Commencer un film par Benoît Jacquot
Université populaire de Caen et L'exception le 11/01/04

Benoît Jacquot ne se revendique ni conférencier, ni enseignant ou philosophe. Comme cinéaste ne maîtrisant pas la pratique de la communication, il s'accorde le droit à un certain désordre dans la présentation et sollicite des questions pour guider ce qui en saurait être une conférence classique. "Je ne sais pas comment commencer et, d'ailleurs, je ne sais pas comment commence un film."

Pour le philosophe la question du début est une question essentielle. Il s'agit presque de la question métaphysique par excellence celle qui renvoie au "D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?". En revanche, pour le cinéaste cette question ne se pose pas. Pour faire, il faut que la question du début ne se pose pas, pas plus que celle du comment finir. Pour le cinéaste, ça ne commence pas, ça recommence toujours. Le cinéaste est toujours au milieu de quelque chose. "Le film est déjà en cours quand je commence". Le début du film n'existe que pour le spectateur qui se soumet au protocole de la projection cinématographique, protocole hérité du théâtre.

Au cinéma, les questions du début et de la fin sont imposées par le marché. Le début d'un film est souvent soumis aux producteurs. A la télévision, ce début est souvent un gage donné aux financiers qui demandent une accroche forte. Il s'agit là d'une différence majeure entre film et téléfilm. Celui-ci doit commencer fort, capter physiquement et nerveusement le spectateur afin qu'il reste regarder la suite. Curieusement, pour Hollywood c'était la fin, le happy end, qui était imposé par les producteurs.

Avoir une certaine exigence, ce serait déroger à ces règles. Le temps du film notamment ne serait pas un trajet entre un point de départ et la fin. Le temps ne serait pas mesure d'un trajet mais un point condensé et étiré. Le cinéma pourrait être autre chose que l'expérience de la littérature où le livre donne l'impression que quelque chose s'est passé. Le cinéma pourrait s'installer dans le purement contemporain.

Marguerite Duras racontait ce goût qu'avait Queneau d'interroger sa concierge lorsqu'elle était allée au cinéma. Celle-ci racontait le documentaire, les publicités, les actualités et le film comme s'ils faisaient partie d'un même bloc sans qu'elle ne repère un début particulier pour le grand film. Dans ce cas là, la fiction devait être étrangement helzapopinesque. Le début, la fin, ça dépend de la perception de chacun.

"Je ne cherche pas, je trouve" aurait dit Picasso. La phrase réellement prononcée est moins arrogante : "D'abord je trouve puis je cherche". Elle révèle une idée assez haute de son métier. On commence par trouver, après on patauge, on cherche pourquoi on a trouvé.

Chercher, trouver dans le cours du film, le geste inaugural, le noyau créateur. Il peut se trouver n'importe où et on peut le trouver bien après la fin du film. Le film commence par ça : un plan, une scène, un lieu, trois mots, une chute de reins, un regard, un amour…

Question : Comment faites-vous pour faire entrer le jeu des comédiens dans le rythme du film ?
Benoît Jacquot : C'est empirique. Le tournage, c'est se jeter dans la fosse aux lions. On a envie de tourner avec une actrice mais on part à l'aveuglette. Les premiers jours de tournage, ni moi ni les acteurs ne savent où on va aller. Rien n'est établi. On s'est parlé, mais, le premier jour de tournage, on ne sait plus rien. On est dans une nuit que l'on essaie d'éclairer jour par jour, heure par heure.


Question : Faut-il sans cesse recréer un conditionnement pour savoir d'où vient l'histoire ?
Benoît Jacquot : On crée une expérience sans penser vraiment. Ce n'est pas un exercice réfléchi, c'est très hasardeux, aléatoire. Le premier jour, on se lance comme on lance des dés sans savoir quel chiffre va arriver. On est d'ailleurs très superstitieux.


Question : Pouvez vous nous rappeler le début de Tosca ? Je ne me souviens plus si on rentre directement dans l'histoire ou si vous avez ajouté quelque chose au début ?
Benoît Jacquot : Pour Tosca, je montre d'abord l'orchestre en train d'attaquer l'opéra. Le film est hybride avec une partie documentaire en noir et blanc sur les musiciens que je confronte avec la représentation. Il y a environ trois minutes d'exposition orchestrale.

Question : Pourquoi avoir choisi de tourner un opéra ?
Benoît Jacquot : C'est Daniel Toscan du Plantier qui m'y a poussé, c'était son invention, c'était son idée, son début. Il m'a obligé, convaincu.

Question : Si le tournage est aléatoire, est ce que l'essentiel du film ne réside pas dans le montage ?
Benoît Jacquot : Non, le réel est dans le tournage. Le moment de la trouvaille, c'est au tournage. Pendant le montage on cherche ce que l'on a trouvé.

