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Monument Valley dans les films de John Ford

Au moment du tournage de La chevauchée fantastique, en octobre 1938, Monument Valley était un lieu méconnu et Les Navajos y vivaient comme en 1885, année où se passe le film (partie 1 : La "découverte" de Monument Valley).

Ce paysage est si peu connu que Ford va y filmer le début et la fin de La chevauchée fantastique dans le même lieu mais sous des angles différents alors que la distance parcourue par la diligence et d'environ 500 kilomètres. Tonto, départ de la diligence, se situe près de 500 kilomètres au sud de Monument Valley et des paysages désertiques s'intercalent pour figurer le déplacement vers le Nouveau Mexique, point d'arrivée de la diligence à Lordsburg. (partie 2 : Tout L'ouest reconstruit dans Monument valley).

John Ford a réalisé totalement ou partiellement sept westerns dans Monument Valley : La chevauchée fantastique (1939), La poursuite infernale (1946) Fort Apache (1948), La charge héroïque (1949), La prisonnière du désert (1956), Le sergent noir (1960) et Les Cheyennes (1964). Seul La charge héroïque a été entièrement tourné dans Monument Valley. Néanmoins tous comportent d'importants passages se déroulant dans le prestigieux décor (partie 3 : repérages des lieux).

Ford comprit comment avec Monument Valley apporter une grandeur mythique à sa vision de l'Ouest comme un commentaire métaphorique sur l'existence d'un système de valeurs morales et spirituelles plus vaste, reconnu davantage par les spectateurs que par les personnages eux-mêmes. (partie 4 : valeurs symboliques)

Non seulement Monument Valley était encore presque vierge quand Ford y vint pour la première fois, ce qui lui permit de se l'approprier, mais le paysage le resta pendant toute la vie du cinéaste. A de rares exceptions près, les autres réalisateurs évitaient ces lieux par déférence pour le maître. Ce n'est qu'après lui que des films y furent de nouveau tournés en rendant presque toujours hommage au maitre (partie 5 : hommages)


1 - Le "découverte" de Monument Valley
Vue depuis le Nord :

Monument Valley se trouve au centre géographique du plateau du Colorado à cheval sur deux États, le sud de l'Utah et le nord de l'Arizona. C'est une fantaisie de formes rocheuses dues à l'érosion.La vallée n'est pas une vallée au sens conventionnel, mais plutôt un vaste paysage plat, parfois désolé, interrompu par les formations en ruine s'élevant à des centaines de mètres dans les airs, derniers vestiges des couches de grès qui couvraient autrefois toute la région.

Au moment du tournage de La chevauchée fantastique, en octobre 1938, Monument Valley était un lieu méconnu et l'un des plus éloignés du chemin de fer : la ligne la plus proche était à plus de 300 kilomètres. Il y avait peu de routes et la seule communication avec le monde extérieur était une ligne téléphonique et une radio d'urgence. Les Navajos y vivaient comme en 1885, année où se passe La chevauchée fantastique. Le premier film tourné en partie dans Monument Valley est The vanishing American (George B. Seitz, 1925), adapté du roman de Zane Grey.

La version communément admise attribue la découverte de Monument Valley à Harry Goulding qui y dirigea pendant des années un comptoir avec sa femme. Goulding aurait été en quête d'une nouvelle source de revenus pour son commerce et la tribu Navajo qui avait été tout particulièrement affectée par la crise et les réductions de subventions gouvernementales. Il serait donc allé à Hollywood avec une série de photos de Monument Valley, arrivant sans rendez-vous dans les bureaux du producteur Walter Wanger. Il réussit à parler à Danny Keith, qui était chargé de la recherche des extérieurs et qui montra les photos à Ford. Enthousiasmé, celui-ci affréta un avion dès le lendemain pour aller sur place. La troupe de La chevauchée fantastique dépensa 60 000 dollars sur un budget de 531 374 dollars. Vingt-six membres de la troupe furent logés chez les Goulding et vingt-deux autres dans un cantonnement construit tout exprès. Mais Ford et treize autres membres clés du personnel logeaient comme la plupart des visiteurs de marque à Keyenta, à quarante kilomètres au sud de Monument Valley dans l'auberge de John Wetherill et de sa femme. Dans la mythologie fordienne, les Goulding ont complètement supplantés les Wetherill qui étaient pourtant là avant eux et furent les premiers à faire venir des compagnies de cinéma dans la région.

