Prise d'otages sur la plage par Jean-Michel Frodon
Université populaire de Caen et L'exception le 6/11/2003

Note d'intention:

"La conception d'un film comme ensemble, la relation qu'un cinéaste entend établir avec ses spectateurs, le rapport entre le récit, les personnages et le public se met en place dans les premiers moments d'un film. A partir des innombrables stratégies de mise en place de cette rencontre entre le film et ceux qui le regarde, il est possible de réfléchir sur les enjeux particuliers dont le cinéma est porteur, dans ses rapports au réel et à l'imaginaire, dans le choix politique de l'espace commun qu'il construit. "

Compte-rendu :

Le petit soldat (1960), deuxième film réalisé par Godard mais, pour cause de censure sur la guerre d'Algérie le quatrième distribué, est son vrai premier film. Il marque en effet un début du cinéma alors que A bout de souffle entretenait davantage un rapport avec le passé du cinéma.


Projection du début du Petit soldat:

Qu'est-ce que l'on a vu ? Pas grand chose ou, en tout cas, rien de très porteur de sens. Or personne (pas même Godard !) ne s'amuse à faire des plans pour rien. Commencer un film par un plan incompréhensible révèle une stratégie qui ambitionne de créer un rapport particulier avec les spectateurs.

Première phrase off du film : "Pour moi, le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Le temps de la réflexion commence".

Le "moi" pourrait aussi bien, si on le veut, être remplacé par "Godard "ou même "le cinéma". Ce qui donnerait alors. "Pour le cinéma, le temps de l'action a passé. Il a vieilli. Le temps de la réflexion commence".

Godard critique voulait comprendre le cinéma pour le transformer. Il l'a souvent dit, lorsqu'il était critique, il faisait déjà du cinéma "on voulait faire du cinéma mais comme nous n'y avions pas accès, on le faisait avec du papier et des crayons". Mais la phrase peut être retournée : devenu cinéaste, Godard n'a pas cessé d'être critique. C'est à dire qu'il produit de la pensée critique avec les moyens du cinéma.

Voir la première séquence, c'est, la première fois, ne pas voir grand chose : la silhouette d'une maison et une voiture qui entre dans le champ. C'est voir aussi un mouvement d'appareil, un déplacement rapide, une embardée. Jusque là, on n'était pas dans le film. On entre dans le film ni par les trois coups du théâtre ni par un générique mais par une embardée, par la brièveté et le mouvement. La réflexion est ainsi placée sous le signe de l'urgence et non pas de la tranquillité et de l'apaisement. Voir la première séquence, c'est voir enfin un véhicule, une frontière, des images dont la symbolique est forte mais qui n'est pas associée à un discours qui peut être reçu comme relativement semblable par tout le monde. Les images portent du sens qui est ambigu.


Deuxième projection du début du Petit soldat:

Au cinéma, en effet, aucun de nous ne voit la même chose. "Nous" ne voit rien. Il n'y a pas de vision collective, le "nous" élabore à partir de ce que l'on a vu. Jean Toussaint Desanti le théorise dans "Voir ensemble" : pour voir, il faut un écart. Ecart entre le film et les précédents, écart entre une vision et une autre. L'écart suppose mise à distance, sans perte si possible, mais aussi sans fusion. Etre ensemble mais séparés : chacun occupant son propre site. Il n'y a pas plus fusion ou inclusion qu'absence de lien.

L'écart entre deux choses, entre choses multiples, renvoie à ce que Bazin avait théorisé dans son concept d'impureté du cinéma. Cette impureté fait référence à la phrase de Malraux, " le cinéma est un art, par ailleurs c'est aussi une industrie ". Plus fondamentalement encore pour Bazin, l'impureté réside dans le processus même d'élaboration du cinéma qui recourt à l'homme et à la machine ; à la machine qui enregistre à l'homme qui met en scène. Le cinéma serait alors l'art impur par excellence, le premier où la machine a autant d'importance. Le dernier peut-être aussi où l'homme peut encore faire jeu égal avec la machine, du moins avec des artistes comme Godard, Tarkovski ou Oshima -pour prendre des cinéastes contemporains. Cette possibilité qu'a le cinéma de comprendre le monde suppose aussi d'en comprendre le fonctionnement. Comment faire sens avec le cadrage, la lumière, les acteurs et les processus narratifs, en d'autres termes, avec des moyens de distanciation ?

