Crépuscule à Tokyo

1957

Genre : Mélodrame

(Tokyo Boshoku). Avec : Setsuko Hara (Takako Numata), Ineko Arima (Akiko Sugiyama), Chishû Ryû (Shukichi Sugiyama), Isuzu Yamada (Kisako Soma), Haruko Sugimura (Shigeko Takeuchi), Teiji Takahashi (Noburo Kawaguchi), Masami Taura (Kenji Kimura), Nobuo Nakamura (Sakae Aiba), Kinzô Shin (Yasuo Numata). 2h21.

C'est l'hiver, il fait froid, le soir tombe et, pour une fois, Shukichi Sugiyama revient dans un bar qu'il fréquenta autrefois. La patronne lui sert avec plaisir son excellent foie de calamar et du saké tiède. Elle l'inquiète toutefois en lui précisant que son gendre est venu récemment, déjà très saoul, entouré de deux de ses étudiants qui avaient l'habitude de le ramener chez lui.

En rentrant chez lui, Shukichi est accueilli par sa fille aînée, Takako, venue le pense-t-il passer la nuit chez lui avec sa petite fille de deux ans. Il parvient toutefois, non sans mal, à faire avouer à Takako qu'elle s'est de nouveau disputée avec son mari, Yasuo, qui, sous l'emprise de l'alcool devient parfois violent lorsqu'il est dépité par un échec professionnel. Professeur de sciences politiques, Yasuo, s'est aigri. Admiré autrefois par Shukichi, celui-ci regrette maintenant de l'avoir imposé à sa fille qui préférait un autre homme. Takako semble toutefois contente de passer quelques jours chez son père en attendant que la crise conjugal se termine et de retrouver par la même occasion, sa jeune sœur, Akiko, encore étudiante qui vit chez leur père.

Le lendemain, Shukichi va travailler dans la banque où il est expert comptable. I reçoit la visite de sa sœur, Shigeko, venue négocier un prêt pour sa prospère entreprise de produits de beauté. Shigeko l'invite dans un bon restaurant servant de l'anguille. Elle l'informe que Akiko est venue solliciter un prêt de 5000 yens. Comme la jeune fille a refusé d'en donner la raison, Shigeko a refusé de lui prêter cette grosse somme d'argent. En interrogeant sa fille le soir, Shukichi obtient pour toute réponse qu'elle en avait besoin pour aider une amie mais que ce n'est dorénavant plus la peine.

Akiko fréquente les salles de jeux où les étudiants, les petits patrons et les employés jouent au mah-jong. Elle est à la recherche de Kenji dont elle est amoureuse et qui semble la fuir. En rentrant le soir, elle confie à Takako que, dans une de ces salles de jeux ,une femme s'est particulièrement intéressée à elle. Akiko a le pressentiment que ce pourrait être leur mère. Takako n'y croit pas. Leur mère est partie il y a vingt-cinq ans les abandonnant pour ne plus jamais revenir. Takako est ébranlée quand Shigeko lui confirme avoir rencontré Kisako,  par hasard à Tokyo. Celle-ci a perdu son amant, tué à la guerre et vit depuis avec un nouveau mari, Sakae Aiba, qui tient un petit salon de mah-jong.

Si Akiko cherche aussi frénétiquement Kenji, c'est qu'elle lui a avoué être enceinte de lui. Elle le retrouve enfin dans la misérable échoppe d'un vendeur de nouilles, près de la voie ferrée chez lequel il habite. Une halte au bord de l'eau confirme à Akiko que Kenji refuse de l'aider. Elle retourne ainsi dans l'hôpital où une sage femme prend en compte sa situation et l'opère afin qu'elle perde son bébé. En rentrant chez elle, Akiko  voit le bébé de Takeko qui fait ses premiers pas et pleure de chagrin devant ce bonheur qui lui sera refusé.

