Carton : "L'incident de Mukden en Mandchourie, en novembre 1931 servit de déclencheur à l'expansionnisme japonais en Chine. Au nom de la lutte contre les Rouges, les militaires réprimèrent les opposants. Professeurs et étudiants se mobilisèrent contre cette atteinte aux libertés. C'est l'époque de "l'affaire de l'université de Kyoto". Même si les faits sont réels, les personnages sont nés de l'imagination de l'auteur."
Yukie Yagihara, fille du doyen de l'université de Kyoto est courtisée par les meilleurs étudiants de son père, les plus engagés dans les défenses des libertés. Ils sont sept à la suivre pour un pique-nique sur le mont Yoshida. Noge se montre plus décidé que Itokawa. Yukie semble pourtant préférer ce dernier car il est plus docile. Arrivés en haut du mont, les jeunes gens contemplent leur cher "campus des libertés, chère université de Kyoto, célèbre tour d'ivoire, Mecque de tous les savoirs". Noge prévient pourtant que la tempête fasciste menace. Comme pour lui donner raison, des coups de feu se font entendre et un soldat agonise devant leurs yeux.
1933. Le Premier ministre aux ordres de la sphère militaro-industrielle qui a désormais pratiquement colonisé la Mandchourie a tranché : le professeur Yagihara est démis de ses fonctions car jugé trop démocrate. Noge sait que ce n'est qu'un début ce qui irrite Yukie qui préfère ne pas voir son père trop compromis par les idées de gauche. Noge craint que l'idéal de démocratie du professeur ne soit pas suffisant pour s'opposer au fascisme, même avec l'appui de tous ses collègues qui ont menacé de démissionner pour le soutenir. Selon lui, le pouvoir va se satisfaire de ces démissions et s'en servir pour pousser plus loin la répression. Il préférreait, tant qu'il est encore temps, alerter l'opinion, et pousser une attaque frontale contre le gouvernement. Yukie entraine Itokawa au piano refusant d'entendre ce qu'elle sait etre la vérité. Noge lui souhaite d'être remise à sa place : "Tu fais peu de cas de la raison, mais sans un support logique, la beauté ou la joie ne sont que futilité". Il s'en va et croise le professeur interloqué que le ministre envisage tranquillement la fermeture de l'université.
Désemparée, Yukie exige une preuve de soumission d'Itokawa; celui-ci se soumet mais Yukie, effrayée par son caprice, se ravise avant que son front en touche terre. Elle reconnait aussi que Noge a raison. Celui-ci mène le révolte des étudiants, mais certains professeurs veulent négocier alors que le Premier ministre discute avec les militaires en jouant au golf. Résultat : l'opposition est écrasée, les leaders étudiants arrêtés.
Le professeur Yagihara reconnait sa défaite, leur défaite, devant les étudiants rassemblés mais il veut croire que les arbres refleuriront et que les étudiants gardent intact leur désir de savoir : "Il faut survivre à la tempête réactionnaire". De même, au petit groupe d'étudiants très engagés, il conseille de ne pas abandonner les études qui ont coutées si cher à leur parent et de reprendre le chemin de l'université. Itokawa avait reçu le même conseil de sa mère, qui l'élève seule. Il n'arrive que très tard chez le professeur, suscitant l'ironie de Yukie qui lui annonce qu'il n'a pas à s'en faire : le professeur lui-même a conseillé la reprise des cours ; il ne sera pas pris pour un traitre. Yukie est plus troublée encore lorsqu'elle apprend que Noge, relâché, a quitté l'université pour se consacrer aux luttes de gauche. "Comme ils sont tristes ces jours passés où notre université est écrasée par le fascisme" crient, saouls, les jeunes étudiants errant dans la rue à la nuit tombée.
