Les motifs visuels chez John Ford

Le dialogue avec les morts

La permanence de l'espace global s'incarne dans la transmission entre adultes et jeunes, dans le dialogue ininterrompu des vivants et des morts. On y retrouve le thème de la tombe de l'être aimé, point de passage entre les vivants et les morts et lieu de recueillement. Deux femmes (1933), Judge Priest (1934), Vers sa destinée (1939), La poursuite infernale (1946) et La charge héroïque (1949) développeront cette idée romantique si chère à Ford.

 

On trouve aussi le motif de la porte ouverte entre l'espace intime intérieur et l'ouverture sur les grands espaces associée à l'opposition entre l'amour et la vie sociale d'une part et la liberté de l'homme d'autre part (Straight shooting, La prisonnière du désert). Ford révèle ainsi un sens aigu de la frontière entre vie intérieure, solitude et vie sociale, affrontement que l'on retrouve en mode mineur dans les couples.

Joseph Mc Bride note que Ford a reconnu que Frederic Remington, qui l'avait inspiré pour la première fois en 1918 dans Du sang dans la prairie, était l'influence visuelle principale de Fort Apache. Les très belles peintures de Remington, à la tonalité souvent tragique, ont même inspiré toute la trilogie de la cavalerie, comme les tableaux plus romantiques de Charles Marion Russell. Les pittoresques paysages et scènes indiennes de Russell sont imités par Ford dans les magnifiques images d'Indiens en marche de La charge héroïque. Le peintre de l'ouest, Charles Schreyvogel, un rival de Remington, a aussi laissé sa marque sur le cinéaste. "Mon père gardait un exemplaire de reproductions de Schreyvogel à son chevet, raconte Tat Ford. Il l'étudiait pour imaginer les scènes d'action de ses films (p.607)". Winton C. Hoch remporta un oscar pour sa photographie couleur de La charge héroïque. A cette occasion, il annonça les deux instructions précises de Ford avant le début du tournage ; "Je veux des couleurs à la Remington " et "Je veux qu'un des chefs indiens porte une chemise rouge (p.622)"

Le sergent noir est inspiré d'un tableau de Frederic Remington représentant des soldats noirs de la cavalerie dans l'Ouest. Goldbeck apporta la reproduction du tableau à Bellah avec selon ce dernier "la pensée que personne jusque-là n'avait jamais songé à raconter l'histoire du soldat de couleur et sa contribution à la marche vers l'ouest de l'empire américain. (p.815)". C'est en 1888 que Frederic Remington fit ses premiers croquis de soldats noirs. "Ce sont des hommes charmants avec qui servir, nota le peintre au cours d'une visite en Arizona, alors que les guerres indiennes faisaient rage. On me demande souvent s'ils acceptent de se battre. La réponse est facile. Ils ont combattu très souvent…". Remarquant que l'apparence des soldats noirs démentait les clichés les représentant comme des brutes ou des bouffons, Remington écrivit : "On doit admirer, le physique des soldats noirs : torses robuste, larges épaules, ces hommes font belle figure " (p. 817)."

Gilles Deleuze repère dans deux des westerns romanesques de Ford "un procédé très intéressant, qui est l'image modifiée : une image est montrée deux fois, mais la seconde fois, modifiée ou complétée de manière à faire sentir la différence entre la situation de départ (S) et celle d'arrivée (S'). Dans Liberty Valance, la fin montre la vrai mort du bandit et le cow-boy qui tire, tandis qu'on avait vu précédemment l'image coupée à laquelle s'en tiendra la version officielle (c'est le futur sénateur qui a tué le bandit). Dans Les deux cavaliers, on nous montre la même silhouette de shérif dans la même attitude mais ce n'est plus le même shérif. Il est vrai que entre les deux S et S', il y a beaucoup d'ambiguïté et d'hypocrisie. Le héros de Liberty Valance tient à se laver du crime pour devenir un sénateur respectable, tandis que les journalistes tiennent à lui laisser sa légende, sans laquelle il ne serait rien. Et, comme l'a montré Roy (Pour John Ford, édition du cerf), Les deux cavaliers ont pour sujet la spirale de l'argent qui, dès le début, mine la communauté et ne fera qu'agrandir son empire."

Ce motif de l'image modifiée était déjà présent, magnifiquement, dans La prisonnière du désert. D'une part avec l'image de Debbie, qu'Ethan élève au dessus de lui au début du film pour marquer la reconnaissance de sa filiation et à la fin lorsqu'il résout enfin la question du racisme et renonce à la tuer bien que "souillée" par sa vie avec un indien. L'autre image modifiée est celle de l'embrasure de la porte, signe d'espoir d'intégration au début, signe du retour à la vie solitaire à la fin.