Il a bien évidemment toujours de la pensée dans les grandes oeuvres cinématographiques. Si nous retenons pas, par exemple, Eisenstein ou Welles dans cette dernière catégorie, c'est pour avoir mis cette pensée au service du cinéma en cherchant à le modifier. Jean-Luc Godard, Chris Marker, Guy Debord, Stanley Brakage ont eux utilisé le cinéma dans le but d'élaborer une pensée visible, exposée et fragile, incarnée dans les images.
Selon Jean-Michel Frodon (le Monde du 6 octobre 1995) "la thèse centrale de la recherche de Jean-Luc Godard est que le cinéma était fait pour penser, et singulièrement pour penser le XXè siècle, et que le XXème siècle n'en a pas voulu, le cantonnant à d'autres rôles. Histoires(s) du cinéma est certainement la démonstration de comment le cinéma aurait pu être un outil de pensée et, ainsi, de liberté".
Pour Gilles Deleuze, chez Jean-Luc Godard, le problème du rapport entre images n'est plus de savoir si "ça va ou si ça ne va pas", mais de savoir "comment ça va". Chaque série renvoie pour son compte à une manière de voir ou de dire, qui peut être celle de l'opinion courante opérant par slogans, mais aussi celle d'une classe, d'un genre, d'un personnage typique opérant par thèse, hypothèse, paradoxe ou même mauvaise astuce. Chaque série sera la manière dont l'auteur s'exprime indirectement dans une suite d'images attribuables à un autre, ou, inversement, la manière dont quelque chose ou quelqu'un s'exprime indirectement dans la vision de l'auteur considéré comme autre. Il n'y a plus l'unité de l'auteur, des personnages et monde, telle que le monologue intérieur le garantissait. Il y a formation d'un discours indirect libre, d'une vision indirecte libre.
Si l'on cherche la formule la plus générale de la série chez Godard, on appellera série toute suite d'images en tant que réfléchi dans un genre. Un film tout entier peut correspondre à un genre dominant, telle Une femme est une femme à la comédie musicale ou Made in USA à la bande dessinée. Mais même dans ce cas le film passe par des sous-genres, et la règle générale est qu'il y ait plusieurs genres, donc plusieurs séries.
Les genres réflexifs de Godard sont de véritables catégories par lesquelles le film passe. Il ne s'agit pas d'un procédé de catalogue, ou même de collage, mais d'une méthode de constitution de séries, chacune marquée par une catégorie. Godard ne cesse de créer des catégories : d'où le rôle si particulier du discours dans beaucoup de ses films où, comme le remarquait Daney, un genre de discours renvoie toujours à un discours d'un autre genre. Godard va des problèmes aux catégories, quitte à ce que les catégories lui redonnent un problème. Par exemple la structure de Sauve qui peut (la vie) : les quatre grandes catégories "l'imaginaire", "la peur", "le commerce", la musique" renvoient à un nouveau problème "qu'est-ce que la passion ?", "la passion ce n'est pas cela ", qui fera l'objet du film suivant. C'est que les catégories, ne sont pas fixées une fois pour toutes. Elles sont redistribuées remaniée réinventées pour chaque film. Au découpage des séries correspond un montage de catégories chaque fois nouveau. Il faut, chaque fois que les catégories nous surprennent, et pourtant ne soient pas arbitraires, soient bien fondées, et qu'elles aient entre elles de fortes relations indirectes : en effet elles ne doivent pas dériver les unes des autres, si bien que leur relation est du type "Et", mais ce "et" doit accéder à la nécessité. Il arrive souvent que le mot écrit indique la catégorie, tandis que les images visuelles constituent les séries : d'où le primat très spécial du mot sur l'image, et la présentation de l'écran comme tableau noir. Et, dans la phrase écrite, la conjonction "et" peut prendre une valeur isolée et magnifiée (Ici et ailleurs). Cette recréation de l'interstice ne marque pas forcement une discontinuité entre séries d'images : on peut passer continûment d'une série à une autre, en même temps que la relation d'une catégorie à une autre se fait illocalisable, comme on passe de la danse à l'errance dans Pierrot le fou, ou de la vie quotidienne au théâtre dans une femme est une femme ou de la scène de ménage à l'épopée dans Le mépris. Ou bien encore c'est le mot écrit qui peut être l'objet d'un traitement électronique introduisant mutation, récurrence et rétroaction (comme déjà sur le cahier de Pierrot le fou, la rt se transformait en la mort)
Les catégories ne sont donc jamais des réponses ultimes, mais des catégories de problèmes qui introduisent la réflexion dans l'image même. Ce sont des fonctions problématiques ou propositionnelles. Dès lors, la question pour chaque film de Godard est : qu'est-ce qui fait fonction de catégories ou de genres réflexifs ? Au plus simple, ce peut être des genres esthétiques, l'épopée, le théâtre, le roman, la danse, le cinéma lui-même. Il appartient au cinéma de se réfléchir lui-même, et de réfléchir les autres genres, pour autant que les images visuelles ne renvoient pas à une danse, à un roman, à un théâtre, à un film préétablis, mais se mettent elles-mêmes à faire cinéma, à faire danse, à faire roman, à faire théâtre le long d'une série pour un épisode.