1938. Le militarisme va bon train au Japon, Yukie s'ennuie en étudiant la dactylographie. Même dans l'arrangement floral où elle est devenue experte, elle ne peut camoufler la tristesse de son âme. Toujours chez ses parents, elle regrette songer parfois à épouser Itokawa. Son père le professeur donne des conseils juridiques gratuits. Itokawa est invité chez lui. Devenu procureur, il lui signifie que cette activité est mal vue du gouvernement. Il a gardé des relations avec Noge et se propose de l'amener bientôt chez eux. La mère de Yukie puis celle-ci l'en dissuadent. Elle avoue avoir peur de lui : "si je marchais dans tes pas, ma vie serait paisible mais un peu ennuyeuse sans doute. Si je suivais Noge, ce serait un éblouissement, une vie tempétueuse pleine d'éclairs; ça me fait peur mais cela m'attire aussi". Itokawa lui signifie que Noge a changé que ces cinq années ont été rudes pour lui ; que la prison l'a transformé. En effet, c'est un Noge apaisé qui est bientôt accueilli chez les Yagihara. En prison, il a poursuivi ses études en philosophie et littérature et a été libéré sous condition il y a un an grâce à Itokawa qui s'est porté garant pour lui et lui a trouvé un poste dans l'armée. Il va partir en Chine pour longtemps. Du coup Yukie, déçue et désemparée, décide de partir vivre sa vie à Tokyo. Sa mère aurait préféré qu'à 25 ans elle suive son cœur et épouse Noge. Travailler pour une société d'import-export avec ses étude d'anglais et de dactylographie, "mais telle que je suis aujourd'hui, c'est comme si j'étais morte. Le monde où nous vivons, je veux aller le voir et vérifier par moi-même ce que vivre veut dire." Si tu as réfléchi jusque là c'est bon : va et défriche toi-même le chemin qui te mènera à ta vie. N'oublie pas que tu es responsable de tes actes jusqu'au bout. La liberté, c'est le fruit d'un combat. Pour l'atteindre, il faut être prêt à souffrir et assumer ses responsabilités.
1941. A Kyoto les temps sont durs pour le professeur avec les rationnements imposés à la population. Il s'inquiète pour Yukie, las de son travail qui songe à aller en Chine. A Tokyo, Yukie rencontre Itokawa désormais marié qui lui indique que Norge est devenu un intellectuel respecté à la tête d'un journal d'opposition. Yukie, est alors décidée à suivre son grand amour quoi qu’il advienne. Ils se marient mais Noge est arrêté en décembre. Traité d'espion, il est torturé à mort. Yukie choisit d'aller vivre à la campagne chez les parents de son défunt mari qui ne s'était jamais réconcilié avec eux pour leur prouver la grandeur de leur fils. Mais les parents sont traités par les autres villageois comme les parents d'un traitre. Yukie est elle-même en butte aux insultes des paysans qui la considèrent comme une espionne. Néanmoins, Yukie persévère et, en dépit de ses origines citadines, les aide aux travaux des champs, même quand la rizière est saccagée.
Jour de vérité. La défaite. Et puis la liberté restaurée. A la fin de la guerre, justice est rendue à Noge. Le professeur Yagihara rend hommage à son ancien étudiant le proposant comme modèle aux jeunes étudiants entrant à l'université. Noge a sacrifié sa vie pour la liberté d'enseigner mais aussi pour la paix et le bonheur du peuple japonais. Il s'assurera que ce message a été compris en reprenant ses cours. La mère pense qu'il est possible de faire comme si rien ne s'était passé depuis dix ans. Yukie choisit pourtant de retourner vivre à la campagne, dans le village des beaux-parents où elle est dorénavant respectée et où il y a encore tant à faire et notamment pour les femmes. Elle animera un mouvement pour la promotion de la culture dans les villages ruraux. "Ma pauvre enfant on dirait que tu es née pour souffrir". "Je vis comme Noge le disait toujours : Une vie sans le moindre regret" affirme courageusement Yukie.
En 1944, Kurosawa réalise Le plus dignement, un film de propagande sur l'abnégation des jeunes femmes qui fabriquent des munitions au pays. Au sortir de la guerre, en 1946, il est contacté par le nouveau mais puissant syndicat des travailleurs pour Ceux qui batissent l'avenir, un film anticapitaliste, indépendant des studios, tourné en une semaine avec deux autres cinéastes. Kurosawa qui ne désavoue pas le film ne le considère toutefois pas comme une œuvre personnelle au même titre que La légende du grand Judo (1943) et La nouvelle légende du grand Judo (1945) tournés pendant la guerre. Mais au sortir de celle-ci, Akira Kurosawa avait aussi dû se résigner à tourner Qui marche sur la queue du tigre... , un film historique moins ambitieux que ce qu'il espérait.
