Dans l'atelier, derrière sa machine à coudre, une jeune femme exulte : elle a fini la première sa série de vêtements. Un autre avait crié victoire, mais elle avait déjà fini. En face d'elle un garçon du même âge veut bien concéder qu'il a perdu; ce n'était qu'un jeu entre deux excellents ouvriers faisant défiler à toute allure tissus orange et mousse de mauvaise qualité pour coudre un anorak à capuche. Elle a dix-huit ans et est originaire de la province de Anhui et travaille dans cet atelier avec une dizaine de jeunes gens de 16 à 39 ans
Au rez-de-chaussée de l'atelier, les parents d'une jeune ouvrière enceinte viennent plaider leur cause. Ils voudraient ramener leur fille chez eux. Le patron refuse : elle doit finir le lot qu'elle s'est engagée à coudre, ce qui devrait lui prendre deux jours. Les parents sont pressés. Ils souhaiteraient la ramener chez eux pour accoucher. Si c'est son futur mari chez qui elle va, son certificat de résidence sera changé et ils perdront la source de revenu qu'elle représente. Bien entendu les parents du futur mari vont faire de même pour garder une double source de revenus. Le patron refuse le départ de son ouvrière et la solution de l'avortement, qui préserve le statuquo des familles est adopté. Un ami du patron s'apitoie sur le sort de la jeune fille : les hommes sont les rois, ce sont les femmes qui sont victimes.
Au deuxième étage, règne la bonne humeur dans les dortoirs. Les chambres sont composées de deux à quatre lits. La douche commune est objets de transactions et de plaisanteries. Le soir tous sont accrochés à leur téléphone commandant tel ou tel objet sur internet ou dialoguant avec leur famille. Parfois la soirée dégénère en farce avec un gâteau à la crème barbouillant tour à tour les occupants du dortoir.
Puis c'est le retour à l'atelier, sur un fond de musique choisie par les ouvriers dans une joyeuse pagaille de tissus, écussons et mousse et cordons élastiques. Les coups de ciseaux répétitifs et les tissus adroitement poussés sous le fil de la machine à coudre se font au rythme de la musique. Parfois une bagarre éclate et il faut calmer les protagonistes pour qu'un projectile lancé ne dégénère pas en échanges de coups de ciseaux. Les incessantes tentatives de séduction sont soumises au consentement des jeunes filles qui ne se font pas faute de tirer les oreilles ou de donner des coups de pieds à ceux qui sont trop entreprenants.
Dans huit autres échoppes alignées dans des bâtisses toutes pareilles, de rues toutes semblables, Wang bing filme cette jeunesse pleine d'énergie alignant des journées de travail débutant tôt le matin et finissant tard le soir. Les horaires de travail sont extrêmement longs, de 8h à 23h, avec une heure de pause à midi et une heure pour le repas du soir. Le plus souvent, ils n’ont qu’un jour de repos par semaine. Et encore, pas un jour entier : seulement une soirée à partir de 17h. Ce sont toujours des vêtements pour enfants qu'il faut confectionner à la chaîne qui, une fois finis, sont transportés dans d'énormes ballots tandis que les déchets s'accumulent sur les terrasses des bâtiments ou balancés dans la rue. Parfois les jeunes sortent jouer dans un cybercafé ou pour acheter de la nourriture. On s'étonne d'un seul exemple d'un lot de vêtements mal cousu, le col inversé.
Deux grands moments ponctuent les périodes de travail, la négociation du prix de chacun des vêtements à confectionner et, en fin de période, le compte des vêtements produits à la chaîne et l'argent remis en liasse de billets de 100 yens. Les ouvriers sont rémunérés à la pièce et payés tous les six mois. Par semestre, les ouvriers et ouvrières gagnent entre 10 000 et 20 000 yens. Les ouvriers-ouvrières, qui viennent souvent du même village ou se sont cooptés en fonction de leur compétence, évaluent la difficulté de chaque vêtements et tente d'en augmenter le revenu unitaire. Les patrons, souvent à peine plus âgés qu'eux, négocient âprement quelques modestes augmentations discutant pendant des heures pour savoir si le passage de 1,05 à 1,10 yens d'un article en série est compatible avec une prime de voyage de 500 yens.
Parfois, les rapports de force s'inversent : un ouvrier s’octroie une pause, sachant que son patron dépend de lui, très rapide, pour boucler sa commande. Une ouvrière avait embauché un apprenti qu'elle a viré car incapable. D’autres, peu satisfaits de ce qu'ils gagnent, cherchent un autre patron.
