Saraband

2003

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(Saraband). Avec : Liv Ullman (Marianne), Erland Josephson (Johan), Julia Dufvenius (Karin), Börje Ahlstedt (Henrik).1h47.

(Prologue : Marianne montre ses photos) : Marianne, devant une table pleine de photographies, dans la lumière jaune orangé du soir s'adresse à nous. A son âge, 63 ans apprendra-t-on plus tard, elle suit encore quelques dossiers juridiques selon le rythme qu'elle souhaite. Elle vit seule, éloignée de ses filles, l'une vivant en Australie, l'autre enfermée dans sa maladie mentale. Marianne n'a plus revu son mari depuis trente ans après qu'ils aient divorcé et qu'il ait ensuite, grâce à un héritage, pu quitter l'université et vivre confortablement dans la belle maison d'un splendide domaine. Elle a décidé de lui rendre visite. Elle montre la photo.

(Acte 1 : Marianne met son projet à exécution) : La photo de la maison occupe tout l'écran. Marianne pénètre dans la maison vide. Marianne découvre Johan endormi sur la terrasse. Johan, 86 ans, fait part à Marianne de sa vie merdique, de sa relation haineuse avec son Henrik (63 ans) qui a perdu sa femme depuis deux ans et qui, depuis le début de l'été, lui a demandé d'habiter la maison près du lac où il fait répéter sa fille Karin, 19 ans, pour qu'elle entre au conservatoire en classe de violoncelle. Johan accepte d'héberger Marianne pour quelque temps, sa bonne ayant déjà tout préparé pour recevoir l'invitée.

(Acte 2 : Presque une semaine s'est écoulée) : Marianne prépare des champignons, assise à une table. Elle écoute de la musique et un verre de vin est à proximité. Une jeune fille entre. C'est Karin. Elle explique que son père la contraint à jouer un morceau de Hindemith trop difficile. Qu'elle s'est rebellée, à pris ses bottes et a fuit de la maison. Les deux femmes restent ensemble jusqu'au soir.

(Acte 3 : Au sujet d'Anna) : Le père, repentant, accueille sa fille avec soulagement. La nuit, au lit, Henrik raconte comment sa femme lui avait pardonné une autre fois qu'il avait été odieux.

(Acte 4 : Presque une semaine plus tard Henrik va voir son père) : Dans sa bibliothèque, Johan reçoit la visite de son fils. Celui-ci lui explique qu'il a besoin d'argent pour acheter à sa fille le violoncelle dont elle a besoin. Johan lui laisse entendre qu'il est trop nul pour mener cette transaction à bien mais promet à son fils de lui téléphoner s'il conclut l'affaire.

(Acte 5 : Bach) : Marianne pénètre dans une église attirée par la musique de l'orgue. Henrik est l'organiste, il lui explique ses difficultés avec son père, sa douleur d'avoir perdu sa femme, son amour pour sa fille et l'invite à dîner. Elle accepte puis se ravise pensant que cela ne plaira pas à Johan. Henrik se montre alors grossier et insultant.

(Acte 6 : Une offre) Karin vient dans le bureau de son grand-père. Celui-ci l'a fait appeler pour lui lire une lettre d'un ami chef d'orchestre qui a remarqué le talent de Karin mais aussi ses faiblesses techniques. Il raconte aussi comment ayant contacté Henrik il s'est fait rabrouer grossièrement. Johan propose à Karin de financer ses études. Troublée, elle ne répond ni oui ni non. Alors que la musique de Bruckner résonne encore elle s'assied au bas de l'escalier et se voit jouant du violoncelle sur un fond blanc immaculé, son image se rétrécissant petit à petit.

(Acte 7 : Une lettre d'Anna) : Karin apporte une lettre à Marianne. Elle a été écrite par Anna une semaine avant sa mort et elle implore son mari de cesser d'être le professeur de sa fille pour la laisser libre de ses choix. Karin est scandalisée de l'attitude de son père mais refuse de le quitter craignant qu'il ne se suicide.

(Acte 8 : Saraband) Pourtant, quelques jours plus tard, elle explique à son père qu'elle le quitte pour devenir concertiste itinérante en Europe sur la direction de Claudio Abbado. Henrik, défait, lui demande de jouer avec elle une dernière fois la sarabande de Bach

(Acte 9 : Le dénouement) Marianne apprend à Johan le suicide raté de Henrik.