Je ne regrette rien de ma jeunesse est aussi produit par la Toho qui connait une période agitée avec deux grands conflits syndicaux, contraignant son réalisateur à écrire plusieurs versions du scénario. En dépit de ces contraintes, ce drame épique qui a pour cadre la résistance de la jeunesse intellectuelle japonaise de 1933 à 1945, s’avère le premier chef d'œuvre de Kurosawa: l'un de ses grands films politiques et, exceptionnellement pour ce cinéaste aux héros souvent masculins, l'un des plus beaux portraits de femme du cinéma.
Quelle attitude face au fascisme ?
Le carton initial indique s'inspirer de faits réels, même si les noms ont été changés. Il s'agit de la démission forcée d’un professeur d’université pour ses opinions prétendument communistes, et l’affaire Ozaki, un antimilitariste accusé d’être à la solde des Soviétiques.
La compromission des politiques auprès de la sphère militaro-industrielle est donnée comme la raison principale de l'engagement militaire en Chine puis dans le second conflit mondial. Face à cela, la protestation non violente du professeur Yagihara, doyen de l'université de Kyoto, ne pouvait suffire. In fine pourtant, Kurosawa semble lui donner raison comme il le fera toujours en faisant l'éloge du travail bien fait face à ceux qui ont le goût du pouvoir ou de l'argent. Le professeur donne des conseils juridiques gratuits aux plus pauvres. Sa fille, Yukie, au bout d'un long processus, ira aider les paysans, parents de son mari puis, après la guerre se consacrera au progrès à mettre en œuvre dans le village. Le dernier plan du film, elle s'éloignant dans un camion de paysans ouvre sur un avenir de travail et de dévouement.
L'enthousiasme des luttes est du côté de Noge qui mobilise étudiants puis opinion publique par voie de presse. Cette action militante est réfléchie et tenace. Dans la séquence d'affrontement Kurosawa se montre digne du montage d'attraction de son maitre SM Eisenstein. Noge étudie en prison, accepte un exil en Chine où il approfondit ses connaissances en géopolitique puis fonde un journal à Tokyo. Journaliste sans concession, il résiste jusqu'à la torture et la mort. Kurosawa n'ose aller trop loin dans la condamnation des autorités japonaises. Il est seulement suggéré que Noge a été torturé à mort et le traumatisme de la défaite et les désastres atomiques de Hiroshima et Nagasaki ne sont pas évoqués.
Aucun des personnages du film n'est condamné, Itokawa n'a pas le courage de Noge. Mais il est sensible à la demande de sa mère qui s'est sacrifiée pour ses études. Il continue donc son cursus juridique pour être procureur. Il en rompt toutefois jamais avec ses amis. Il prévient le professeur d'être prudent, aide Noge à sortir de prison et remet Yukie sur la piste de celui-ci à Tokyo. Yukie lui fera néanmoins comprendre que son attitude conciliatrice ne suffit pas et refuse de le conduire vers les cendres de Noge quand elle est seule à en défendre l'honneur.
Quelle question dois-je me poser pour répondre à la situation ?
