cadre. Chez Griffith, le personnage cherche toujours à sortir du cadre. Lorsque le personnage y est enfermé alors danger : il veut toujours sortir du cadre. A l'inverse, chez Renoir dans La règle du jeu par exemple, le cadre n'enferme pas le personnage, c'est comme un cache qu'il promène sur le monde. Bergman ne permet pas à son personnage de sortir du cadre, le miroir redouble cet enfermement. Chez Fritz Lang, le personnage s'enfonce dans le cadre. Chez Rossellini, on est enfermé dans le monde pas en soi.

Comment on est dedans et comment on ne peut pas sortir de soi, tel est le rôle de l'acteur chez Bergman. Il suffit de regarder jouer Ingrid Bergman chez Hitchcock, Rossellini ou Bergman ; elle est très différente à chaque fois.


Question : Quel type de direction d'acteurs emploie Bergman ?

Bergman fait partie des metteurs en scène qui n'ont pas une direction dirigiste. Son rapport aux acteurs se résume à deux mots essentiels : le choix et l'attention. Le choix, bien sur, qui le fait souvent réemployer les mêmes acteurs.

Comme Renoir, il attend beaucoup des acteurs. Celui-ci, pour leur faire répéter leur texte, exigeait une répétition sans la moindre intonation, avec la même neutralité que le Bottin mondain. Ensuite, il laissait la plus grande liberté à l'acteur qui s'appropriait le personnage… et en faisait des tonnes. Le troisième moment de la direction d'acteur consistait donc à gommer ce que l'acteur donnait en trop. L'acteur avait donné, inventé, restait seulement à soustraire.

A l'opposé, Joseph von Sternberg, notamment avec Marlène Dietrich, imposait un jeu extrêmement millimétré : " regarde à droite, compte 1,2,3 puis regarde à gauche, compte à nouveau jusqu'à trois, regarde ensuite au centre : 1,2,3,4 puis à droite ". Pareillement, René Clair s'était fait houspiller par Michel Simon pour lui avoir indiqué qu'il devait lever la main à tel moment de son texte. On ne donne certes pas un conseil de ce type à un acteur comme Michel Simon.

Un acteur est bon ou mauvais au cinéma uniquement du fait du metteur en scène qui aura su le mettre en condition, en tirer quelque chose ou pas. C'est ce qu'exprime Bergman dans Après la répétition : tout est une question de volonté pas d'expressivité.


Question :
Pourquoi Bergman réemploie-t-il souvent les mêmes acteurs ?

Du théâtre, Bergman garde le goût de la troupe théâtrale. Mais, en plus, au cinéma, il a besoin d'un ingénieur du son, d'un opérateur. Or, on se comprend plus vite en famille. Bergman veille toutefois à faire évoluer les rôles qu'il donne aux mêmes acteurs et introduit souvent de nouveaux venus.

Projection de la fin du flash-back Rakel dans L'attente des femmes
Grande attention au cadrage, aux accessoires (le tableau, le moulage en plâtre). Dans ce système précis, soudain, la phrase que lâche la femme, qui révèle à son mari que son ami est son amant porte le film à une situation de crise.

Question : Chez Bergman le visage a une grande importance. Deleuze distingue les traits de visagéité de ceux de visagéification, les uns exprimant les sentiments par lesquels on est traversé, ce qui s'impose à nous, alors que les autres expriment plutôt ce à quoi on pense. Les premiers relèvent d'un jeu souvent expressionniste avec grimace et rictus alors que les seconds sont plus tendus vers la pensée et le devenir et sont plus proches de ce que vous avez décrit comme le jeu bergmanien. Que pensez-vous de cette distinction ?

Attention à la philosophie appliquée au cinéma, même si j'ai pour Deleuze la plus grande admiration. Le jeu plus ou moins expressionniste pour exprimer ce à quoi on pense pourrait évoquer le fameux effet Koulechov (on intercale un plan de viande fumante entre deux plans du visage d'un homme et le spectateur pense que l'homme a faim). Ce qu'on voit sur un visage renvoie au rapport plus général entre l'objectif et le subjectif, entre le dedans et le dehors. Mizoguchi a porté à son plus haut point artistique cette problématique du comment représenter ce que le personnage voit et ressent ce qu'il voit. Bergman y arrive aussi très bien, notamment dans Les fraises sauvages où les plans du visage de Victor Sjostrom alternent avec l'impressionnisme des paysages.


Question : En quoi Godard a-t-il été influencé par Bergman ?

Godard a principalement été influencé par Rossellini, Bresson et Bergman. Chez Bergman, il a pris la neutralisation en opposition à la surcharge. Avec Monika, Bergman apporte quelque chose de neuf, il rompt avec la dramaturgie classique qui interdit de franchir la rampe et de s'adresser au public. "Regardez-moi ! Vous me juger comme une petite salope, mais de quel droit me jugez-vous ? Je vous regarde, vous, spectateur ". Le spectateur n'est plus protégé mais concerné par la représentation comme dans Les 400 coups (1959) où Truffaut ose attenter au tabou du regard caméra avec le long regard fixe d'Antoine Doinel vers le spectateur ou Godard dans A bout de souffle (1961) quand Belmondo s'adresse au spectateur.

Conclusion : chez Bergman, aucun acteur ne regarde au-dessus des autres. Il a su créer un climat d'intimité entre les acteurs à mille lieux du jeu codé des acteurs hollywoodiens qui leur permet de se dire n'importe quoi même s'ils se haïssent. Ses rapports humains sans vanité impressionnent les comédiens qui se sentent sublimés par le regard de Bergman. Pour paraphraser Ophuls : Dans le monde du théâtre la joie n'est pas gaie.

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