 


2 : Tout L'ouest reconstruit dans Monument valley

"Je pense qu'on peut dire que la vraie vedette de mes westerns, c'est le paysage, déclara Ford en 1964. Monument valley a une rivière, des montagnes, des plaines, du désert, bref tout ce que la terre peut offrir. Je m'y sens en paix. J'ai voyagé partout dans le monde mais je considère que c'est le plus bel endroit sur terre, le plus completv, le plus paisible."

Dès lors, Ford va utiliser la capacité du cinéma à constuire un espace imaginaire fait de différents espace réel pour reconstuire tout l'ouest américan à partir, très majoritairement, des paysages de Monument valley. Le montage peut faire apparaître des espaces proches comme très éloignés de ceux précédemment montrés. La chevauchée fantastique (1939) en présente un cas d'école puisque la poursuite finale, juste avant l'arrivée à Lordsburg, est précédée des plans d'indiens sur Monument Valley dans la même configuration que lors du départ de la diligence.

Très loin du trajet réel de la diligence, presque tous les extérieurs filmés à Monument valley, La diligence arrive une première fois en haut d'une colline avec, à l'arrière plan, West Mitten, East Mitten et Merrick Butte.
Voir : Tonto - Dry Fork
Avant l'attaque finale,
les Indiens sont postés devant West Mitten
Voir : Dry Fork - Apache Wells- Lordsburg

Le voyage de Tonto, au centre de l'Arizona, vers Lordsburg, au sud du Nouveau Mexique à la frontière du Mexique, est décrit comme un parcours de deux jours : Dry Fork à midi, Apache Wells, le soir, après sept heures de diligence où ils passent la nuit et le petit matin ; Lee's Ferry où le pont a été brûlé par les Indiens, Lordsburg le deuxième soir puis la frontière mexicaine. Pourtant il commence par des plans de Monument Valley que l'on retrouve, identiques, à la fin. Entre-temps des plans de désert californien témoignent de la descente vers l'ouest alors que la fameuse poursuite de la diligence par les indiens est tourné dans le désert Mohave près de Victorville.


Dans le western suivant, La poursuite infernale (1946), l'action se passe à Tombstone mais est tourné à 800 kilomètres au Nord dans Monument Valley:

La ville de Tombstone se situe à 800 kilomètres au Sud de Monument Valley où elle est filmée avec des décors auxquels participent les Indiens de la réserve.. qui ne sont pas filmés. ouverture du film : Brighams Tomb, King-on-his-Throne (2 points effilées), Stagecoach (formation divisée en 3 blocs) La ville de Tombstone, plus à l'arrière et à l'Ouest de Monument Valley
 
La ville de Tombstone : Eagle Mesa(à gauche du palmier), Brighams Tomb (en partie caché par le bâtiment), King-on-his-Throne (2 points effilées), Stagecoach (formation divisée en 3 blocs) Lieu de tournage repéré par le site roadtrippin.fr
voir plus précisemement leur repérage sur Google map
(top !, merci à eux)
 
Voir carte interactive de RoadTrippin.fr

C'est cette même incarnation de Monument Valley à tout l'Ouest qui se déploie dans La prisonnière du désert puisque au carton "Texas 1868" succède la célèbre arrivée de Ethan (John Wayne) entre deux pics de Monument Valley

 


3 : repérages

John Ford a réalisé totalement ou partiellement sept westerns dans Monument Valley: La chevauchée fantastique (1939), La poursuite infernale (1946) Fort Apache (1948), La charge héroïque (1949), La prisonnière du désert (1956), Le sergent noir (1960) et Les Cheyennes (1964). Seul La charge héroïque a été entièrement tourné dans Monument Valley. Néanmoins tous comportent d'importants passages se déroulant dans le prestigieux décor.

Vue depuis l'Ouest en regardant vers l'Est : Sentinel mesa, au fond au Nord (Stagecoat, Bear and Rabbit, Castle Rock), les trois buttes centrales (West mitten, Est mitten, Merrick) et, au sud, spearhead mesa. Plus au Sud de, hors champ : Elephant butte

A l'arrière plan au Nord Est,derrière Sentinel :

Le convoi des braves (1950) et Rio Grande (1950) ont été tourné à deux cent kilomètre au nord, aux alentours de Moab, dans l'Utah, sur les rives du fleuve Colorado, donc très loin de là où sont censé se passer ces films, au Texas sur le rives du Rio Grande. Moab se situe au nord du Monument valley. Ses décors, même si ce sont aussi des concrétions rocheuses érodées, ne peuvent lui être rattachés.