(Acte 10 : L'heure du loup) L'angoisse nocturne de Johan le conduit à chercher refuge dans le lit de Marianne où, nus tous les deux, ils se réconfortent chastement.


Epilogue : Marianne à nouveau devant sa table couverte de photos, montre celle, bien improbable d'elle et de Johan tels que nous les avons vus à la fin de l'acte 10, tous deux dans le lit. Elle explique qu'elle et Johan ne se parlent plus de nouveau. Tout cela n'aurait-il donc servi à rien ? Non, un bref instant Marianne a retrouvé le sentiment d'être mère avec sa fille malade : elle a ouvert les yeux et échangé un regard avec elle.

Saraband pourrait être la suite de Scènes de la vie conjugale, trente ans après. Marianne y exerce la même profession, avocate spécialisée dans les affaires de divorce. Elle a divorcé de Johan après avoir eu avec lui deux filles pendant leur vie commune. Et Johan lui est revenu après être parti avec Paula. On apprend maintenant que Johan est parti une seconde fois et que Marianne s'est remariée mais que les deux histoires ont tourné court. Seule différence avec ce précédent film, la maladie de Martha qui n'était pas mentionnée.

Mais Saraband renvoie tout autant à L'heure du Loup, second film de Bergman avec Liv Ullman après Persona mais surtout premier film fait avec elle comme nouvelle compagne et enceinte de leur enfant. Au-delà de l'anecdote, la référence à L'heure du loup est explicite avec le titre du dernier acte et surtout le film commence de la même manière : Liv Ullman raconte, face au spectateur, son histoire devant une table. De plus, on retrouve dans ces deux films l'épisode de la minute décomptée en temps presque réel. La thématique du couple qui finit par se ressembler après toute une vie commune (vécue comme un espoir déçu dans L'heure du Loup après sept ans de vie commune et le suicide de Johan Borg (Max von Sydow) - est à nouveau réfuté ici avec tout autant de désespoir mais sur un ton à la foi plus ample et, paradoxalement, plus chaleureux.

Le film doit son titre à la sarabande, mouvement introductif des Suites pour violoncelle seul de Bach. La sarabande est aussi, à l'origine, une danse à deux du dix-septième siècle. Ainsi, bien qu'il dispose d'un quatuor d'acteurs, Bergman construit son film sur dix dialogues avec deux personnages seulement dans chacun des dix actes. Dans le prologue et l'épilogue, Marianne s'adresse seule au spectateur.

Après l'emberlificoté En présence d'un clown, Saraband possède la simplicité et la puissance des chefs-d'œuvre et des films testamentaires, allant directement à l'essentiel des relations humaines. Cette simplicité va de pair avec quelques partis pris formels crânement affichés : dans le prologue, Marianne s'adresse directement au spectateur, ce qu'elle refera à la fin mais aussi dans la première scène où elle nous fait part, longuement, une minute montre en main, de son émoi de revoir son mari. Chaque scène est annoncée par un carton indiquant le chapitrage avec un titre bref. L'élément le plus répété de la mise en scène consiste en des zooms avant recadrant plus serré l'un des quatre personnages ainsi que des fondus enchaînés sur ces personnages et la photo d'Anna, le souvenir lumineux de cette dernière imprégnant la vie difficile des autres.

A cette mise en scène au plus proche de la recherche de l'humanité des personnages se surajoute des effets plus tranchés exprimant la puissance spirituelle. Le premier d'entre eux sont les monochrome rouge (acte 2 : la dispute entre Karin et son père, devant la porte rouge, les fait tomber tous les deux à terre dégageant un instant un monochrome rouge) et blanc (acte 6 : Karin se voit en violoncelliste solo sur un fond blanc, devenir de plus en plus petite jusqu'à disparaître). Ces monochromes, exprimant le temps ou l'absolu de la mort ou de la musique, se trouvent déjà dans Cris et chuchotement et La flûte enchantée. Mais les monochromes blanc et noir sont légion chez Bergman qui affectionne particulièrement le fondu au noir ou au blanc.

Le second effet très visible est le rayon lumineux divin à la fin de l'acte 5 qui incite Marianne à prier devant le bas-relief en plâtre peint. Le cri off de Karin après sa chute dans la forêt et son entrée, désespérée, dans la mare renvoie aussi à la possibilité du suicide.