Les catégories ou genres peuvent être aussi des catégories
psychiques (l'imagination, la mémoire, l'oubli
). Mais il arrive
que la catégorie ou le genre prennent des aspects beaucoup plus insolites,
par exemple dans les célèbres interventions de types réflexifs,
c'est-à-dire d'individus originaux qui exposent pour elle-même
et dans sa singularité la limite vers laquelle tendait ou tendra telle
série d'images visuelles : ce sont des penseurs, comme Jean-Pierre
Melville dans A bout de souffle,
Brice Parain dans Vivre sa vie,
Jeanson dans La Chinoise, ce
sont des burlesques comme Devos ou la reine du Liban dans Pierrot
le fou, ce sont des échantillons de figurants comme les figurants
de Deux ou
trois choses que je sais d'elle (je m'appelle ainsi, je fais ceci, j'aime
cela
). Tous des intercesseurs qui font fonction de catégorie,
en lui donnant une individuation complète : l'exemple le plus émouvant
est peut-être l'intervention de Bruce Parain qui expose et individue
la catégorie du langage, comme la limite vers laquelle tendait l'héroïne,
de toutes ses forces, à travers les séries d'images (le problème
de Nana).
Bref, les catégories peuvent être des mots, des choses, des actes, des personnes. Les carabiniers n'est pas un film de plus sur la guerre, pour la magnifier ou la dénoncer. Ce qui est très différent, il filme les catégories de la guerre. Or comme le dit Godard ce peut-être des "choses précises" : armées de mer, de terre et d'air, ou bien "des idées précises" : occupation, campagne, résistance, ou bien des "sentiments précis", violence, débandade, absence de passion, dérision, désordre, surprise, vide, ou bien des "phénomènes précis" : bruit, silence.
Les couleurs elles-mêmes peuvent faire fonction de catégories. Non seulement elles affectent les choses et les personnes, et même les mots écrits ; mais elles forment elles-mêmes des catégories : le rouge en est une dans Week-end. La lettre à Freddy Buache dégage le procédé chromatique à l'état pur : il y a le haut et le bas, la Lausanne bleue, céleste, et la Lausanne verte, terrestre et aquatique. Deux courbes ou périphéries, et, entre les deux, il y a le gris, le centre, les lignes droites. Les couleurs sont devenues des catégories dans lesquelles la ville réfléchit ses images et en fait un problème. Trois séries, trois états de la matière, le problème de Lausanne. Toute la technique du film, ses plongées, ses contre contre-plongées, ses arrêts sur l'image, sont au service de cette réflexion. On lui reprochera de ne pas avoir fait un film sur Lausanne ; c'est qu'il a renversé le rapport de Lausanne et des couleurs et fait passer Lausanne dans les couleurs comme sur une table des catégories qui ne convenait pourtant qu'à Lausanne. C'est bien du constructivisme : il a reconstruit Lausanne avec des couleurs, le discours de Lausanne, sa vision indirecte.