plan 1 : élargi vers le nord. 1 The Mittens and Merrick Butte ; 2. Elephant Butte ; 3.Three Sisters; 4 John Ford's Point ; 5 Camel Butte 6: The Hub ; 7.Totem Pole and Yei Bi Chei 8. Totem Pole and Sand Springs; 9. Artist's Point 10. North Window;11. The Thumb. Plan 2 : resseré
 

Dans les sept films de Ford,  Monument Valley   apparaît sous les formes suivantes. Quatre ensembles se trouvent au nord; ils sont pratiquement dans tous les films, les autres qui sont au sud, reviennent moins fréquemment

1 - Une zone très vaste au nord-ouest comprend les concrétions rocheuses bordant la butte Walsh, Rock Door Mesa, l'espace entre Rock Door Mesa et Mitchell Butte (c'est la que Ford installe Tombstone dans La poursuite infernale et que se produisent un certain nombre de poursuite dans Fort Apache et La charge héroïque ; c'est là que, dans ce dernier film, la patrouille qui escorte les deux femmes erre avant de regagner Fort Starke) et s'étend plus au nord jusqu'au Capitan et à l'ouest jusqu'à la rivière que franchissent les personnages de La charge héroïque, La prisonnière du désert et Le sergent noir

Plan 2 : nord ouest Rock Door Mesa Mitchell butte

 

2 - Les mesas et les buttes du nord-est (Eagle mesa, Setting Hen, Saddleback, King-on-his-throne, Bear and Rabbit, Castle Rock et Big Chief) sont montrés tout ou partie, généralement sous forme d'une frise à l'horizon.

Saddleback et sa flèhe
Saddleback et king on his throne
Saddleback, King-on-his-throne, stagecoach-Bear and Rabbit-Castle Rock,
et Big Chief, et Sentinel Mesa
 
La charge finale de La prisonnière du désert (1956)
 

 

3 - Sentinel mesa, et les trois buttes, West Mitten, East Mitten et Merrick Butte, composent le paysage le plus célèbre qui apparaît dès La chevauchée fantastique. West mitten, Merrick et East mitten forment un triangle. Merrick butte est la plus masive. East mitten se distingue de celle de l'ouest en ayant un "chapeau" de pierre posé à son sommet.

Les trois buttes West mitten butte Merrick butte East mitten butte
 
 

 

4 - La vue du nord de Mitchell Mesa, flanquée de Gray Whiskers et de Mitchell Butte , est notamment présente dans l'ouverture de La prisonnière du désert.

Mitchell Mesa Gray Whiskers Mitchell Butte
 
La célèbre ouverture (voir photogrammes )
 
La maison des Edwards adossée à la Mitchell mesa et ouvrant sur Gray Whiskers et Mitchell butte (voir photogrammes :)
 
La mort de Brad (voir photogrammes: )
 
Les retours chez les Jorgensen (Voir : Photogrammes dans leur contexte)
 
Les deux buttes étaient déjà au générique de La chevauchée fantastique (Voir : Photogramme dans son contexte)

 

5- Les buttes entourant North Window (Elephant Butte, Cly Butte et Camel Butte accompagnée de The Tumb) constituent l'espace dans lequel les personnages du début de La prisonnière du désert trouvent le bétail massacré par les Comanches

Mitchell Mesa West mitten butte John Ford point

 

6- La vue panoramique prise depuis ce qu'on appelle désormais le John Ford's point et qui montre East Mitten, Merrick, West Mitten, une partie de Sentinel Mesa avec, dans le fond, les silhouettes de Castle Rock et de Big Chief et, au premier plan les contreforts d'Elephant Butte et le plateau rocheux qui domine la rivière San Juan; est utilisé à deux reprises pour montrer des personnages en posture d'observation, dans La prisonnière du désert (à la fin quand Ethan épie le camp indien en contrebas, au pied de Merrick et dans Les Cheyennes


7 - L'ensemble des Three Sisters se détachant d'une extremité de Mitchell Mesa est surtout utilisé dans Le sergent noir

Three Sisters Three Sisters et Mitchell Mesa
Le début du Sergent noir

 

8 - Au sud de la vallée, Totem Pole et Yei Bi Chei avec, parfois dans la perspective, Rooster Rock et Merian Butte est le lieu réservé aux indiens dès Fort Apache: c'est la que se trouve les campements des tribus comanche et cheyenne dans La prisonnière du désert et Les Cheyennes.