Cette réflexion, cette distance permet plus d'empathie, d'émotion car ce qui crée l'empathie, c'est la beauté.

Projection du chapitre 2 du DVD de Il faut sauver le soldat Ryan :

Les scènes de combat de Il faut sauver le soldat Ryan provoquent un effet de sidération, " choc et effroi ", pour reprendre la terminologie guerrière de Bush pour la première attaque en Irak. Il ne s'agit pourtant aps là du vrai sujet du film : le retour en Amérique. Cette séquence a pour but d'abolir la distance, de jeter dans le bain du film, de provoquer asservissement, perte de soi dans la puissance spectaculaire. La séquence fonctionne comme une drogue avec abolition de la liberté, et paiement pour se perdre, pour ne pas être libre.

Il y a bien émotion mais le spectateur reste enfermé dans l'émotion L'émotion est bloquée. Il s'agit du même processus que dans la publicité où l'on enferme l'émotion pour faire acheter. Au contraire Godard, amoureux d'Anna Karina travaille avec cette émotion, ouvrant le film à la politique du moment.

La catharsis n'est pas comme on le croit trop souvent une purge mais, pour Aristote, le moyen de travailler à partir de ses émotions, d'élaborer un discours à partir d'une distance, d'un écart entre la pièce vu et le discours mis en commun.

Spielberg, capitaine d'industrie et d'imaginaire réduit cet écart par son recours systématique à l'identification. Il détourne un peu la forme du film de guerre américain qui travaille habituellement le rapport de l'Amérique à la collectivité alors qu'ici c'est plutôt le rapport à la famille.


Questions - réponses

Q : le cinéma c'est le mouvement dont la racine est commune avec émotion et commotion. Or celles-ci m'ont fait interpréter autre chose (un soldat qui sort de la caserne, se fait allumer une cigarette par le planton puis lui fait un pied de nez en prenant congé). Il est bon que l'analyse rétablisse la vérité.

J.-M. F. : Effectivement " nous " ne voit pas la même chose, chacun interprète en fonction de son histoire personnelle. Il n'existe ainsi pas de " vérité " mais, si on le souhaite, des interprétations à mettre en commun. L'image c'est pas du visible mais un espace pour y entrer. A partir de l'image, on peut construire pour construire notre vérité. On pourrait ainsi voir ici le Général de Gaule monter la garde devant la France.

Q : Le début de Il faut sauver le soldat Ryan est une scène d'émotion au cimetière de Colleville et non pas la scène d'action montrée.

J.-M. F. : Certes mais il s'agit d'une nappe sentimentale avant la nappe de violence tout aussi étrangère au vrai début du film, le retour en Amérique pour l'expédition conduisant à sauver le soldat Ryan.

Q : Godard est un littéraire, non un cinéaste

J.-M. F. : il tient certes un discours mais avec un langage propre au cinéma

Q : Le point de vue du soldat dans la guerre " fait connaissance ", restitue un écart avec le pur spectacle (différent des points de vues multiples de plusieurs soldats et même des tireurs allemands avec mitraillettes)

J.-M. F. : les effets sont multiples et intelligents (effet sonore avec l'eau) mais pour reprendre la phrase de Fuller, vétéran des guerres de libération, avec The big red one : transmettre la réalité de la guerre est un leurre.

Q : On trouvait pourtant le même effet de sidération dans Full metal jacket.

J.-M. F. : Certes mais dans ce film sa forme correspondait à son thème : la possession par la peur d'un soldat antimilitariste et sa transformation en guerrier. Alors que le sujet du film est ici le sauvetage du dernier élément d'une famille.

Conclusion d'un spectateur : Il faut sauver le soldat Ryan, est un film en phase avec l'époque des multiplexes : quand on rentre dans la salle, on est sûr de ne pas s'être trompé. Alors qu'avec Le petit soldat, nous ne sommes pas certain d'être entré là où fallait : on n'a ni guerre ni petit soldat.

Jean-Luc Lacuve le 13/11/2003 (voir : synthèse).

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