Raphaël n’a qu’un œil. Il est le gardien d’un manoir dans lequel plus personne ne vit. À presque 60 ans, il habite avec sa mère, Lucienne, un petit pavillon situé à l’entrée de ce grand domaine bourgeois. Entre la chasse aux taupes, la cornemuse et les tours dans la Kangoo de Samia, la postière, les jours se suivent et se ressemblent. Par une nuit d’orage, Garance, l’héritière, revient dans la demeure familiale. Elle a l'air désespérée et Raphaël lui prépare de quoi dormir pour la nuit. Il retrouve le lendemain une boîte de somnifères à ses côtés. Il la fait vomir. Il l'observe à son balcon, il joue de la cornemuse la nuit dans la piscine
Garance reprend ses clés mais, intrigué, Raphaël pénètre chez elle la nuit par un passage secret. Il découvre qu'elle a fait des croquis de lui. Garance l'assomme croyant à un voleur. Elle lui demande de poser pour lui. Elle l'entend jouer de la cornemuse. Un soir, elle lui propose de sortir boire un verre au village. Ils vont dans le bar où il joue avec son groupe. Ce soir de grand vent, quand ils reviennent au manoir elle se dit déçue : elle préfère sa chanson triste. Le lendemain, un jeune homme riche, en voiture de sport, vient rendre visite à Garance. Raphaël est jaloux et n'apprécie guère que Garance lui demande d'enlever les feuilles de la voiture de son visiteur. Il refuse le pourboire. Il tient à commander une prothèse pour son œil en dépit des moqueries de sa mère. Il va jouer dans un festival où il impose sa composition triste après un moment de stupeur il reçoit les applaudissements. Fou de joie, il se précipite chez Garance et se déshabille complètement. Elle le regarde comme un paysage. La postière le retrouve prostré et lui propose de l'accueillir chez elle. Il refuse car jaamis quand il pense à elle,cela nelui brile dans le ventre
Il commande sa prothèse mais découvre en rentrant Garance entourée de ses amis : son agent, celui qui était venu la voir, un commissaire d'exposition, un journaliste et un photographe. Elle lui dit qu'elle part le lendemain; un camion viendra chercher la statue. Elle part en ville avec ses amis. Raphaël, creuse, creuse pour extraire un immense tas d'argile. Garance rentre tard. Elle recouvre d'un linge humide sa statue. Mais ce n'est pas elle : Raphael s'est transformé en homme d'argile. Ils font l’amour. Au matin, Raphaël découvre que Garance est partie. Il crie de douleur.
Quelques semaines plsu tard, Rapahel range delicatement les fusils qu'il avait enlevé pour prevenir un evnetuel suicide de Garance. Il se regarde dans la glace avec son nouveau regard sans son bandeau de borgne et sa barbe qui a poussé. Il sort fumer dans le soleil.
A Paris, femmes et hommes visitent l'exposition de Garance Chaptel avec une médiatrice. Le clou en est l'homme d'argile : "Il ressemble au penseur de Rodin, mais ce n'est pas un penseur c'est un rêveur, le rêveur de Garance."
Ce premier long-métrage d'Anaïs Tellenne, lyrique et plein d'humour, dégage presque une idée, une émotion, un sourire par plan. Jouant plastiquement des contrastes entre jour et nuit, soleil et pluie, tempête et temps calme; il incorpore aussi à sa matière une dizaine de mythes et évoque et les quelques artistes contemporaines pour les œuvres de Garance, la dame en bleu du film. Surtout, nombre des plus beaux plans sont montrés ensuite sous un nouveau jour, accentuant leur charge émotionnelle
Une genèse longuement préparée
Anaïs Tellenne avait tourné trois courts métrages avec Raphaël Thierry qui est à l’origine de ce film. Si dans la réalité, l'acteur est plus extraverti que son personnage, la réalisatrice s'est néanmoins inspirée de certains aspects de son existence pour construire ce conte inspiré de Cocteau, Demy et Rossellini. Borgne et doté d’un physique hors norme, Raphaël Thierry a appris à vivre en ayant l’habitude de la condescendance, du rejet et de la méfiance. Il a longtemps partagé son temps entre ses activités de garde forestier, sa compagnie de théâtre et le groupe de musique traditionnelle dans lequel il jouait de la cornemuse, jusqu’à ce qu’un jour, Alain Guiraudie, le révèle dans Rester vertical (2016). Faisant de sa « tronche » atypique un atout, le cinéma a changé les regards sur lui comme le prouvent encore ses rôles dans De nos frères blessés (Hélier Cisterne, 2020) ou L'envol (Pietro Marcello, 2022).
