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À l’occasion du festival du Cinéma du Réel qui se déroulait à Paris en mars 2025, nous avons pu nous entretenir avec Dominique Auvray, réalisatrice et monteuse, afin de revenir sur sa carrière. En voici une version condensée.

Milann Baupin : Vous avez travaillé comme monteuse avec des cinéastes du monde entier, Wang Bing, Pedro Costa ou encore Wim Wenders. Pouvez-vous nous parler un peu plus de votre rencontre et de votre collaboration avec Wim Wenders ?

Dominique Auvray : C’était en 1984. Une amie, Pascale Dauman, la femme d'Anatole Dauman, grand producteur de cinéma ayant produit entre autres Hiroshima mon amour, Nuit et brouillard, deux films d’Alain Resnais, L’empire des sens de Nagisa Oshima, Masculin-Feminin de Jean-Luc Godard, qui me l’a présenté.

Elle connaissait bien Wim Wenders et m’a proposé de travailler avec lui sur son prochain film Paris, Texas, sans tenir compte du fait que Wim Wenders montait depuis de nombreuses années ses films avec le même monteur, Peter Przygodda. J’ai fini par me retrouver à Berlin, il faisait très froid, heureusement c’était au moment du Festival de Berlin alors j’allais voir des films. Pendant ce temps Wim et Peter travaillaient. La production tenait beaucoup à ma présence. Et puis un beau matin, Wim m’a invité à venir dans la salle de montage. En fait c’était un grand appartement de plusieurs pièces et Wim m’a installé dans une petite pièce avec des piles de boîtes de film et une table de montage.

C’étaient les rushes de quelque chose qu’il avait tourné au Japon, l’année précédente je crois, et qu’il n’avait pas encore monté.

A cette époque, nous montions en pellicule ; le numérique n’existait pas encore. Dans la grande salle Peter et Wim montaient Paris, Texas. Moi dans la petite salle, je commençais le montage de Tokyo-Ga, un film tourné au Japon en hommage au grand cinéaste japonais Yasujiro Ozu. Ga en japonais ça veut dire image, donc Images de Tokyo…

Le festival de Cannes approchait, le film Paris, Texas avait été sélectionné en compétition officielle, il y avait encore beaucoup à faire. J’ai donc arrêté mon travail sur Tokyo-Ga car Wim m’avait demandé de m’occuper du montage son, ce que j’ai fait avec une autre monteuse, Barbara von Weitershausen. Le film était long, il durait 2h28. Je me suis occupé de la première moitié du film, Barbara de la deuxième.

Et puis ce fut le festival de Cannes et le grand bonheur de recevoir la Palme d’Or.

Je pensais terminer le montage de Tokyo-Ga mais Wim entre temps avait rencontré Solveig Dommartin, devenue sa compagne, avec qui il a terminé le montage du film à New York.

J’étais déçue, j’aimais beaucoup monter ce film mais …

J’ai à nouveau travaillé avec Wim Wenders en 1989 pour monter Carnets de notes sur vêtements et villes, un film documentaire sur le créateur de mode japonais Yohji Yamamoto. Nous avons commencé le montage à Paris puis nous sommes allés à Berlin par la suite. C’était le dernier film que l’on faisait ensemble. Je me souviens que l’immeuble dans lequel nous montions était appuyé contre le mur de Berlin. Il y avait des escaliers de bois devant le mur. Les gens y grimpaient pour bavarder avec leur famille et leurs amis restés à l’Est et pleurer. Quelques mois plus tard, en novembre 1989 le mur tombait. J’ai toujours regretté de n’avoir jamais pris le temps d’aller à l’Est via Checkpoint Charlie… Mais revenons au cinéma.

Tom Allaire : Est-ce qu’avec le temps vos méthodes de travail ont évolué ? Le passage de la pellicule au numérique a-t-il influencé votre manière de monter ?

Dominique Auvray : Je ne crois pas, je ne pense pas.

Le montage ne dépend pas de l’outil qu’on utilise pour faire le film.

Le montage c’est une pensée, une réflexion, c’est mettre en forme une émotion ou un récit. Trouver la bonne durée des plans, la musicalité du film.

La différence entre le travail en pellicule et le travail en numérique, c’est le temps que cela prend pour faire les choses.

C’était beaucoup plus long en film, à cause de la manipulation que cela nécessitait. Je ne vais pas vous expliquer toutes ces manipulations. Regardez Où git votre sourire enfoui, un film de Pedro Costa dont nous allons parler. On y voit Danièle Huillet à la table de montage.