9 - Non loin de Totempole, Big Chair dans Thunderbird Mesa avec Sand Springs, est le lieu de la rencontre de Debbie et Ethan et Martin dans La prisonnière du désert; dans le même secteur se trouve la petite butte nommée The Hud devant laquelle passent les Comanches à la poursuite Ethan et Martin..

Retrouvailles et poursuite dans La prisonnière du désert (Voir : Photogrammes dans leur contexte)



4 : valeurs symboliques

Ford comprit comment avec Monument Valley apporter une grandeur mythique à sa vision de l'Ouest. Dans La chevauché fantastique, l'alternance entre les comportements mesquins qui se déroule à l'intérieur de la diligence et la majesté du paysage fonctionne comme un commentaire métaphorique sur l'existence d'un système de valeurs morales et spirituelles plus vaste, reconnu davantage par les spectateurs que par les personnages eux-mêmes. Non seulement Monument Valley était encore presque vierge quand Ford y vint pour la première fois, ce qui lui permit de se l'approprier mais le paysage le resta pendant toute la vie du cinéaste. A de rares exceptions près, les autres réalisateurs tendaient à éviter ces lieux par déférence pour le maitre. Aujourd’hui, Monument Valley n'est plus qu'un cliché exploité par la publicité.

Dans La chavauchée fantastique, les plans de la diligence traversant le paysage jouent le rôle de ponctuation rythmique et visuelle entre des scènes filmées à l’intérieur de la diligence (c’est-à-dire en studio, parfois avec le paysage en « transparence » à l’arrière-plan). En fait, le lieu effectivement parcouru demeure toujours le même au cours du film et ce en dépit du trajet supposément effectué dans le monde du film de Tonto ou lors de l’attaque indienne avant l’arrivée à Lordsburg. C’est là un paradoxe de la représentation des "grands espaces" : l’immensité est signifiée par un confinement à une même région délimitée et devenue emblématique (ou, à l’époque de Stagecoach, promu à l’être, puisque le film la fait découvrir internationalement). Cela ne pose pas forcément, en fonction des spectateurs, un problème de vraisemblance. Le cinéma est une construction, le montage pouvant faire apparaître des espaces très éloignés comme proches de ceux précédemment montrés. La récurrence de ce paysage qui envahit le film (comme s’il était partout) fait de Monument Valley l’emblème de l’ensemble de l’Ouest américain. Monument valley est par excellence l'espace global, creuset de la nation américaine, espace de conquête légitime. On évitera donc de considérer que l'érosion des roches au cours du temps soit pour Ford un symbole de l'érosion américaine.

 

Au début de La prisonnière du désert, Martha sort de sa maison pour accueillir son beau-frère qui, dans la profondeur de l’espace, se dirige vers elle à cheval. Ethan est encadré par deux buttes, Gray Whiskers à gauche et Mitchell Butte à droite. La composition, très symétrique, fait d’Ethan un personnage archétypique du western, celui du cavalier solitaire se déplaçant dans une étendue sauvage. Les deux buttes, ici, marquent l'entrée dans la civilisation, représentée par la ferme des Edwards après la nature d’où provient Ethan. Elles sont le marqueur d’une communauté qui tente de se fonder sur ces terres.

L'arrivée d'Ethan entre Gray Whiskers et Mitchell Butte (Voir : Photogrammes dans leur contexte)

Plus loin dans le film, nous retrouvons Mitchell Butte lorsque Brad, qui accompagne Ethan à la poursuite des Comanches qui ont enlevé sa fiancée, se fait tuer par ces derniers. L’action est censée se situer à plusieurs centaines de kilomètres de la ferme des Edwards, mais c’est pourtant la même butte qui apparaît ici et qui semble devenir la tombe de Brad. Au moment où il s’élance à cheval pour aller mourir sur les lignes indiennes, le personnage passe devant Mitchell Butte, là même où Ethan avait rejoint Martha au début du film.

La mort de Brad (Voir : Photogrammes dans leur contexte)

Après deux ans de recherche Ethan et Martin, son neveu adoptif, reviennent dans la région sans avoir pu sauver Debbie. Ils vont annoncer la mort de Brad à sa famille. Lorsqu’ils arrivent à la ferme des Jorgensen, ils sont attendus par la mère de Brad qui se tient debout sur le seuil de la ferme, comme Martha attendait Ethan au début du film. Seule la Mitchell Butte est montrée.