Du Golem à l'homme d'argile
Le film joue donc au depart sur une série d'oppositions entre l'homem de la campagne et la femme de la ville, entre un physique avenant un physique atypique, entre une culture télévisuelle (le feuilleton Madame avec la chanson de ) l'art de la ville (les oeuvres de la dame en bleu).
Le regard de Garance change Raphaël. Il est d'abord sa muse (le film dégenre le mot muse pour en proposer une incarnation masculine), elle l'observe sous la pluie que perce le soleil accomplir son terrassement pour aplatir les mottes causées par les taupes. Raphael se prête au rôle de modèle quand il découvre qu'elle le dessine et qu'elle le sculpte. Ils se rapprochent quand elle découvre qu'il est lui aussi artiste, il joue de la cornemuse, ses compositions dans la psicine et celles de son groupe folklorique. Elle lui dit préférer sa musique triste : "pour évoquer la condition humaine mieux vaut Brel que Carlos". Il ose alors se présenter nu devant elle. Elle pétrit la statue et son désir monte mais il n'est qu'un paysage. Il faut le départ imminent de Garance pour qu'il engage la plus artistique des déclarations d'amour. Recouvert d'argile, le modèle se tourne, amoureux, vers sa créatrice. On retrouve le mythe de Pygmalion inversé plus fort encore que chez Paul Delvaux où c'est la femme qui désire l'homme. Raphaël se tourne, tord son cou vers Garance retrouvant la posture de la Galatée de Gérôme.
Ce coup de force formidable survient après un premier échec de séduction. Lorsque Raphaël revient triomphant de sa performance au festival de musique, il n'hésite plus à se déshabiller complètement. Il s'offre ainsi à Garance mais celle-ci le considère toujours comme un modèle. Elle lui retire son bandeau comme on parachève le geste amoureux, ainsi le chignon de Madeleine pour Scotti dans Vertigo mais son regard dit rien d'autre que la phrase déjà prononcée : " Vous êtes comme un paysage changeant, accidenté .. Un canyon, rien d'attendu, rien de précis.
D'autres moments viennent renforcer une première séquence déjà forte, l'enregistrement de la soirée de la cornemuse revient quand Raphel l'écoute réduisant" J'ai envie de vous ecouter" à "J'ai envie de vous". Raphel range d'abord les fusils pour que Garance ne se suicide pas. Lorsquil les remet en place lors de la dernière séquence,il est lui-même apaisé. Certes il a perdu Garance mais elle l'a transformé physiquement et moralement en artiste assumant ses compositions. C'est ce qu'il contemple dans le reflet de la glace et il peut fumer avec tranquillité et assurance dans le soleil.
Nombreux sont les plans du film ravivent les mythes ou les films : Golem, Ogre, fée, bête, Galatée, Cyclope, l'homme qui rit:
Générique | Peau d'âne (Jacques Demy, 1970) |
Le Golem ramené de Prague | Le Golem (Paul Wegener, 1920) |
La postière emmenée au fond du bois | L'ogre dans Tale of Tales (Matteo Garrone, 2015 ) |
Borgne ou Cyclopeau fond de la caverne | Le cyclope (Odilon Redon, 1914 ) |
La belle et le modèle | La belle et la bête(Jean Cocteau, 1945) |
Borgne ou Cyclopeau fond de la caverne | L'homme qui rit (Paul Leni, 1970) |
Le modèle amoureux de sa créatrice | Pygmalion et Galatée Jean-Léon Gérôme, 1860 |
Pygmalion Paul Delvaux, 1939 |
Le film est loin d'être tourné vers le passé. Les œuvres de Garance, la dame en bleu, évoquent celles de quelques artistes contemporains. Les gouttes de larmes suspendues comme la succession de petits tableaux d'écriture évoquent les collections d'Annette Messager, le projet de faire des moments intimes de sa vie, des oeuvres d'art est celui de Sophie Calle alors que le corps dans une cabine téléphonique ou proposé sur un étal de boucher renvoie au body art de ORLAN et le refuge dans le cocon du ventre maternel les performances immersives d'Abraham Poincheval.
Jean-Luc Lacuve, le 3 février 2024