Saraband est imprégné d'une grande noirceur et pourtant d'une ferveur absolue. Si la fille de Marianne rouvre les yeux, il ne s'agit en aucun cas de la grâce rossellinienne. Marianne éprouve seulement par la douleur le sentiment d'être mère que le quotidien avait effacé. Mais, elle retournera à sa solitude comme Johan à sa vie merdique et Henrik à son désespoir. Ces trois adultes n'auront pas réussi à transmettre de messages vitaux à leurs enfants.


Toutefois Anna, l'ange défunt, par sa lettre posthume permettra à sa fille Karin de trouver sa voie (même si Bergman laisse en suspens sa réaction à la tentative de suicide de son père). Entre la proposition de son père (le conservatoire) et celle de son grand-père (l'école en Ukraine), Karin choisit la voie de l'effort collectif. Elle renonce à être soliste pour être une concertiste portée par tout l'orchestre. On ne peut s'empêcher de voir la distinction faite par Bergman entre le génie solitaire du musicien et le travail en équipe du cinéaste.

Bergman ne cherche pas la réconciliation et laisse toujours présente la tragédie ou, si l'on veut, la fragilité de la condition humaine. Ainsi dès qu'Henrik peut s'avérer sympathique, Bergman le renvoie à son désespoir démoniaque. Dès que l'on croit gagnée l'amitié renouvelée de Marianne et Johan, il les renvoie à leur solitude.

Il ne faudrait toutefois pas confondre le destin des personnages et la signification de l'œuvre d'art. En reprenant sa thématique du gâchis des relations humaines, Bergman est tout sauf un pessimiste. Etre attentif à la guerre des sentiments ne permet probablement pas d'éviter de l'affronter mais permet d'être sensible aux moments de grâce ou cette guerre disparaît pour laisser advenir l'harmonie universelle : dans l'église le regard de Marianne vers le bas-relief de plâtre peint où le Christ tient un enfant dans ses mains (même rêve inaccessible de confort ouaté et sans douleur que celui figuré par la maison de poupée que regarde Maria -la même Liv Ullmann- dans Cris et chuchotement ou l'émerveillement des lanternes magiques). On rangera dans ces mêmes instants de grâce : les quatre plans en fondu-enchainés de la nature depuis la terrasse ou les instants de bonheur, un verre de vin, une conversation, voir cette magnifique scène où ces deux grands acteurs se mettent nus dans le même lit pour oublier la fureur du monde.

Bergman nous offre là comme une icone du corps nu vieillissant faceà la grandeur du spirituel qui peut rappeler le tableau Une femme au soleil de Edward Hopper.


Rencontre avec Pia Ehrnvall (productrice de Saraband) et Torbjörn Ehrnvall (assistant réalisateur auteur de Direction Bergman, making off de Saraband) au Café des images le 21 novembre 2004

En septembre 2001, Bergman propose à Pia Ehrnvall, sa productrice, un scénario pour quatre acteurs et une scénographie réduite à deux chaises. En septembre 2002, lorsque débute le tournage, le projet a beaucoup évolué et la scénographie nécessite les ressources d'un studio de télévision.


Bergman prévient ses acteurs : "vous êtes des professionnels, il s'agit juste de dix dialogues avec un prologue et un épilogue mais cela ne sera pas toujours facile. C'est ma dernière production : c'est la pièce qui compte et je serai avec vous sans aucun égard."

Chaque acteur avait reçu son texte et lors du tournage il n'y eut pas de répétition, si ce n'est des indications de placement et une écoute attentive du rythme du texte pour guider les déplacements. Aucune indication psychologique ne fut donnée aux acteurs. Le seul conseil pour Julia Dufvenius, la jeune actrice qui joue Karin fut de regarder Les communiants (1962) et Persona (1966, pour la scène de théâtre au début). Comme le personnage du fils dans ce dernier film, présent seulement par une photo, Anna, décédée, n'est pas dans le film mais est très présente par son portrait, par son évocation par les personnages. Cette absence d'indications de tournage aux acteurs a rendu toute l'équipe comme en attente, très concentrée. Quand ça se passe mal, Bergman réunit les acteurs et leur parle de tout autre chose. En revanche, il fait faire de nombreuses répétitions techniques pour les placements et mouvements de caméra. Lorsqu'un acteur a des gestes trop amples, il le rapproche de l'autre acteur pour qu'il soit obligé de réduire son amplitude.