Question: lorsque vous entreprenez l'adaptation d'Adolphe, ressentez-vous un gouffre entre le travail de l'écrivain, déjà fini, et le vôtre qui ne fait que commencer ?
Benoît Jacquot : Non, lorsque l'écrivain, ou moi-même, me suis autorisé à retravailler le livre c'est alors la même chose qu'une anecdote. Je ne suis pas en position de respect, le livre n'est pas un monstre, je n'ai pas peur de la trahison. Si l'auteur m'a autorisé, je suis même tenu de le trahir.

Benoît Jacquot introduit en quelque mot le téléfilm qu'il vient de terminer, produit par France 2 et Arte sur une idée de Catherine Deneuve qui voulait jouer le rôle de Marie Bonaparte. Elle était très intéressée par ce personnage qui a introduit la psychanalyse en France et c'est elle qui lui a demandé de faire ce film : Princesse Marie. Le film dure trois heurs (deux fois 1h30). "On a décidé d'en faire un téléfilm pour ne pas avoir la sanction du public sur un film. Avec un film pour la télévision, on a le sentiment qu'il n'y aura pas la sanction du jour de la sortie. On se sent presque irresponsable quand on fait un téléfilm."

Projection des dix premières minutes de Princesse Marie

Trois plans filmés n'étaient pas écrits dans le scénario : ceux où l'on rase avec un coupe-chou un pubis qui est censé être celui de Catherine Deneuve. Ces trois plans, absents du scénario et non lus par les producteurs apparaissent à Benoît Jacquot comme la cause, le noyau du film. Le film parle de la psychanalyse, de ce que Freud a voulu montrer et de ce que Marie Bonaparte a voulu propager alors qu'elle-même est une quasi-cinglée. La psychanalyse visait à faire passer le sexe dans le monde du discours et de la représentation. Et c'est bien ici, dans cette séquence que, littéralement, un sexe apparaît durant trois plans et qui est la raison d'être du film.

Or F2 m'a demandé d'enlever ces plans. Il y a quelque chose qui atteint. J'ai dit au producteur que sur F2 les plans pouvaient disparaître à condition qu'ils restent pour tout le reste : sur Arte dans les DVD. Mais ils ont coupé partout. Je suis donc en train de faire jouer mon droit d'auteur. Finalement trois plans qui ne m'ont coûté qu'une heure avec une doublure et quelques éclairages se révèlent un point de litige : c'est amusant.

Question : Le masque de Catherine Deneuve est à mon avis plus indécent, plus difficile à regarder. C'est un visage ridé, un masque mortuaire.
Benoît Jacquot : Catherine Deneuve est l'une des personnes les plus vivantes que je connaisse.

Question : La scène du sexe passerait au cinéma alors pourquoi refuser le support film ?
Benoît Jacquot : La diffusion sur Arte me suffit. Si je m'étais cabré, cela aurait été disproportionné.

Après diverses questions sur la fameuse scène du pubis rasé, Benoît Jacquot s'étonne de la puissance de questionnement issu de ces dix minutes sur un téléfilm. Cette fixation sur un pubis rasé lui fait penser à La naissance du monde, le célèbre tableau de Courbet qui a fait couler beaucoup d'encre.

Question : Faites-vous un film différent selon sa réception pour une salle de cinéma ou pour des spectateurs seuls sur leur canapé ?
Benoît Jacquot : Je ne fais aucune différence, je ne filme pas différemment. Même une version plus courte pour le cinéma m'aurait amusé. Avec Catherine Deneuve, nous nous étions accordé la liberté de ne pas se préoccuper de savoir si cela marcherait ou pas. Or cette question est toujours suspendue comme une épée de Damoclès sur la tête du réalisateur. A la télévision, le public est plus abstrait moins quantifiable. Le mercredi de la sortie en salle c'est un couperet ; on a l'impression, quand on se lève le matin, qu'on marche à l'échafaud. Les chiffres tombent dans l'après-midi ; c'est tellement violent que lorsque l'on recommence avec un nouveau film on a ce couperet en tête. A la télévision, il n'existe pas cette sanction du mercredi de la sortie. On a l'audience, mais ces chiffres sont plus abstraits. Ce n'est pas la même chose. A la télévision, le film n'est pas destiné à rester, à se voir retirer rapidement de l'affiche en cas d'échec. Le cinéma en salle ça a toujours été comme ça. Dans le spectacle on a toujours la sanction par le public.

Question : Le fait d'être sollicité par une vedette change-t-il votre manière de tourner ?
Benoît Jacquot : Ca m'est arrivé plusieurs fois avec Isabelle Adjiani et Daniel Auteuil récemment. C'est une façon de commencer. Quand l'acteur a une réalité très forte dans le paysage du cinéma, on peut faire le film dans la perspective de cet acteur.

Question : L'Ecriture du scénario est différente ?
Benoît Jacquot : Oui dans la mesure où je suis impliqué dans l'écriture. Le scénario est alors une espèce de lettre à l'acteur. L'acteur me répond en jouant et c'est cette réponse que je filmerai.

