Esthétique du cinéma
Principaux cinéastes : Orson Welles , Fritz Lang , Lars von Trier , Raoul Ruiz , Pier Paolo Pasolini, Jean Rouch, Pierre Perrault, Tim Burton, Bertrand Mandico.
peinture/cinéma : Baroque et puissance du faux : Le Caravage - Welles
le plan séquence suscite un fouillis de centres évanouissants, les aberrations de mouvement prennent leur indépendance, les mobiles et les mouvements perdent leurs invariants. Le mouvement fondamentalement décentré devient faux mouvement et le temps fondamentalement libéré devient puissance du faux.

La puissance du faux remplace et détrône la forme du vrai parce qu'elle pose la simultanéité de présents "incompossibles" (selon la formule de Leibnitz et son exemple de la bataille navale ou Borges et ses chemins qui bifurquent), ou la coexistence de passés non nécessairement vrais. La description cristalline atteignait déjà à l'indiscernabilité du réel et de l'imaginaire, mais la narration falsifiante fait un pas de plus et pose au présent des différences inexplicables, au passé des alternatives indécidables entre le vrai et le faux.

1- Orson Welles, Lang américain, Lars von Trier et Raoul Ruiz

Le "je est un autre" a remplacé "moi=moi". Même l'homme véridique finit par comprendre qu'il n'a jamais cessé de mentir disait Nietzsche. Welles impose à partir de La dame de Shanghai un unique personnage : le faussaire. Il y a un nietzschéisme de Welles, comme si Welles repassait par les principaux points de la critique de la vérité chez Nietzsche : le monde vrai n'existe pas, et, s'il existait, serait inaccessible, inévocable, et, s'il était évocable, serait inutile, superflu. Le monde vrai suppose un "homme véridique", un homme qui veut la vérité, mais un tel homme a d'étranges mobiles comme s'il cachait un autre homme en lui, une vengeance : Othello veut la vérité, mais par jalousie, ou pire par vengeance d'être noir, et Vargas, l'homme véridique par excellence semble longtemps indiffèrent au sort de sa femme tout occupé dans les archives à amasser les preuves contre son ennemi.

Que reste-t-il ? Il reste les corps, qui sont des forces, rien d'autre que des forces. Mais la force ne se rapporte plus à un centre, pas plus qu'elle n'affronte un milieu ou des obstacles. Elle n'affronte que d'autres forces, elle se rapporte à d'autres forces, qu'elle affecte ou qui l'affectent. La puissance (ce que Nietzsche appelle " volonté de puissance" et Welles "Character ") c'est ce pouvoir d'affecter et d'être affecté, ce rapport d'une force avec d'autres.

La vie n'est ainsi qu'un systeme de force si l'on admet que le rapport des forces n'est pas quantitatif, mais implique nécessairement certaines qualités. Il y a des forces qui en savent plus répondre aux autres que d'une seule manière, uniforme, invariable : le scorpion de M. Arkadin ne sait que piquer, et pique la grenouille qui le porte sur l'eau, quitte à mourir noyé. Le scorpion est le type d'une force qui ne sait plus se métamorphoser elle-même, d'après les variations de ce qu'elle peut affecter et de ce qui peut l'affecter. Bannister est un grand scorpion qui ne sait plus que piquer. Arkadin ne sait plus que tuer et Quinlan truquer des preuves. C'est un type de force épuisée, même quand elle est restée quantitativement très grande, mais elle ne peut plus que détruire et tuer, avant de se détruire elle-même, et peut-être afin de se tuer elle-même. Aussi est-elle descendante, décadente, dégénérée : elle représente l'impotence dans les corps, c'est à dire le point précis où la volonté de puissance n'est plus qu'un vouloir dominer, un être pour la mort, et qui a soif de sa propre mort, à condition de passer par celle des autres. Welles multiplie le tableau de ces impotents tout puissants : Bannister et ses prothèses ; Quinlan et sa canne, Arkadin et son desarroi quand il n'a plus d'avion ; Iago l'impotent par excellence.

Les hommes dits supérieurs sont vils ou mauvais. Mais le bon n'a qu'un nom, c'est générosité et c'est ce trait par lequel Welles définit son personnage préféré, Falstaff, c'est aussi le trait dominant dans l'éternel projet de Don quichotte. Si le devenir est la puissance du faux, le bon, le généreux, le noble est ce qui élève le faux à la énième puissance. Falstaff et Don Quichotte peuvent paraître hâbleurs et pitoyables, dépassés par l'histoire ; ils sont experts en métapmorphoses de la vie, ils opposent le devenir à l'histoire. Incommensurables à tout jugement, ils sont l'innocence du devenir. Seul le bon se laisse épuiser par la vie plutôt qu'il ne l'épuise, se mettant toujours au service de ce qui renaît de la vie, de ce qui se métamorphise et se crée.

