Mort Rifkin, raconte ce qui lui est arrivé à son psychanalyste. Professeur de cinéma, il avait suspendu la rédaction d’un livre pour suivre sa compagne, Sue, attachée de presse au festival de Saint-Sébastien.
Sue n’a d'yeux que pour Philippe, un réalisateur prétentieux couvert de succès et d'honneur qui déclare volontiers que "la guerre est un enfer", que "certaines guerres sont justifiées" et se promet de réconcilier Juifs et Arabes dans son prochain film. Alors que son film, Apocalyptic Dreams, a été très applaudi, Sue reproche à son mari de mépriser Philippe, sa personne et ses films, et de se réfugier dans l'amour des seuls classiques du cinéma. Mort, cette nuit là fait un rêve, où se retrouve plongé dans l’univers de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) un homme meurt en prononçant "Rose Bubeik" et lui-même alors enfant joue dans la neige avec sa luge alors que devant la fenêtre de leur appartement ses parents discutent de la mort de leur voisine, Rose Bubeick.
Le matin, Sue se dépêche pour assister aux nombreuses interviews qui la solliciteront avec Philippe. Mort se trouve seul à déambuler dans San Sébastian. Mélancolique dans un parc, il se rêve dans Huit et demi (Federico Fellini, 1963) : il retrouve ses professeurs, amis et parents qu’il craint d’avoir déçu et qui redoutent son style pleurnichard et ampoulé.
Mort retrouve un vieil ami, Tomás Lopez, qui renforce ses inquiétudes sur son état de santé et lui conseille un rendez-vous avec un docteur dont un ami lui a donné les coordonnées : Jo Rojas. Il lui indique aussi avoir vu sa femme se promener avec Philippe sur la plage.
Mort s’interroge sur son couple à bout de souffle et trouve naturel que sa femme, déçue par lui, soit tenté de séduire Philippe. Il se retrouve ainsi plongé dans Jules et Jim (François Truffaut, 1962) : après la balade en vélo le long de la côte, Sue en compagnie de Philippe sur la plage demande à Mort si un ménage à trois avec Philippe lui conviendrait. Mort se juge trop vieux jeu pour cela.
L’après-midi, Mort a la surprise de constater que Jo Rojas est une femme qui cache son prénom, Johanna, pour ne pas dissuader de potentiels clients un peu trop machistes. Johanna le séduit immédiatement dès qu’elle lui dit avoir trouvé prétentieux Apocalyptic Dreams. Professionnellement, elle trouve le cœur de Mort très sain mais promet de l’appeler si les analyses détectent quelque chose d’anormal. Mort se voit dans la voiture avec elle s’en allant vers Paris comme dans Un homme et une femme (Claude Lelouch, 1966) où ils discuteraient médicaments et reflux gastriques.
Mort retrouve Tomás Lopez à la terrasse d'un café en compagnie de Gil Brenner, celui-là la même qui lui avait donné l’adresse de Johanna. Gil l’informe des choix amoureux catastrophiques de Johanna avec des hommes certes artistes mais infidèles et alcooliques.
Mort tente de revoir Johanna en prétextant une grosseur sur la main mais Sue, opportunément en compagnie d’un dermatologue, le persuade d'y renoncer et de voir, comme prévu, A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960). Durant la projection, Mort s'imagine continuer la scène de ménage entre Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg avec Sue mais, contrairement aux jeunes acteurs qui peuvent discuter sous les draps, leur vieux couple y renonce sous peine d'étouffer. Auparavan,t Mort avait révélé à Sue avoir été amoureux de sa belle-sœur, Doris. C'est lui que Doris aima en premier avant de lui préférer son frère, un garçon bien bâti et plein d’assurance.
Le lendemain, Mort s'excuse du rendez-vous manqué auprès de la secrétaire de Johanna et fait le forcing pour en obtenir un autre. Mais quand il arrive, Johanna se dispute au téléphone. Il l’invite à boire un verre et à se livrer un peu. Il s’avoue seul et elle lui propose de lui faire visiter San Sébastian le lendemain.
En rentrant, un peu saoul, il est embarqué par Sue dans une soirée. Elle lui offre un livre sur Bergman que lui ont donné des critiques suédois très admiratif du film de Philippe qu'il va proposer à l’ONU en avant-première de sa sortie américaine.