Le retour chez les Jorgensen (Voir : Photogrammes dans leur contexte)

Là encore, la vraisemblance est volontairement mise à mal au profit d’une mise en scène qui reconstruit le lieu selon un système signifiant.Cette butte n’apparaît que lorsque la communauté des Blancs est à l’écran. Il y a donc une association qui est produite figurativement entre certains personnages et certains éléments de Monument Valley. Les Blancs sont représentés sous le patronage de Mitchell Butte, les générations s’y succèdent les unes après les autres. On peut dire que Mitchell Butte est représentée comme le totem de la communauté blanche. L’association entre l’élément spatial et les personnages se fait selon un principe de filiation et d’accumulation. Visuellement, Martha et Brad meurent au même endroit, qui est aussi là où se situe la ferme des Jorgensen, le foyer où toute la communauté – excepté Ethan – se retrouve à la fin du film. Les générations se succèdent sur le même lieu, dans le but de fonder une communauté stable et, en reprenant le vocabulaire de de Certeau, mettre en place un « récit national » sur une terre qui pourtant est déjà le foyer d’une autre nation, celle des Comanches. On comprend bien que la mise en scène de Mitchell Butte ici est l’incarnation du projet de conquête territoriale de la communauté blanche. Il s’agit de conquérir l’espace coûte que coûte, de remplacer les générations disparues par des nouvelles et ainsi de s’approprier le lieu via des repères reconnaissables. C’est aussi pour cette raison que, tout au long du film, les personnages ne cessent de rejoindre des points dans le désert : on les voit se déplacer d’une butte à l’autre, d’une taverne à un cours d’eau, de revenir chez les Jorgensen puis de repartir. L’espace est ainsi maîtrisé, balisé, cartographié et conquis pour l’implantation future des nouveaux arrivants
.

Cependant, les Blancs ne sont pas les seuls à être présents sur ces terres. Avant eux les Comanches ont établi une partie de leur territoire sur le même lieu. Ce partage de l’espace est la cause du conflit entre les deux communautés. Elles se battent pour le contrôle du lieu.

Lorsque Ethan et ses compagnons se rendent sur la terre des Comanches, au cœur de leur village, un nouveau groupe de concrétions rocheuses est représenté, inédit jusque-là. Il s’agit de Yei Bi Chei et Totem Pole, une succession d’arêtes et de pitons rocheux qui se trouvent au Sud de la vallée.

Le camp des Comanches (Voir : Photogrammes dans leur contexte)

Cette apparition à l’écran d’une nouvelle zone spatiale est logique compte tenu du fait que c’est aussi la découverte, pour les personnages, comme pour le spectateur, du village des Comanches. Ces derniers sont donc associés à un élément spatial, comme les Blancs étaient associés à Mitchell Butte. Mais ce qui est beaucoup moins logique si on considère la vraisemblance des relations entre les personnages et l’espace, c’est la présence constante de ces concrétions alors même que les personnages ne cessent de se déplacer. En effet Ethan et Martin aperçoivent d’abord les éclaireurs du village, puis ils atteignent les « civils » avec les femmes et les enfants, enfin ils rejoignent le cœur du village et la tente centrale d’où sort le chef, Scar. Malgré la grande distance parcourue par les deux personnages, Yei Bi Chei et Totem Pole se retrouvent constamment derrière eux, comme s’ils étaient poursuivis par les deux concrétions, cernés par le lieu comme ils sont cernés par les Indiens. Qu’ils soient filmés en plan large ou, au contraire, en plan rapproché lorsqu’ils font face au chef indien, les deux éléments verticaux sont constamment présents dans le champ, derrière eux. C’est donc une logique du faux-raccord qui préside à l’élaboration de la séquence. Le lieu référentiel est déconstruit au profit de la création d’un lieu abstrait exprimant les pratiques de l’espace de la communauté indienne.

Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on découvre une nouvelle pratique de l’espace et une nouvelle mise en scène du lieu associées à une autre communauté. Là où les Blancs étaient associés à Mitchell Butte, selon le principe de la fixation autour d’un point précis, les Comanches sont au contraire inscrits dans une pratique de l’espace où c’est le mouvement et le déplacement qui règnent : en même temps que les personnages, l’espace des Indiens se déplace également, encerclant les Blancs dans une zone fermée. Ce phénomène figuratif est l’incarnation du nom de la tribu Comanches, les Nawyecky, dont Ethan explique la signification à son neveu : « Ça veut dire tourner en rond ». Au « récit national » que veut fonder la communauté blanche sur une terre pensée comme vierge, le « récit délinquant » des Comanches oppose une pratique du lieu fondée sur le déplacement. On comprend bien l’intérêt ici de tels choix esthétiques pour le cinéaste. Le récit de la lutte entre les deux communautés est déjà inscrit dans les relations qu’ils entretiennent avec le lieu. Les Blancs perçoivent et habitent l’espace selon une logique de sédentarisation, tandis que les Comanches, nomades, pensent l’espace comme un lieu mouvant qui se déplace avec eux. L’inscription figurative des personnages dans l’espace correspond au conflit pour le lieu, en exprimant des projets politiques différents voire antagonistes.