La première scène à être tournée fut celle dans la bibliothèque entre le père et le fils et la dernière celle entre Marianne et Johan sur la terrasse.

Le tournage s'est déroulé sur 24 demi-journées. Ce travail avait lieu un jour sur deux entre 13 heures et 17 heures. Le reste du temps était employé à la préparation des décors, lumières et caméras. Erland Josephson était atteint de la maladie de Parkinson et tous redoutaient qu'elle s'aggrave avant la fin du tournage. Bergman jouit d'une liberté totale, ne souhaitant pas respecter un quelconque plan de tournage. Il avait souhaité avoir en permanence les décors toujours prêts mais seule l'église a pu être présente pendant tout le tournage.

Bergman ne veut pas de post synchronisation et est très présent au studio pour le mixage. Il ne veut pas faire du kinéscopage car il souhaite le respect du format d'origine. Finalement, sortie prévue le 14 décembre à Paris (sur Arte le 19 décembre) et sortie février 2005 aux USA.

Au départ, il pensait que l'histoire était trop personnelle et qu'il n'y aurait pas le public potentiel dans les salles (commande de la TV suédoise). Adresse directe au spectateur déjà dans Monika, L'heure du loup et surtout le court métrage le visage de Karin fait avec des photos fixes où il raconte l'histoire de sa famille. Les prénoms et noms de familles qui reviennent sans cesse à l'identique ou avec de légères variations dans ses films sont une façon de se protéger en créant une communauté autour de lui.

On note dans Saraband la scène de la porte rouge d'une violence rare et inhabituelle chez Bergman et la forte présence de la musique qui peut faire penser à A travers le miroir (deuxième sonate pour violoncelle seul de Bach), Sonate d'automne ou La flûte enchantée. Bergman a rêvé d'être chef d'orchestre, mais, dit-il : "J'aime la musique, mais il n'est pas sur qu'elle m'aime moi".

Bergman et la foi

Le rayon lumineux dans Saraband a interrogé certains sur un retour de foi de Bergman. Dans le making-off du film le cinéaste déclare :

"Depuis longtemps, je vivais avec la peur de mourir et j’avais écrit entre autres Le septième sceau à cause de cette peur. Cette expérience m’a apaisé. Mais quand Ingrid (son épouse) est morte, tout ça est devenu extrêmement compliqué. Je me disais : « Si c’est comme ça, je ne reverrai plus jamais Ingrid. Erland (Josephson, comédien du film) et moi, on s’est téléphoné le samedi et je lui en ai parlé. Je me sens obligé de vous raconter ça parce que c’est la clé. Ce sont les fondements de ce texte. J’ai expliqué mon dilemme à Erland. Que j’aimais bien l’idée de la mort comme définitive, comme le passage entre l’être et le néant. Mais que, dans ce cas, je suis face à un énorme problème car je ne reverrai jamais plus Ingrid. Et que c’était impensable ! Et Erland m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu préfères ? ». « Revoir Ingrid, évidemment », je lui ai répondu. Et Erland a dit, très sagement, « va vers cette version-là alors ». C’est l’un des conseils les plus précieux que j’ai eu car je le suis. C’est fou, ça fait des lustres que les êtres humains réfléchissent à ce sujet, que ce problème les tourmente sans qu’ils trouvent une réponse. Imaginez que ce soit si simple… ».

Mais Bergman manipule ses acteurs comme bon lui semble. Pour le bien du film, il peut déclarer ce que bon lui semble. Le rayon lumineux est seulment diégétique et incite Marianne à prier devant le bas-relief en plâtre peint.

Saraband n’est pas l’œuvre de quelqu’un qui aurait été transformé par la foi. Bergman a toujours cru au spirituel et aux personnages torturés par la foi. Mais ce ne sont pas les personnages qu’il faut sauver mais le spectateur. C'est d'ailleurs à lui que Bergman s’adresse de plus en plus (regard caméra, minute décomptée) : que l’exemple du gâchis des autres doit nous inciter à ne pas en faire de même. Bergman à foi en ce monde ci. Le fameux rayon lumineux bien présent est juste un emblème. L’emblème de Dieu comme le joueur d’échec était l’emblème de la mort dans Le septième sceau. Pour Marianne, soudain illuminée par la présence de Dieu, il est là et elle prie.

C’est à Marianne que s’applique l’anecdote contée par Bergman et non au cinéaste qui ferait un film pour dire sa foi.

 

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