Durant la nuit, Mort, rentré tôt, ne cesse de penser à Johanna et l’imagine en Bibi Anderson dans Persona (Ingmar Bergman, 1966) avec son visage qui se confond avec celui de Sue-Liv Ullmann.
Le lendemain, Mort se fait conduire par Johanna dans de bels endroits de San Sébastian. Alors qu'elle s'endort après le pique-nique, il s'assoie à côté d'elle comme dans Les fraises sauvages (Ingmar Bergman, 1957) mais c'est à son frère qu'elle fait sa déclaration d'amour. Sur le chemin du retour, un pneu éclate et Johanna, décidant qu'elle est proche de chez elle, les y conduit après avoir été pris en stop sur trente kilomètres. Elle découvre l’infidélité de son mari, Paco, en compagnie de la jeune Dolores qu'il dessinait et qu'il avait trouvé trop jolie. Johanna raccompagne Dolores et Mort à San Sébastian.
Le soir a lieu la remise du prix Luis Buñuel à Philippe auquel Mort se sent obligé d'aller par fidélité... envers Buñuel. Le soir, il se rêve avec Johanna dans un grand salon mais ils ne peuvent partir, retenus mystérieusement prisonniers comme dans L'ange exterminateur (Luis Buñuel, 1962).
Sue vient le retrouver dans la chambre et lui déclare vouloir divorcer à leur retour à New York. Mort téléphone à Johanna et échoue à passer une nouvelle journée avec elle. Elle promet toutefois de passer le voir si elle se rend à New York.
Mort fait une partie d’échec avec la mort comme dans Le septième sceau (Ingmar Bergman, 1957). Celle-ci n’est pas pressée de l'emmener et lui conseille de prendre soin de lui, de renoncer à devenir écrivain pour mieux se consacrer à transmettre son amour du cinéma tout en prenant soin de sa santé.
Mort a fini de raconter son histoire à son psychanalyste et lui demande ce qu'il en pense.
Rifkin's Festival est-il prétexte à prendre des vacances en Europe ou un testament artistique ? Le 50e film de Woody Allen n'a trouvé que bien peu de défenseurs pour se poser la question. Le film accorde un soin tout particulier à la mise en scène des huit pastiches de films célèbres portés au pinacle par Mort-Woody. L'ensemble offre une lecture renouvelée du mythe de Sisyphe auquel Woody Allen offre une interprétation joyeuse et un plaidoyer pour son propre cinéma, artisanal et léger tout en étant admiratif de la grandeur.
De somptueux pastiches plein d'humour
Par huit fois le film plonge dans les pensées de Mort, où, réveillé ou endormi, il se représente en personnages rejouant les chefs-d’œuvre de la modernité des années 40 à 60. Le soin apporté à ces pastiches est tout particulier. Ils respectent le format du film d'origine. Alors que le film est au format 1:85, il passe au 2:35 pour Jules et Jim et au 1:37 pour tous les autres films en noir et blanc. Bertolucci dans Innocents, autre film ultra référencé, n'avait pas pris ce soin. De plus, la lumière des pastiches est différenciée en adéquation avec chacun des films d'origine. Enfin et peut-être surtout le film reprend deux ou trois éléments caractéristiques qu'il détourne avec humour.
L'extrait de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) reprend ses deux de séquences les plus célèbres. La première reprend la grille fermée devant la riche demeure où la lumière à l’étage s'éteint en même temps que meurt l'homme qui tient la boule neigeuse enfermant... l’immeuble des parents de Mort en prononçant... Rose Bubeik. Mort se voit alors en Kane-enfant jouant dans la neige avec sa luge alors que devant la fenêtre de leur appartement ses parents discutent de la mort de Rose Bubeick, leur voisine. Le pastiche évite l'ostentation du plan ascensionnel sur la grille et réduit la célèbre profondeur de champ de l’enfant derrière la vitre. Le choix drolatique de "Rose Bubeick" à la place du célèbre "Rosebud" est caractéristique du double mouvement, humble et ironique, que Woody applique à sa perception des chefs-d’œuvre qu'il admire.