Milann Baupin : Vous avez travaillé à plusieurs reprises avec Pedro Costa (Casa de lava, Dans la chambre de Vanda) et vous avez donc, aussi monté Où git votre sourire enfoui. Pedro Costa y filme les cinéastes Danièle Huillet et Jean-Marie Straub au Fresnoy en train de monter une nouvelle version de leur film Sicilia !. Était-ce différent pour vous de faire le montage d’un film sur le montage d’un autre film ?

Dominique Auvray : Non, pas particulièrement. Un film est un film, un montage est un montage. Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sont ou plutôt étaient (Danièle est morte en 2006, Jean-Marie en 2022) de très grands cinéastes. Tout le film se passe dans une salle de montage au Fresnoy, qui est une école de cinéma qui se trouve à Tourcoing. Pedro Costa avait placé sa caméra sur pied au fond de la salle. Derrière la caméra se tenaient les étudiants. Pedro avait dans le champ de la caméra le dos de Danièle assise à la table de montage (les Straub ne voulaient travailler qu’en pellicule). A sa droite, une porte ouverte donnant sur un couloir : Jean-Marie Straub, cigare aux lèvres, fait les cent pas, entrant et sortant de la salle. Caroline Champetier, grande directrice de la photographie, a écrit ce texte à propos de ce film. Le voici :

Où Gît Votre Sourire Enfoui, un texte de Caroline Champetier écrit à l’occasion de la rétrospective Pedro Costa à Paris en juin 2022.

Pourquoi Pedro Costa, je précise que nous ne nous connaissons pas, me demande-t-il de parler de ce film ?

1) parce que j’ai toujours clamé mon admiration sans borne pour Dans la chambre de Vanda, le film m’ayant dessillée sur la façon dont la mise en scène doit user de la lumière, j’y vois un exemple absolu d’unicité du plan (cadre, lumière, mise en scène)

2) parce que j’ai par deux fois travaillé avec les Straub alors que j’étais assistante et qu’ils font partie de mon enfance cinématographique.

Trop Tôt, Trop Tard, la France des cahiers de doléances, la Lancia de Lubtchansky1, mes photos de tournage, Danièle réveillant Straub en lui annonçant qu’il y avait des culottes de gendarmes dans le ciel. J’étais dans la chambre à côté.

Puis Amerika Rapport de Classe, 2 mois et demi de tournage à Hambourg, 11 nuits d'affilée, une cinquantaine de photographies des lieux et des comédiens/personnages, l’interdiction de tuer les insectes …

En fait j’ai une nostalgie terrible que ceux-là ne soient pas encore au travail, ne commentent plus le cinéma et la vie, le soir où le mur de Berlin est tombé, Louido et moi avons rencontré les Straub et bu une bière, Jean-Marie avec la même voix que celle du film nous a a dit en commentaire que maintenant c’était « le veau d’or »2de l’Atlantique à l’Oural !

3) enfin parce que le dispositif lumineux, quoique évident si on connaît les tables de montage 35mm est d’une intelligence redoutable et que Pedro Costa voulait me mettre à l’épreuve.

Intelligence de l’outil lui-même, la lampe de la table s’éteint quand le film défile et que l’image apparaît sur l’écran pour permettre de la voir mieux quand bien même Straub continue de parler malgré les injonctions au silence de Danièle.

Pénombre de la salle, légèrement dramatisée silhouettant les deux corps devant l’écran mais aussi redoublant le dispositif, cette porte à droite de la table, donnant sur une coursive qui s’ouvre puis se ferme comme la lampe, s’allume puis s’éteint. Straub sort fumer et éructe de sa voix traînante et magnifique, expliquant ou s’expliquant à lui-même, comme un entraîneur son équipe, reformulant indéfiniment sa pensée qui est aussi celle de Danièle, il éclaire l’image qui bégaie sur la table, la redessine, la remet en perspective, convoque Kafka et la trahison ignoble affligée à une de ses phrases les plus connues : Dans le combat entre toi et le monde, choisis le monde …

Puis Danièle lui demande de refermer la porte pour décider de l’endroit exact où couper.

Ces deux-là combattaient inlassablement dans le monde et dans leur monde, le film en est la trace ahurie et somptueuse.

Milann Baupin : Parlons de votre collaboration avec Wang Bing. La première fois que vous avez travaillé ensemble, c'était sur Argent Amer en 2016, aujourd’hui vous avez monté la majorité des longs-métrages qu’il a réalisé depuis. Comment est venue cette collaboration ?

Dominique Auvray : J’ai croisé Wang Bing pour la première fois au FID de Marseille en 2003.