Car Je ne regrette rien de ma jeunesse est avant tout un incroyable portrait de femme qui trouve en elle-même comment répondre à la question de l'engagement. Le personnage de Yukie est admirablement interprété par l’immense actrice Setsuko Hara qui sera la muse de Yasujiro Ozu pour les quinze ans à venir pour Printemps tardif (1949), Été précoce (1951), Crépuscule à Tokyo (1957), Fin d'automne (1960) et Dernier caprice (1961). Kurosawa réalise un nombre considérable de gros plan sur son visage bouleversé par l'émotion sans que jamais l'actrice semble cabotiner. C'est en effet sur son visage que vont se lire les différentes étapes de son parcours
Yukie est le premier d'une longe liste de personnages de Kurosawa qui doivent comprendre l'étendue d'un problème avant d'agir. Ici le parcours de Yukie se partage en une longe attente puis une implication totale dans la question qu'elle doit se poser pour répondre au problème. La réponse n'est pas seulement celle de l'action à la situation, mais, plus profondément, une réponse à la question ou au problème que la situation ne suffisait pas à dévoiler. Yukie doit arracher à la situation de la poursuite du combat de son mari, la question qu'elle contient, découvrir les données de la question secrète qui seules, permettent d'y répondre, et sans lesquelles l'action même ne serait pas une réponse. Cette question c'est bien évidemment pourquoi ses beaux-parents, petites gens du peuple, ne sont pas fiers de leur fils? Ou comment répondre à sa mesure, le petit village, au climat de terreur que fait peser le fascisme sur les individus.
Attente
La prise de conscience de Yukie se fait en plusieurs temps. Noge la prévient dès 1933 : "Tu fais peu de cas de la raison, mais sans un support logique, la beauté ou la joie ne sont que futilités". Elle délaisse ainsi piano puis art floral dans une des séquences les plus émouvantes. Ayant masqué sa personnalité derrière un bel mais anonyme arrangement, Yukie détruit tout et pour exprimer sa détresse laisse flotter trois fleurs de dahlia dans la soucoupe.
Quand Noge part en 1938, Yukie reste cloîtrée derrière la porte et Kurosawa la filme en fondus-enchainés, désemparée derrière la porte ne sachant agir.
La lutte pour la liberté ne saurait en effet se contenter de solutions simples. Avant que Yukie ne parte, résolue, pour Tokyo son père l'a prévenue : "Si tu as réfléchi jusque là c'est bon : va et défriche toi-même le chemin qui te mènera à ta vie. N'oublie pas que tu es responsable de tes actes jusqu'au bout. La liberté, c'est le fruit d'un combat. Pour l'atteindre, il faut être prêt à souffrir et assumer ses responsabilités".
Combat
Une fois décidé, l'engagement de Yukie sera sans faille. Elle porte jusqu'à s'évanouir la terre dégagée des rizières, y plante le riz puis se remet au travail quand les voisins ont saccagé ce qu'ils considèrent comme la rizière des espions. S'accomplit alors ce pour qui Yukie était venue : le père lui-même, jusqu'alors indifférent, replante le riz avec sa femme et Yukie. Les mains du père redressant les plans de riz répond au plan des trois fleurs de dahlia.
Même certitude du destin accompli avec le flash mental de Yukie se souvenant de ses mains sur le piano s'enchaînant dans un fondu avec ses mains s'affairant dorénavant dans l'eau.
Nouveau point d'orgue d'une détermination sans faille, le long refus de montrer les cendres de Noge à Ikitawa qui s'inquiétait de son sort : "Noge lui-même n'en serait pas heureux. Le procureur Itokawa peut penser que Noge a par malheur emprunté le mauvais chemin. Mais qui peut décider que tel chemin est juste et tel autre ne l'est pas? Le temps en sera seul juge".
Une vie sans le moindre regret
Noge avait incité Yukie à vivre "Une vie sans le moindre regret". Il ne s'agit pas là d'une vie idéale mais d'une vie qui apporte une réponse à une situation et une action qui en vaille la peine. Yukie dans une belle séquence de retour vers le mont Yoshida voit, dans le trajet de jeunes étudiants, combien elle aurait pu être heureuse sans la guerre. Elle n'a cependant rien à regretter de sa jeunesse pour avoir pris le temps de répondre de façon adéquate à une terrible situation.
La mis en scène de Kurosawa relie donc le parcourt intime d'une jeune femme à l'engagement collectif de la jeunesse japonaise de 1931 à 1946. Le combat collectif a été perdu mais le long parcourt de Yukie est capable de relier l'intime et le collectif. Après avoir subi le joug de la dictature militaire et la guerre, le pays se relève tant bien que mal, armé d’une force morale inébranlable et enfin prêt à faire la paix avec lui-même.
Jean-Luc Lacuve le 12/04/2016