Monument Valley, pour John Ford, est donc bien plus qu’un simple décor de tournage privilégié pour ses qualités esthétiques : il en fait véritablement un lieu, dans lequel les récits communautaires et les pratiques de l’espace se confrontent et communiquent. On retrouve, en somme, ce que disait Deleuze avec son propre vocabulaire, à propos de Ford :

"L’originalité de Ford, c’est que seul l’englobant donne la mesure du mouvement, ou le rythme organique. Aussi est-il le creuset des minorités, c’est-à-dire ce qui les réunit, ce qui en révèle les correspondances même quand elles ont l’air de s’opposer, ce qui en montre déjà la fusion pour la naissance d’une nation. La représentation de l’Histoire et de la nation américaine, qui est un des grand projet de Ford, passe donc avant tout par la mise en scène de Monument Valley. Le lieu constitue le matériau, ou le réceptacle de pratiques et de récits de l’espace qui entrent en conflit. L’esthétique du lieu que crée le cinéaste devient le moyen d’incarner ces dynamiques et ces pratiques antagonistes qui forment l’identité d’une nation."

Source : Fabien Meynier : Pratiques et représentations du lieu dans La Prisonnière du désert de John Ford, 19 novembre 2016.


5 : Hommages

Avant 1964 et les sept films de John Ford réalisés en 25 ans depuis 1939, seulement neuf films tournés dans Monument Valley, dont quatre seulement donnent aussi une importance au paysage : The Vanishing American (George B. Seitz, 1925), Kit Carson (George B. Seitz, 1940), Billy the Kid (David Miller, 1941) et L'ange et le mauvais garçon (James Edward Grant, 1947)

The Vanishing American (George B. Seitz, 1925), The Lone Star Ranger (A.F. Erickson, 1930)
La chevauchée fantastique (1939)
Kit Carson (George B. Seitz, 1940),


Billy the Kid (David Miller, 1941)

King of the Stallions (Edward Finney, 1942), The Harvey Girls (George Sidney, 1946)
La poursuite infernale (1946)
L'ange et le mauvais garçon (James Edward Grant, 1947)
Fort Apache (1948)
Laramie (Ray Nazarro, 1949) : L'apogée du film réutilise les images d'attaque de diligence de Stagecoach
She Wore a Yellow Ribbon (1949)
The Living Desert (James Algar,1953)
The Searchers (1956).
Sergeant Rutledge (1960)
Cheyenne Autumn (1964)
The Greatest Story Ever Told ( George Stevens, 1965)
2001: L'odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, 1968), Lorsque Dave Bowman voyage vers Jupiter et traverse la porte du temps.

Il était une fois dans L'ouest (Sergio Leone, 1968). Tourné majoritairement en Italie et en espagne mais deux scènes tournées à Monument Valley.

Easy Rider (Dennis Hopper, 1969)

L'or de Mackenna (J. Lee Thompson, 1969)

Un homme qui me plaît (Claude Lelouch, 1969), Wild Rovers (1971)
Electra Glide in Blue (James William Guercio 1973)


A Genius, Two Partners and a Dupe (1975)
La Sanction (Clint Eastwood, 1975), a été en partie tourné à Monument Valley ; Eastwood et George Kennedy ont tous deux été filmés au sommet du totem, qui est interdit aux grimpeurs depuis le tournage du film.

Joshua (Larry G. Spangler, 1976), The Villain (Hal Needham, 1979), Wanda Nevada ( Peter Fonda, 1979), The Legend of the Lone Ranger (William A. Fraker, 1981), Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982), Thunder Warrior (Fabrizio De Angelis, 1983), Chronos (Ron Fricke, 1985)

Retour vers le futur III (Robert Zemeckis, 1990)

Thelma & Louise (Ridley Scott, 1991) Monument Valley puis Canyonlands National Park verslain.
An American Tail: Fievel Goes West (1991)
Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994), Forrest termine sa course de cross-country ici. Il court vers le nord sur la route 163 des États-Unis avant de cesser de courir.

The Ballad of Buster Scruggs (Joël Coen, 2018).

sources :

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