Dans ce devenir perpétuel, les corps n'ont plus de centre. La force n'a plus de centre précisément parce qu'elle est inséparable de son rapport avec d'autres forces alors les plans courts ne cessent de s'affronter les uns aux autres alors le plan séquence (début de La soif du mal) suscite un fouillis de centres évanouissants, les aberrations de mouvement prennent leur indépendance, les mobiles et les mouvements perdent leurs invariants. Le mouvement fondamentalement décentré devient faux mouvement et le temps fondamentalement libéré devient puissance du faux. Le montage court présente des images planes aplaties qui sont autant de projections qui expriment les métamorphoses d'une chose ou d'un être immanent.

D'où l'allure d'une succession de "numéros" qui marque souvent les films de Welles, par exemple les différents témoins du passé de M. Arkadin peuvent être considérés comme une série de projections d'Arkadin lui-même, de même dans Le procès tous les personnages, policiers, collègues, étudiants, concierge, avocat, petites filles, peintre ou prêtre constituent la série projective d'une même instance qui n'existe pas hors de ces métamorphoses.

 

Pour Fritz Lang, on dirait qu'il n'y a plus de vérité, mais seulement des apparences. Lang américain devient le plus grand cinéaste des apparences, des fausses images (d'où l'évolution de Mabuse). Tout est apparence. L'apparence est ce qui se trahit soi-même ; les grands moments chez Lang sont ceux où un personnage se trahit. Les apparences se trahissent, non pas parce qu'elles feraient place à une vérité plus profonde, mais simplement parce qu'elles se révèlent elles-mêmes comme non vraies : le personnage fait une gaffe, il connaît le prénom de la victime (L'invraisemblable vérité), ou bien il sait l'allemand (Les bourreaux meurent aussi).

Dans ces conditions il est possible de faire surgir de nouvelles apparences sous le rapport desquelles les premières sont jugeables et jugées. Les résistants, par exemple, susciteront de faux témoins qui feront condamner par la Gestapo le traître qui savait l'allemand. Le système du jugement subit donc une grande transformation, parce qu'il passe dans les conditions qui déterminent les rapports dont les apparences dépendent : Lang invente un relativisme où le jugement exprime le point de vue "le meilleur", c'est à dire le rapport sous lequel les apparences ont une chance de se retourner au profit d'un individu ou d'une humanité de plus haute valeur.

On comprend la rencontre de Lang et de Brecht, et les malentendus de cette rencontre. Car chez Lang comme chez Brecht, le jugement ne peut s'exercer directement dans l'image, mais passe du coté du spectateur auquel on donne les conditions de possibilité de juger l'image elle-même. Ce qui reposait chez Brecht sur une réalité des contradictions repose au contraire chez Lang sur une relativité des apparences. Chez l'un comme chez l'autre, si le système du jugement subit une crise, il n'en est pas moins sauvé, sauvé transformé. Il en va tout autrement chez Welles bien qu'il ait fait un film languien mais répudié Le criminel, là où le personnage se trahit. Chez Welles le système du jugement devient impossible, même et surtout pour le spectateur. Le saccage du bureau du juge dans La dame de Shanghaï et surtout l'imposture infinie du jugement dans Le procès témoigneront de cette nouvelle impossibilité.

Lars von Trier et Raoul Ruiz s'inscrivent dns la continuité du cinéma de Orson Welles utilisant le plan séquence à profondeur de champ qui marque puissamment les volumes et les reliefs, les plages d'ombres les oppositions et les combinaisons.

Le discours indirect libre de Pasolini

Si l'appartenance de Pasolini au néoréalisme est manifeste avec Accatone et Mama Roma, il sort néanmoins plus tôt encore que Federico Fellini de ce mouvement. Pasolini trouvait que Mama Roma était une erreur, qu'il s'était répété, et commence à définir son style propre à partir de La Ricotta, épisode du film à sketches Rogopag. Le cinéma de Pasolini acquière alors le goût de faire sentir la caméra et dévellope des procédés stylistiques qui témoignent de cette conscience réfléchissante qui doublent la perception d'une conscience esthétique indépendante.

Pasolini pensait que l'essentiel de l'image cinématographique ne correspondait ni à un discours direct ni à un discours indirect, mais à un discours indirect libre. Il consiste en une énonciation prise dans un énoncé qui dépend lui-même d'une autre énonciation. Par exemple : "Elle rassemble son énergie : elle souffrira plutôt la torture que de perdre sa virginité. Le linguiste Bakhtine, à qui nous empruntons cet exemple pose bien le problème : il n'y a pas mélange entre deux sujets d'énonciation tout constitués dont l'un serait rapporteur et l'autre rapporté. Il s'agit plutôt d'un agencement d'énonciation, opérant à la fois deux actes de subjectivisation inséparables, l'un qui constitue un personnage à la première personne, mais l'autre assistant à sa naissance et le mettant en scène.

Pour Pasolini, le cinéma de poésie c'est ceci. Un personnage agit sur l'écran et est supposé voir le monde d'une certaine façon. Mais en même temps, la caméra le voit, et voit son monde, d'un autre point de vue, qui pense, réfléchit et transforme le point de vue du personnage. Pasolini dit : l'auteur "a remplacé le bloc de vision du monde d'un névrosé par sa propre vision délirante d'esthétisme". Il est bon en effet que le personnage soit névrosé pour mieux marquer la naissance difficile d'un sujet dans le monde.