Wang Bing était là pour présenter À l’Ouest des rails (2003), une fresque de 9 heures. Il avait filmé pendant deux ans les dernières heures d’un immense complexe industriel d’état et la destruction du quartier d’habitation voisin qui abritait les ouvriers de l’usine.

C’était un choc ce film, un choc de cinéma. Depuis j’ai vu tous les films de Wang Bing, tous éblouissants, tous terriblement émouvants.

La grande qualité pour moi de ses films est le regard qu’il porte sur ses personnages, l’empathie qu’il nous fait éprouver, sans mièvrerie, sans pathos, sans forcer le trait.

Il filme des choses terribles, il filme la pauvreté, la misère, l’injustice, l’épouvantable et on arrive à supporter de regarder les images de cette Chine cachée parce que ses personnages restent dignes, qu’il les filme dignement.

J’ai revu Wang Bing en 2014 au FID de Marseille. Jean-Pierre Rehm m’avait invitée à venir montrer les films que j’avais fait sur Marguerite Duras. Wang Bing lui, était là comme président de la compétition internationale. On déjeunait souvent ensemble et on parlait de cinéma. Au moment de quitter Marseille, il m’a demandé si je voulais bien travailler avec lui, je lui ai dit que oui. Je lui ai demandé si je pouvais faire un film sur lui, il m’a dit que oui.

J’ai monté avec lui Argent Amer en 2016, Mrs Fang, Léopard d’or au festival de Locarno en 2017, Jeunesse, le printemps  (en sélection officielle au festival de Cannes en 2023), Jeunesse, les tourments, prix Fipresci et mention spéciale au festival de Locarno en 2024 et Jeunesse, retour au pays, en sélection officielle au festival de Venise en 2024.

Et j’ai fait mon film Wang Bing tendre cinéaste du chaos chinois.

Milann Baupin : A-t-il encore des projets à venir ?

Dominique Auvray : Je crois.

Milann Baupin : Tout au long de votre carrière, vous avez aussi bien travaillé sur des films documentaires que sur des films de fiction. Est-ce que vous voyez une approche différente au montage ?

Dominique Auvray : Frédéric Wiseman disait « Un film documentaire est un film de fiction dont le scénario s'écrit au montage », je pense qu’il a raison. Personnellement, je n’ai jamais ressenti de différence particulière quant au type de film que je montais. J'aime beaucoup les films de Wiseman, sa manière qu’il a d’analyser la société, c'est très proche du travail de Wang Bing. Il a beaucoup d'admiration pour lui d’ailleurs.

Milann Baupin : Lorsque nous nous sommes rencontrés à l’occasion de la projection de Sound of the Waves de Ryusuke Hamaguchi, vous vous êtes présenté à moi en tant que cinéaste… Pourquoi être passée derrière la caméra ?

Dominique Auvray : C'était un peu par hasard. J’avais un ami qui travaillait chez Arte. Il m'a dit qu’il aimait beaucoup la façon dont je parlais de Marguerite Duras et que je devrais en faire un film. J’ai donc d’abord réalisé deux documentaires sur Marguerite Duras : Marguerite telle qu'en elle-même en 2002, puis Duras et le cinéma en 2012. En 2016 j’ai fait Interminablement, un petit film de 8 minutes fabriqué avec des images filmées au Japon et montées sur un conte japonais, une histoire de fantômes. Et puis en 2017, Le riz au Curry, un court-métrage de fiction tourné au Japon en japonais. En 2019, un portrait de Wang Bing, Wang Bing tendre cinéaste du chaos chinois et en 2023 un autre portrait  Moi, Pierre Creton cinéaste et Normand .

J’écris en ce moment de nouveaux projets de films …

Propos recueillis par Milann Baupin et Tom Allaire, le 26 mars 2025


1 William Lubtchansky est un directeur de la photographie avec qui Caroline Champetier travaillait comme assistante au tout début de sa vie de cinéma.

Il a travaillé avec Jean-Luc Godard (six films), Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (onze films), Jacques Rivette (quatorze films), mais aussi avec Pascal BonitzerJacques DoillonPhilippe GarrelOtar Iosseliani et François Truffaut. Plusieurs fois nommé aux Césars, il a obtenu un prix à la Mostra de Venise en 2005 pour son travail sur Les Amants réguliers de Philippe Garrel.

2 Le veau d’or est le dieu des biens matériels qui se substitue au dieu de l’esprit. Il symbolise la tentation toujours renouvelée de diviniser les désirs matériels, l’argent, le pouvoir et les apparences.

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