Le pastiche de Huit et demi (Federico Fellini, 1963) renvoie à son angoisse d'un chef-d’œuvre qu'il faudrait réaliser en dépit des conseils plus ou moins bienveillants des proches (amis, parents, professeurs, prêtre et rabbin) qui trouve son style pleurnichard et ampoulé. Le pastiche de Jules et Jim (François Truffaut, 1962) renvoie au compromis impossible d'un ménage à trois. L'extrait d'un homme et une femme, qui cristallise son amour de Johanna, est nourri de références médicales incongrues qui servent de contrepoint aux images romanesques. Le pastiche d'A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960) vient se coller à celui de son modèle, vu en salle. Mais alors que les jeunes héros peuvent continuer de dialoguer sous les draps, Mort et Sue sont près d'y étouffer.
L'extrait de Persona (Ingmar Bergman, 1966), où le visage de Johanna vient se superposer pour moitié à celui de Sue utilise un trucage bien plus simple que le morphing de Bergman...et bien plus drôle : le visage de Sue est maquillé différemment à droite et à gauche. Le pastiche des Fraises sauvages (Ingmar Bergman, 1957) commence par le célèbre plan du cadran d'horloge sans aiguille et se termine par la séquence où le vieux professeur se souvient de ses amours de jeunesses où celle qu'il aimait ramassait les fraises sauvages. Au lieu du professeur jeune, c'est son frère, son rival, qui a pris la place et les amants se moquent de lui, de sa rigidité et ses échecs répétés. Le soir où le prix Luis Buñuel est remis donne lieu à un cauchemar de Mort qui s'imagine vouloir fuir avec Johanna mais en être empêché par le même mur invisible de L'ange exterminateur (Luis Buñuel, 1962). Le dernier pastiche fait intervenir la mort du Septième sceau (Ingmar Bergman, 1957) mais plus indulgente et préparant Mort à une vie nouvelle débarrassée du poids d'une femme qui ne l'aime plus et du fardeau d'avoir à écrire un impossible chef-d'œuvre
Plaidoyer pour un cinéma mineur : artisanal et léger
Mort exprime l'idée que Sisyphe serait guère plus avancé si son supplice prenait fin. Aurait-il une grande satisfaction à voir poser un gros rocher au sommet d'une montagne? Ce gros rocher pour Mort c'est l'écriture d'un roman, chef-d’œuvre de littérature qui viendrait se placer au-dessus de la montagne littéraire constituée des grands écrivains qui l'ont précédé, notamment Dostoïevski et Joyce, ses écrivains préférés. Ecrire page après page aussitôt déchirées n’engendre chez lui qu'insatisfaction. Il pourrait préférer revenir à l'enseignement du cinéma et porter au sommet les chefs-d’œuvre du septième art dans un hommage sans cesse à recommencer. C'est bien là ce qui lui plait tant : chaque situation de sa vie s'évalue à l'aune de ces chefs-d'œuvre. Woody Allen ne sait jamais faire mieux que de transmettre son amour du cinéma, du jazz et de la littérature.
Philippe, artiste médiatique qui se pose en défenseur des grandes causes, idolâtre le cinéma américain (Hawks et Ford) n'est pas présenté comme un repoussoir mais ses succès et son ambition ne représentent pas un modèle universel. Woody Allen assume de faire le cinéma qui lui plait avant de songer à atteindre au chef-d’œuvre. Celui-ci, tourné à San Sébastian, prend la suite des visites à Londres dans Match point (2005) et Scoop (2006), Barcelone dans Vicky Cristina Barcelona (2008), Paris avec Minuit à Paris, (2011), Rome dans To Rome with Love, en 2012), la Côte d’Azur (Magic in the Moonlight, 2014), Allen poursuit ses voyages en Europe, terre qui accueille mieux ses films que les Etats-Unis. Le phénomène s'est amplifié suite au scandale suscité par le procès médiatique qu'a entamé son fils contre lui en prenant le parti de sa sœur. Cette fois donc Allen s'est allé à Saint-Sébastien où se déroule son célèbre festival... qui présenta ce film en ouverture de son édition 2020.
Jean-Luc Lacuve, le 12 août 2022