Mais la caméra ne donne pas simplement la vision du personnage et de son monde, elle impose une autre vision dans laquelle la première se transforme et se réfléchit. Ce dédoublement est ce que Pasolini appelle une "subjectivité indirecte libre". Il s'agit de dépasser le subjectif et l'objectif vers une forme pure qui s'érige en vision autonome du contenu. Nous ne sommes plus devant des images subjectives ou objectives. Nous sommes pris dans une corrélation entre une image-perception et une conscience caméra qui la transforme. C'est un cinéma très spécial qui a acquis le goût de faire sentir la caméra. Et Pasolini analyse un certain nombre de procédés stylistiques qui témoignent de cette conscience réfléchissante ou de ce cogito proprement cinématographique qui doublent la perception d'une conscience esthétique indépendante…. :


Ce qui caractérise le cinéma de Pasolini c'est une conscience poétique du sacré qui lui permet de porter l'image perception ou la névrose de ses personnages à un niveau de bassesse ou de bestialité, dans les contenus les plus abjects, tout en les réfléchissant dans une pure conscience poétique animée par l'élément mythique et sacralisant. C'est cette permutation du trivial en noble, actes communication de l'excrémentiel et du beau cette projection dans le mythe que Pasolini diagnostiquait déjà dans le discours indirect libre comme forme essentielle de la littérature. Et il arrive à en faire une forme cinématographique capable de grâce autant que d'horreur.

 

3- Pierre Perrault et Jean Rouch et le "cinéma vérité"

Pierre Perrault et Jean Rouch, chacun de leur côté et presque simultanément inventent "le cinéma vérité", "le cinéma direct" ou "Le cinéma du vécu". Autant de termes qui cachent un extraordinaire travail de mise en scène qui fait d'eux des cinéastes majeurs des puissances du faux. Pour Gilles Deleuze en effet lorsque le personnage réel se met à fictionner, quand il entre "en flagrant délit de légender", il contribue ainsi à l'invention de son peuple.

Pour Jean Rouch, il s'agit de sortir de sa civilisation dominante et d'atteindre aux prémisses d'une autre identité. Pour Rouch "je est un autre" selon la formule de Rimbaud. De son coté Perrault n'a pas besoin de devenir un autre pour rejoindre son propre peuple. Pour Perrault, il s'agit d'appartenir à son peuple dominé, et de retrouver une identité collective perdue, réprimée. Ce n'est plus Naissance d'une nation, mais constitution, reconstitution d'un peuple, où le cinéaste et ses personnages deviennent autre ensemble et l'un par l'autre, collectivité qui gagne de proche en proche, de lieu en lieu.

Quand Perrault critique toute fiction, c'est au sens où elle forme un modèle de vérité préétablie, qui exprime nécessairement les idées dominantes ou le point de vu du colonisateur, même quand elle est forgée par l'auteur du film. La fiction est inséparable d'une vénération qui la présente pour vraie qui la présente pour vraie, dans la religion dans la société, dans le cinéma, dans les systèmes d'images.

Quand Perrault s'adresse à ses personnages réels du Québec, ce n'est pas seulement pour éliminer la fiction, mais pour libérer du modèle de vérité qui la pénètre et retrouver au contraire la pure et simple fonction de fabulation qui s'oppose à ce modèle.

Ce qui s'oppose à la fiction, ce n'est pas le réel, ce n'est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c'est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu'elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. Tel le dauphin blanc de Pour la suite du monde, le caribou du Pays de la terre sans arbre et par-dessus tout la bête lumineuse, le Dyonisos de la bête lumineuse.

Ce que le cinéma doit saisir, ce n'est pas l'identité d'un personnage, rée ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C'est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à fictionner, quand il entre "en flagrant délit de légender", et contribue ainsi à l'invention de son peuple.

Le personnage n'est pas séparable d'un avant et d'un après, mais qu'il réunit dans le passage d'un état à l'autre. Il devient lui-même un autre quand il se met à fabuler sans jamais être fictif. Et le cinéaste de son côté devient lui-même un autre quand il "s'intercède" ainsi des personnages réels qui remplacent en bloc ses propres fictions dans leurs propres fabulations. Tous deux communiquent dans l'invention d'un peuple. Je me suis intercédé Alexis (Le règne du jour) et tout le Québec, pour savoir qui j'étais "en sorte que pour me dire, il suffit de leur donner la parole." C'est une simulation d'un récit, la légende et ses métamorphoses, le discours indirect libre du Québec, un discours à deux têtes, à mille têtes, petit à petit. Alors le cinéma peut s'appeler "cinéma vérité" d'autant plus qu'il a détruit tout modèle du vrai pour devenir créateur, producteur de vérité : ce ne sera pas un cinéma de la vérité, mais la vérité du cinéma.

 

Source : chapitre 6 de L'image-temps

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