La peur de commencer est particulièrement aiguë au cinéma. Le cinéaste n'a pas le droit au repentir de la peinture, aux ratures de la littérature ou aux répétitions du théâtre. Dès la première semaine de tournage, les rails sont posés. La peur des premiers jours de tournage d'un cinéaste contraste avec l'absence d'appréhension d'un Picasso. Dans Le Mystère Picasso (1956), Clouzot montre que le peintre n'a aucune appréhension à commencer. Ce qui n'est guère étonnant : il n'y aura plus rien de la peinture initiale dans la peinture finie. Le cinéma est donc un art angoissant comme l'angoisse du soliste avant de débuter un morceau. Cette hantise est liée à la modernité. Il n'y avait pas de hantise à commencer dans le cinéma classique, seulement parfois la peur de finir (Casablanca, Michael Curtiz, 1943)
Paul Valery s'interrogeait sur l'arrogance de commencer. Il se demandait comment on peut écrire : "La marquise sortit à cinq heures". C'est à la fois arbitraire (pourquoi pas "la comtesse", pourquoi pas "rentra", et pourquoi "cinq heures" et pas six heures ou sept heures) et absurde (en quoi cela initie-t-il les 200 pages du roman à venir ?)
Vladimir Nabokov réfute l'idée d'un début. Dans l'esprit du créateur, il n'y a pas de commencement. Le désir de l'uvre vient comme on regarde un tableau. On en a d'abord une image globale. Ainsi commencer le film ce ne serait pas commencer l'uvre car l'uvre a germé autrement que par son début.
Si le processus créatif ne commence pas par le début, commencer un film est éprouvant parce que l'on réduit les possibles, et l'on entre dans les compromis. Marguerite Duras : "Tout film est la catastrophe qui reste du projet de film."
Cesare Pavese notait dans son journal qu'une fois commencées les premières lignes alors le style, le ton, les évènements à venir sont déjà définis.
Manoel de Oliveira : le style du film se définit lorsque l'on a tourné une douzaine de plans, après on est prisonnier. Pierre Lhomme (opérateur de Chris Marker, Robert Bresson ) : après quelques jours, on sait quel est le projet du film.
Ainsi les erreurs sont-elles toujours initiales. Où alors, il faut pouvoir ou renvoyer l'acteur ou se battre avec la production. Ainsi Pasolini commence à tourner L'Evangile selon saint Matthieu (1964) dans le même style que comme Accatone (1961) où il traitait l'itinéraire tragique d'un souteneur comme une quête éperdue de pureté. Mais Pasolini se rend compte que la sacralité ajoutée à du sacré se transforme en pompiérisme. Il décide du jour au lendemain de tout changer et obtient de sa production conciliante de tout recommencer avec des objectifs de 200 mm et un hélicoptère pour filmer le baptême du Christ par saint Jean-Baptiste.
Cette exigence est parfois plus dangereuse pour l'équilibre économique précaire d'un film. Ainsi lorsque Joao Cesar Monteiro commence La comédie de Dieu (1996) avec, pour une fois, des gros moyens, une équipe importante et le Scope mais s'aperçoit que cette esthétique est trop riche pour lui. Il arrête pendant plusieurs mois avant de reprendre avec des moyens standards.
Chaplin recommence en studio La ruée vers l'or (1925), d'abord tourné en décors naturels avec transport dans les montagnes de centaines d'acteurs et de techniciens.
Parce que le cinéma est aussi une industrie, le cinéaste n'a pas le droit de trop se tromper. Or le début c'est lourd. Il faut situer l'action, expliquer les personnages. Tourner le début, c'est tourner ce dont le film a besoin et non ce dont on a envie.
L'une des solutions est d'entrer dans l'histoire comme si elle était déjà commencée. Ainsi procèdent depuis longtemps les films noirs américains ou les séries B.
Jacques Doillon dans La pirate, (1984) décide d'enlever la première bobine et déplace son générique sur la seconde
Projection du début de Pierrot le fou.
Pierrot le fou (1965) commence par des images documentaires de jeunes filles jouant sur un cours de tennis avec, off, la lecture d'un texte sur Velázquez. On ne découvre que plus tardivement que cette voix est celle de Belmondo lisant le livre d'Elie Faure à sa petite fille. Fellini dans 81/2 (1963) commence par le rêve, Buñuel par un prologue sur l'enfance d'Archibald dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955).
Le pré-générique était d'ailleurs souvent une pratique qui permettait au spectateur d'accepter l'aspect énigmatique de la séquence, placée comme hors de sa responsabilité. Souvent, on constate qu'il a oublié ce "hors"-d'uvre.
Godard dans Histoire(s) du cinéma (1999) fait apparaître le titre "histoire(s) du cinéma" tout au long du film. A chaque fois que le titre réapparaît, c'est le film qui recommence.
Attitude dilatoire : commencer le film sans commencer l'histoire. Les acteurs et les décors ne sont pas encore enrôlés dans l'histoire. Rohmer ou Godard commencent par nous montrer des acteurs sans nom, les regardent avant de les enrôler dans l'histoire, avant qu'ils ne deviennent des fonctions ou, selon le vilain mot de Greimas, "des actants".
Simone Weil : "regarder et manger c'est le contraire, ce que l'on mange est détruit, n'est plus réel." Le regard et l'attente c'est ce qui correspond au beau. Blanchot "parler, raconter ce n'est pas voir". Pessoa ; " causer de plaisir sans pour autant nous appartenir, posséder c'est perdre."