Un ouvrier est rentré dans sa province d'Anhui. Il se promène avec une ouvrière, près de la maison de sa mère, vraisemblablement décédée. Les deux jeunes gens ne savent pas s'ils auront un destin commun.
Après s’être confronté dans de magistraux opus au monde ouvrier du Nord-Est et du Nord de la Chine (À l’Ouest des rails, 2002 ; Crude Oil, 2008), puis à la mémoire des camps de travail anti-droitiers sous le maoïsme (Fengming 2007, Le fossé 2008, Les âmes mortes, 2018), Wang Bing prolonge avec Jeunesse (Le printemps) son embarquée dans le monde des petits ateliers de confection de vêtements de la côte orientale chinoise de la province de Zhejiang.
Zhili : un espoir pour la jeunesse
Argent Amer (2016) avait posé les premiers coups de pinceaux de cette nouvelle fresque : suivant deux adolescentes rencontrées sur le tournage des Trois sœurs du Yunnan (2012) dans leur périple pour aller travailler en atelier, Wang Bing avait ainsi découvert la métropole de Huzhou, située à 200 kilomètres de Shanghai, dans la province côtière du Zhejiang.
Jeunesse (Le printemps) se focalise plus spécifiquement sur un bourg de sa banlieue, Zhili, où Wang Bing mène le spectateur d’ateliers en ateliers, aux côtés de jeunes migrants venus des provinces adjacentes de l’Anhui et du Henan. La ville abrite 18 000 ateliers privés de confection de vêtements employant 300 000 travailleurs migrants temporaires. Réputé pour sa spécialisation dans les vêtements pour enfants dont il confectionne deux tiers de la production nationale, Zhili constitue l’un des nombreux clusters de confection qui jalonnent aujourd’hui le Sud-Est chinois Ces derniers, qualifiés en chinois « d’ouvriers-paysans » ou de « population flottante », viennent principalement de régions rurales pauvres de l’intérieur du pays. Tributaires d’un livret de domiciliation rural qui les empêchent d’envisager une installation en ville faute de pouvoir y bénéficier de droits sociaux (scolarisation des enfants, sécurité sociale, retraite), ces travailleurs voient dans le travail en usine ou l’engagement saisonnier dans des ateliers de confection une opportunité de gagner rapidement de l’argent avant de retourner au village.
Un capitalisme sauvage pour une jeunesse indomptée
En effet, si Argent amer portait bien son nom (le film dépeignant le quotidien d’ouvriers traversés par le travail répétitif, l’ennui, les violences conjugales, l’alcool et les arnaques pyramidales), Jeunesse apporte un contrepoint dont le titre est annonciateur. C'est tout l'espoir de ces jeunes de travailler (et ils le font très bien) de gagner de l'argent (et ils négocient âprement) et de revenir chez eux plus riches. Ils le font, comme montré dans la dernière séquence du film, pour fêter le nouvel an chinois en famille.
Leur vitalité qui, sur un seul exemple n’aurait pu être qu'un cas exceptionnel, est assurée par les variations que représentent chacun des neuf segments du film. Ce sont à chaque fois des comportements semblables mais des individualités fortes que l'on retrouve et que l'on quitte avec regret car s'y sont déployées quelques individualités fortes, quelques relations amoureuses au devenir fragile, une communauté solidaire parfois. Mais là encore peut-être les retrouva-t-on dans la suite du film. La production textile est en effet saisonnière avec un arrêt entre février et juin. Jeunesse (Le printemps) a ainsi été filmé entre septembre 2014 et juin 2015.
Le premier opus d'une trilogie
Wang Bing annonce avoir accompagné ses personnages dans leur retour à leur domicile, parfois pour les filmer, parfois juste pour prendre des vacances avec eux, ce qui impliquait de remonter le Yangtsé parfois sur mille ou deux mille kilomètres. Il n'avait en effet pas réfléchi à la longueur possible du tournage ou du film. Il avait prévu un budget initial pour travailler pendant six mois, mais la densité de ce qu'il filmait était telle qu'il continué pendant plusieurs années. Le tournage s’est finalement étendu de 2014 à 2019. Il a accumulé 2600 heures de rushes, qui comprennent un nombre considérable de personnages. Au printemps 2019 a commencé le montage interrompu par le covid et ce n’est qu’à son retour à Paris, en 2021, qu'il a réellement débuté. Il est ainsi bien possible que Jeunesse devienne aussi important, une fois la trilogie complète, qu'À l’Ouest des rail.
Jean-Luc Lacuve, le 14 janvier 2023.
Source : dossier de presse.