Question : Quel est le mouvement déclenchant ?
Benoît Jacquot : le grain d'une voix autour duquel tout un film peut s'enrouler, ce noyau me sollicite beaucoup. Le début n'est pas pertinent pour un spectateur exigent mais connaître la cause dérobée autour de laquelle il s'enroule m'intéresse beaucoup. Je la recherche chez mes collègues cinéastes, mes amis, mes complices. Je cherche toujours cette raison nucléaire, nodale, la cause, le geste par quoi le film a été initié. Cela m'intéresse aussi davantage que la fin. Picasso disait aussi qu'achever un tableau c'est aussi dégueulasse que d'achever un homme.

Question : Avez vous peur de vous laisser entraîner, d'aller trop loin, peur de perdre l'idée, le noyau créateur de l'œuvre et d'aller vers l'ornement ?
Benoît Jacquot : Il faut ce tenir à certains éléments entre moi et l'acteur, le fait, ici tout simple, de ne pas oublier que c'est une princesse. Travailler toujours dans une direction, dans un type de décor, une lumière particulière.

Question : Lorsque sur le tournage vous avez trouvé le noyau créateur, essayez-vous de le développer dans d'autres scènes ? Lorsque vous refaite deux films sur l'adolescence, La désenchantée puis La fille seule, retravaillez-vous un même noyau créateur ? Cette recherche est très proche de celle développée par le critique Jean Douchet dans son livre L'art d'aimer, la connaissez-vous ?
Benoît Jacquot : D'abord, je ne trouve pas toujours le noyau créateur au moment du tournage, c'est parfois bien après le tournage que je le découvre. D'un film à l'autre, ce n'est pas le même noyau mais c'est dans le même champ. Non je ne savais pas que Jean Douchet développait cette analyse.


Benoît Jacquot indique qu'il va passer le début du film qu'il vient juste de terminer et qu'il passera ensuite la scène contenant le noyau créateur.

Projection des premières minutes de A tout de suite et de la scène clé contenant le noyau créateur

A propos de la scène clé, Benoît Jacquot indiquera seulement qu'il s'agit, en plus, du moment où le titre, A tout de suite, est prononcé par l'actrice principale.

Question : D'où vient l'idée du film ?
Benoît Jacquot : J'ai allumé par hasard TV5 un jour que j'étais aux USA et je suis resté captivé par une fille qui racontait son histoire. Je voulais filmer en DV. Xavier Giannoli avait fait dans Les corps impatients (2002), une image convaincante et je lui ai demandé conseil. Il m'a dit n'avoir qu'un seul regret, celui d'avoir tourné en couleur alors que les essais en noir et blanc étaient magnifiques. J'ai donc voulu tourner en noir et blanc pour voir et pour interrompre le ronron de la couleur.

Question : Quel est le parcours à accomplir pour produire un film ?
Benoît Jacquot : Je sais que, tous les trois quatre ans, j'ai une envie irrépressible de tourner un film donné. Mais, entre-temps, j'ai aussi un besoin physique de tourner, alors je tourne ce que l'on me demande et qui m'intéresse. Les conditions de production sont donc très différentes entre ces deux types de film. Le film que je viens de terminer coûte à peine une semaine de tournage d'un film à gros budget avec vedettes. Le film que je veux faire est souvent plus bizarre et je suis alors dans la position de celui qui veut faire un premier film. Je suis toutefois dans position commode car je suis connu.. Mais je suis connu aussi pour ce qu'on me reproche. Je n'oublie toutefois pas ce précepte " ce que l'on te reproche, cultive le, c'est toi ".

Question : Quel est, pour vous, le moteur qui vous a conduit à être cinéaste ?
Benoît Jacquot : C'est la Nouvelle Vague. J'ai vu les films de Godard, Truffaut, Rohmer, Rivette et Chabrol, j'avais 12-13 ans ça m'a beaucoup impressionné.

Question : En quoi êtes vous différant d'eux ?
Benoît Jacquot : Je suis un cinéaste comme eux mais de la génération d'après. Avec Doillon, Desplechin, Assayas, Techiné c'est pareil, même si on fait tous des films différents
Le but du cinéaste est de provoquer le moment où, le film terminé, il aura laissé un noyau dans la vie mentale du spectateur qui va germer et croître chez celui qui l'aura vu. C'est incalculable, c'est le but, c'est ce que l'on peut espérer d'un film. Un téléspectateur et un ciné-spectateur n'ont pas la même chance de recevoir ce germe. Au cinéma, il y a ce protocole de se déplacer, de sortir de chez soi. La télévision, c'est un animal domestique. Le film est un fauve. Quand on va au cinéma, on va renifler le fauve ; à la télévision, on caresse le chien.

Question : Dans cette recherche d'un film enroulé autour d'un noyau créateur, vous sentez vous compris par la critique ?
Benoît Jacquot : oui, la France possède une tradition de discours critique autour des films et c'est l'une des raisons de la bonne santé du cinéma français. Dans l'association de L'Exception, fondée par Jean-Michel Frodon, la discussion rassemble des philosophes, des critiques et quatre cinéastes : Nicolas Philibert, Olivier Assayas, Claire Denis et moi.

Jean-Luc Lacuve le 18/01/2004 (voir : synthèse).

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