Projection du 1er prologue de La collectionneuse : Haydée
Retarder le début de l'histoire comme Rohmer dans La
collectionneuse (1965)
Esquisse, bout d'essai. Corps qui ne sert encore à rien. Rapport de
peintre à modèle mais parfois plus pervers : plans sur les clavicules
ou le bas-ventre.
Projection du début de Allemagne année 90
Allemagne année neuf zéro, (1991) est un film sur la
solitude. Comment commencer sur un tel sujet : "solitudes un état
et des variations". Les images n'ont pas à raconter, la voix prend
en charge le romanesque. Rejoint ce que souhaitait Roland Barthes : écrire
du romanesque sans roman.
Ce que l'on voit n'a rien à voir avec l'histoire. Montrer l'histoire
n'est pas la raconter. Godard sépare l'image (plan énigmatique
du visage) et le scénario, machine à broyer les images. "J'aime
raconter des histoires mais ce n'est quand même pas les images qui vont
les raconter. Les images sont trop belles pour cela."
Les films des années quatre-vingt-dix de Godard débutent comme une répétition d'orchestre qui donne des accords, comme une annonce avant de commencer la mélodie. Godard trouve qu'il y a trop d'arrogance à vouloir créer une histoire nouvelle. D'abord la Genèse, eau, arbres, ciel, nature, petits personnages ; rendre hommage à la création. Cette inspiration provient de Monika (Bergman, 1952) (1) . Tout commence avec une pierre jetée dans l'eau avec ses ronds concentriques comme le big-bang, la Genèse puis l'histoire : on ne crée pas, on prélève ce qui a été créé.
Projection du début de Hélas pour moi
Hélas pour moi (1983). On a perdu le mythe initial, l'origine sacrée des histoires. Tout juste reste-t-il encore quelqu'un pour acheter une histoire : 45 personnages en quête d'auteur. Godard se confronte avec La Genèse pour raconter sa fiction puis dire sa messe. Au départ, les personnages ne sont pas prêts à jouer, ne sont pas encore mis en place. Filmer à vide d'histoire, un pré-générique qui ne s'arrête jamais. (2)
Jonas Mekas filme des fragments de son quotidien pour préparer son grand film à venir. Puis s'aperçoit qu'il est fait de ces fragments qu'il n'a plus qu'à couper et remonter. Ne faire que commencer, répéter des débuts, c'est l'uvre. L'uvre c'est le prospectus disait Roland Barthes.
Kiarostami : un cinéma qui ne veut ni commencer ni même, avec
Le goût de la cerise (1996), finir. Avant d'entrer dans la fiction,
nécessité d'un sas, d'un vestibule.
Projection du début de Où est la maison de mon ami?
Pourquoi choisir ce personnage ?
Où est la maison de mon ami ? (1987) : une porte qui bat, avec des enfants derrière, l'instituteur entre. La caméra finit par choisir le voisin d'un premier élève. Montrer la porte, c'est garder encore quarante films potentiels alors qu'il va falloir choisir de ne montrer qu'un parcours.
Et la vie continue (1992). Cabine de péage, trois voitures passent et la caméra s'invite dans la quatrième. Kiarostami induit qu'il aurait pu entrer dans n'importe qu'elle autre voiture et raconter une autre fiction.
Close-up (1990) tourné sans préparation après avoir entendu ce fait divers où, en se faisant passer pour le célèbre cinéaste iranien Makhmalbaf, un homme pauvre et sans emploi trompe une famille bourgeoise.
Faire un autre film. Kiarostami est parti tourner en mini-DV les clients d'un taxi à Tokyo. Mais il trouve trop dur de ne pas comprendre le japonais et refait le film autrement à Téhéran. Ce sera Ten (2002).
Projection du début de Au travers des oliviers
Au travers des oliviers (1993) : histoire d'un tournage. Le garçon choisi pour faire l'acteur paraissait très bien mais il bégaie à chaque fois qu'il est devant une fille. On va chercher un autre acteur. Mais lorsque celui-ci arrive en haut, sur le balcon, pour faire sa déclaration, c'est la fille qui ne veut plus répondre. Elle a déjà repoussé le garçon trois fois. L'assistante conseille au cinéaste de changer ou le garçon ou la fille. Mais non, celui-ci s'entête à vouloir tourner cette situation, le pourquoi du refus.
Kiarostami débute son film par un casting. Puis il montre le monde au travers d'un grand plan séquence dans la voiture. L'histoire du film commence avec le gros plan sur le visage de l'assistante.
Projection du début de Le goût de la cerise
L'histoire de Le goût
de la cerise (1996) commence au bout de vingt minutes. Avant, on ne sait
pas qui est le personnage, pourquoi il regarde les gens. Est-ce un homosexuel
qui drague ? On voit des chômeurs au centre de Téhéran
puis on s'éloigne de la ville.
De plus, le film finit sans finir. Le personnage semble avoir réussit
à se suicider mais la vidéo vient dénier la conclusion
de la fiction cinéma.
(1) et (2) Alain Bergala. "La réminiscence ou Pierrot avec Monika" et "Hélas pour moi ou de légères corrections du présent" dans Nul mieux que Godard, éditions Cahiers du cinéma, 1999.
Jean-Luc Lacuve le 21/12/2003 (voir : synthèse).