Le cinéma cesse d'être narratif, mais c'est avec Godard qu'il devient le plus "romanesque". Comme dit Pierrot le fou : "Chapitre suivant. Désespoir. Chapitre suivant. Liberté, Amertume". Bakhtine définissait le roman, par opposition à l'épopée ou la tragédie, comme n'ayant plus l'unité collective par laquelle les personnages parlaient encore un même et seul langage. Au contraire, le roman emprunte nécessairement tantôt la langue courante anonyme, tantôt la langue d'une classe, d'un groupe, d'une profession, tantôt la langue propre d'un personnage. C'est la réflexion dans les genres, anonymes ou personnifiés, qui constitue le roman, son plurilinguisme, son discours et sa vision. Godard donne au cinéma les puissances propres au roman. Il se donne des types réflexifs comme autant d'intercesseurs à travers lesquels, je est toujours un autre. C'est une ligne brisée, une ligne en zigzag, qui réunit l'auteur, ses personnages et le monde et qui passe entre eux.. On assiste à l'effacement du monologue intérieur comme tout du film, au profit d'un discours ou d'une vision indirects libres ; l'effacement de l'unité de l'homme et du monde, au profit d'une rupture qui ne nous laisse plus qu'une croyance en ce monde ci.
Pour Guy Debord, le cinéma pourrait être le moyen privilégié d'attaquer la société du spectacle qu'il dénonce. Il pourrait s'agir d'en détourner les images pour en faire des armes contre elle-même. Dans In girum, il dénie pourtant à l'image la possibilité de prouver quoi que ce soit. Elle ne peut convaincre que les convaincus, chacun y trouvant la preuve de ce qu'il pense déjà.
Le cinéma est plus simplement un moyen de continuer ce qui fait la vraie vie : la révolte, la révolution, l'amour et l'amitié. Sa mise en scène n'est pas donc destinée au cinéphile. Elle est un combat qui s'adresse au spectateur politique qui a compris son message." Je ne fais pas de film pour ceux qui ne comprennent pas, ou qui dissimulent, cela. "
La mise en scène repose principalement sur le détournement des images. Ces détournements sont des gestes politiques qui produisent de l'énergie.
Ciné-poète lyrique et fécond Stanley Brakhage vivait, pensait, uvrait dans l'essentialité du mythe, c'est à dire de la poésie et tant qu'elle peut nous restituer les fondements du vrai.
Qu'est-ce que le vrai selon Stan Brakhage ? Un rapport plus exact, c'est à dire plus ample aux phénomènes. Pour lui, la ressemblance propre à l'enregistrement cinématographique normé n'est qu'une bande infime sur le spectre de l'exactitude : son travail de cinéaste consistant à explorer, à inventer, à révéler les autres fréquences d'images possibles. De l'abstraction simple à la critique visuelle des images communes, Brakhage a élargi le champ de la figurativité cinématographique comme aucun artiste ne l'a fait. Brakhage était d'abord un poète de son médium, un artiste attentif aux potentialités plastiques offertes par son outil. Il a rédigé des textes approfondis sur la collure, le format Super8 comme accomplissement idéal du cinéma, les différentes qualités de pellicule
Ses premiers films ont encore quelque chose de narratif (Interim, 1951) ; Desistfilm, 1954) et jusqu'en 1957, sont surtout des espèces de Sketches onirico-psychologiques assez sombres (The way to shadow garden, 1955). Reflections on black (1955) tout en manifestant la frustration sexuelle qui hante encore Flesh of morning (1957) annonce sa future manière : la recherche des métaphores de la vision.
Employant systématiquement la couleur et le montage fluide (raccordant les plans dans les mouvements et les filés), il élabore ainsi The wonder ring (1955) filmé pour Joseph Cornell, Nightcats (1956) et Loving (1958) qui précède le remarquable Anticipation of Night (1958). Historique parce qu'il est à l'origine de la création par Mekas de la Film-Maker's Coopérative de New York, ce film l'est aussi parce qu'il marque une étape décisive dans l'histoire des formes du cinéma expérimental. Le propos de ce film subjectif (dont le je invisible et suicidaire tente vainement de recouvrer la vision sauvage de l'enfance) compte désormais moins que le flux de la matière visuelle, où les ciels bleu sombre, les arbres dans le crépuscule, les jeux de lumières ou de lune dans la nuit se suivent et se fondent sans hiatus avec l'apparition finale des grands flamants roses et des ours blancs du "rêve des enfants".