En 1898, au Klondike, nord-ouest du Canada, Charlie, chercheur d'or, pris dans une tempête de neige, échoue dans la cabane de Black Larsen, bandit recherché par la police. Il est sauvé par l'arrivée de Jim McKay, un autre chercheur d'or. Ils doivent aussi tuer un ours pour ne pas mourir de faim. Ils se séparent pour tenter leur chance chacun de leur côté. Jim possède la mine la plus riche du pays, mais au cours d'une bataille avec Black Larsen qui veut la lui voler, il reçoit un coup sur la tête et perd la mémoire. Charlie devient amoureux d'une entraîneuse de saloon, Georgia, qui n'a que du mépris pour lui, et lui préfère le Don Juan local, Jack Cameron. La nuit du Nouvel An, Charlie rêve que Georgia vient le retrouver.
Jim McKay retrouve partiellement la mémoire et vient chercher Charlie pour qu'il l'aide à retrouver sa mine. Après des dangers effrayants, ils se retrouvent très riches. Au cours d'un voyage en Europe, Charlie, qui a remis son costume de pauvre chercheur d'or pour les photographes, retrouve Georgia qui, le croyant toujours pauvre, lui propose de l'aider. Il comprend qu'elle regrette sa conduite passée à son égard, et peut envisager, avec elle, une vie de bonheur.
Analyse de Francis Bordat dans "Chaplin cinéaste", éditions du cerf 1998.
" En 1942, Chaplin a réédité son chef-d'uvre de 1925 en supprimant les cent quarante et un cartons d'origine et en ajoutant une musique et un commentaire dit par lui-même. La suppression des intertitres n'est pas anodine. Ils étaient accompagnés de dessins qui ajoutaient leur touche à l'émotion - comme une rose près du nom de Georgia, qui perd ses pétales quand Charlot millionnaire regrette son amour perdu.
Surtout, l'alternance des images mobiles et des cartons fixes conférait au découpage une respiration particulière, qui disparaît naturellement de la version sonorisée. C'est frappant par exemple lorsque, entre les trois premiers plans de Georgia au début du film, trois intertitres viennent scander son nom, et donnent à sa présentation le rythme d'un cur qui bat. Ensuite, comme toujours chez Chaplin, les intertitres étaient concis, voire laconiques. Le commentaire qui les remplace est plutôt bavard et redondant. Il appauvrit le sens en l'explicitant ; il l'alourdit aussi d'intonations très appuyées. Paradoxalement, cette narration off attire un peu plus l'attention sur le caractère muet du film - alors que l'écriture de la version de 1925, images et cartons mêlés avait une dynamique et un mordant qui n'était pas sans annoncer l'écriture plus vive et plus réaliste du parlant.
Pour éviter les faux raccords entraînés par la suppression des cartons, Chaplin (qui depuis Une vie de chien, tournait toujours avec deux caméras côte à côte) a utilisé le négatif non de la première caméra (celle de gauche, dont les images apparaissaient dans la version originale) mais la seconde, celle de droite. Les deux tiers des plans de la version de 1942 sont donc tout simplement différents de ceux de la version de 1925. Dans la plupart des cas, c'est presque invisible. On le remarque tout de même dans la dernière séquence sur le navire et surtout dans celle de la danse des petits pains : Charlot en 1925, regarde droit la caméra. Son regard passe à gauche de l'objectif dans la version de 1942, ce qui modifie sensiblement l'impact de la scène. Parfois aussi, comme dans la scène de la cuisson de la chaussure, Chaplin a été cherché des prises qui n'apparaissaient pas dans la version originale, pour modifier ou ajouter une action ou un gag.
Le passage des cartons au commentaire a encore comme l'effet paradoxal (car à rebours de la tendance globale du parlant à la particularisation) de renforcer le côté universel de la fable et donc, dans une certaine mesure, d'atténuer son inscription historique et d'affaiblir sa portée critique. On peut regretter cet effacement, même s'il fut encouragé par tout un pan de la critique chaplinienne dès les années dix - au nom de l'universalité du mythe. Dans la seconde version de La ruée vers l'or celui qui était "le prospecteur solitaire" devient ainsi "le petit homme" ("the little fellow") : glissement significatif. Chaplin rogne par ailleurs sur l'arrière plan documentaire du film. Dans l'introduction, il supprime la moitié des plans du passage du col par les colonnes de sourdoughs (les misérables chercheurs d'or qui se nourrissent de "pâte aigrie"). Or cette dimension était profondément inscrite dans le projet d'origine, et elle participe de façon non négligeable à la puissance de la première version.
Les autres modifications du film vont toutes dans un même sens : celui d'une atténuation de la critique du rêve américain. Pendant la ruée vers l'or de l'Alaska, beaucoup de prospecteurs du Klondike n'avaient dû leur salut qu'à la revente de leur barda, pour payer le voyage retour sur le vapeur. C'est l'objet d'un passage de la version de 1925, supprimé de celle de 1942. On y voit Charlot s'approcher avec son équipement des trois boules de l'enseigne du mont-de-piété. Carton : "Le seul or qu'il gagna jamais grâce à sa pelle et à sa pioche". Puis il ressort tristement, délesté de son chargement.
La fin est également modifiée. On peut certes concevoir que l'érotisme du baiser, sans vraiment braver le Code Hays rappelait le Charlot libidineux des origines dont Chaplin ne voulait plus. Mais le baiser posait sûrement moins problème que l'intertitre auquel il est associé. Voyant Charlot et Georgia s'embrasser sur la bouche au lieu de regarder l'objectif, le photographe s'exclamait "Oh !Vous avez fait rater la photo. Et le double sens du carton ("Vous avez trahi le film") ajoutait une intéressante nuance autocritique au jeu avec la censure. La fin de La ruée vers l'or est en effet un des seuls véritables happy-end de l'uvre de Chaplin. Au terme de ses aventures dans les Charlot, le vagabond est presque toujours rendu à sa condition d'origine ; le voici ici au contraire héros d'une success story. Le cinéaste ne pouvait pas ne pas être sensible au caractère artificiel de cette conclusion et l'ultime carton de la version muette laissait percer un doute quant à son bien fondé. En supprimant ce carton, et en terminant sur l'image de Charlot et Georgia de dos, montant l'escalier du pont (tandis que la voix narratrice conclut "Et voici une histoire qui finit bien, très bien") la version de 1942 évacue son questionnement subliminal.
La modification la plus sérieuse apportée à la version de 1942 n'est ni l'élimination d'une pointe satirique, ni le gommage d'une version trop narquoise de l'American Dream, mais le remaniement d'une séquence clé qui altère profondément l'esprit général du film et donc la perception de chacun de ses éléments : sans doute l'acte d'autocensure le plus radical que le cinéaste ait jamais accompli.
Dans le film de 1942, le Vagabond, retournant au dancing le lendemain de la fête du réveillon où il a attendu en vain Georgia et ses amis, brandit dédaigneusement sa canne devant Jack, son insolent rival, prend des poses, se brûle au poêle, avant d'être abordé par un garçon qui lui remet le mot suivant "Excusez-moi de ne pas être venue dîner chez vous. Je voudrais vous voir pour vous expliquer. Georgia". Fou de joie, Charlot se précipite à la recherche de la jeune fille tandis que Big Jim, qui vient de reconnaître son compagnon, le poursuit pour l'entraîner à la recherche de sa "montagne d'or".
Dans la version de 1925, c'est à Jack, non à Charlot, que Georgia écrit son mot, pour s'excuser de l'avoir giflé la veille et lui réaffirmer son amour. La lettre conclut "Pardonnez-moi pour hier soir. Je vous aime. Georgia". Jack après avoir lu le billet (sous les yeux de Georgia qui observe toute la scène de la mezzanine) s'en gausse avec les filles assises à sa table et le fait cyniquement porté à Charlot par un serveur, comme si c'était à lui qu'il était adressé.
On comprend mieux la liesse du vagabond- que le contenu du billet dans la version de 1942 ne pouvait guère justifier.
Après qu'il ait déclaré son amour à la jeune fille, c'est sous les rires moqueurs de la foule qu'il est traîné par Big Jim hors du saloon. Dans la version de 1942, cette sortie humiliante est habilement neutralisée par un fondu au noir qui fait disparaître l'image des spectateurs saisis d'hilarité.
On se demande bien pourquoi le cinéaste a ainsi modifié son chef-d'uvre. Le film sort dans deux grandes salles Paramount de Hollywood et de Los Angeles six mois après l'attaque de Pearl Harbor, à un moment où Chaplin est fortement engagé dans la lutte idéologique contre le nazisme. Son combat toutefois, est déjà considéré dans beaucoup de milieux conservateurs comme le signe d'une sympathie coupable à l'égard du communisme et de l'URSS. La veille de la sortie du film, le 18 mai 1942, Chaplin fait, à San Francisco, son premier discours pour l'ouverture d'un deuxième front, prêtant ainsi le flanc à de nouvelles critiques. Si l'on ajoute à cela qu'il est en cours de divorce d'avec Paulette Goddard et que s'aggravent dangereusement ses relations avec Joan Barry, prélude à l'un des plus douloureux procès de sa vie, on peut comprendre qu'il n'ait pas souhaité susciter des accusations d'antiaméricanisme. Si son chef-d'uvre de 1925, réofferte en 1942 à la jeunesse des Etats-Unis, devait être ressenti comme démoralisateur ou cynique, des nouvelles campagnes du FBI et des associations patriotiques, religieuses ou morales (qui jugeait le cinéaste "concupiscent et ricanant" à l'égard du pays qui avait fait sa fortune) étaient inévitables.
On peut comprendre, en 1942, les raisons du cinéaste.
Il est plus difficile d'expliquer pourquoi les ciné-clubs du grand
et petit écran ont entériné son autocensure en ne projetant
que la version sonorisée. A leur décharge, c'est bien Chaplin
lui-même qui a programmé cette occultation en veillant à
ce qu'aucune copie de la version de 1925 ne reste en distribution. Pendant
vingt ans l'original muet n'a jamais été montré et c'est
seulement dans les années soixante que quelques copies 35mm et 16mm
ont resurgi. Kevin Brownlow et David Gill ont reconstitué en 1993 la
meilleure version de La ruée vers l'or qu'on puisse voir aujourd'hui,
avec un accompagnement musical de Carl Davis .
"
Francis Bordat, Chaplin cinéaste, éditions du cerf 1998, p. 28