Takako va voir Kisako dans la salle de mah-jong et lui ordonne de ne pas révéler à Akiko qu'elle est sa mère. Mais à peine rétablie, Akiko retourne dans la maison de jeu à la recherche de Kenji et apprend que sa sœur est venue rendre visite à  Kisako. Furieuse, Akiko demande à sa sœur des explications. Takako lui raconte les circonstances du départ de leur mère. Alors que leur père avait été muté à Séoul, un de ses collègues, drôle et charmant, venait de plus en plus souvent. Lorsque le père était revenu, il avait passé une journée magnifique au zoo avec ses enfants mais, au retour, ils avaient trouvé la maison vide. Plus jamais le départ de Kisako n'avait été évoqué dans la maison. Désemparée, Akiko soupçonne qu'elle est une bâtarde et pas la fille de leur père. Elle s'apprête à en demander confirmation à Shukichi qui vient de rentrer mais Takako l'en empêche. Du coup, Akiko va voir sa mère qui lui affirme qu'elle est bien la fille de Shukichi. Cela ne calme pas pour autant Akiko qui, plus désemparée que jamais, cherche Kenji et s'attire le mépris de ceux qui le fréquentent pour s'être laissée "débaucher". Akiko apprend du marchand de nouilles que, sans le lui dire, Kenji cherche à déménager. Lorsque celui-ci arrive enfin, il ne pense qu'à lui faire remarquer qu'il a maigri... signe de son inquiétude pour elle. Akiko s'enfuit et se fait renverser par le train devant lequel la barrière était restée ouverte. Akiko agonise quand Shukichi et Takako se précipitent à son chevet : elle ne veut pas mourir et désire tout reprendre à zéro dit-elle dans un dernier souffle.

Takako vient annoncer à Kisako que sa fille est morte par sa faute. Du coup, celle-ci accepte la proposition de son mari de partir s'exiler pour un meilleur travail à Hokkaido. Elle apporte néanmoins le jour du départ des fleurs en guise d'offrande pour Akiko, signalant qu'elle partira par la train de 21h30. A l'heure dite, elle espère un adieu de Takako mais celle-ci, persuadée que l'amour d'une mère à manqué à Akiko, ne vient pas.  Elle affirme à son père qu'un enfant a besoin de l'amour d'un père et d'une mère et qu'elle va rejoindre son mari, prête à tout pour que leur couple fonctionne de nouveau.

Au petit matin, Shukichi, ne bénéficiant dorénavant plus que de l'aide de sa domestique pour préparer ses affaires, s'en va, solitaire, au travail.

Comme habituellement, le sujet est celui du temps qui corrode les relations familiales. C'est toutefois l'un des films les plus mélodramatiques jamais tournés par Ozu, où confrontations directes et suicide viennent émailler et perturber comme jamais la dramaturgie ozuienne classique. Les femmes sont condamnées au sacrifice et seule l'architecture urbaine est solide.

Le poids d'une morale du sacrifice pour les femmes

Si socialement des évolutions favorable à la libération des femmes se font sentir, la morale conservatrice les condamne presque toujours à la fidélité au couple. Le divorce et la séparation sont possibles, l'avortement est présenté comme une solution à privilégier dans le cas d'un enfant non desiré.

Néanmoins, la sanction de ces choix est sans appel. Kisako, la femme qui a fuit le foyer conjugal pour partir avec son amant a vu celui-ci mourir sous peu et ne retrouvera jamais l'amour ou même la compréhension de ses filles. Privée d'amour maternel, n'ayant pas le recours d'une confidente possible, fragilisée, Akiko se suicide. Ainsi même si Takako ignore tout de l'abandon amoureux subi par sa sœur, Ozu semble lui donner raison en pensant que le suicide vient aussi de l'absence d'amour maternel ; ce que semble aussi admettre le père. Enfin l'avortement, donné d'abord comme une opération bénigne demandant juste un peu de repos, est condamné avec la séquence de l'enfant de Takako s'avançant vers Akiko pour ses premiers pas. Il déclenche la crise de larmes de cette dernière.

C'est donc bien la morale du couple à tout prix qui prédomine, celle de la nécessité d'un père et d'une mère pour élever un enfant. Même avec un mari alcoolique et aigri, Takako décide de le rejoindre pour assurer le bon développement de son enfant. Quand aux hommes, sans châtiment aussi immédiat, ils affrontent la solitude. Ainsi d'abord pour Yasuo puis pour le père. Toutefois, il suffit qu'une femme se sacrifie pour eux pour que tout s'arrange.

Seule l'architecture urbaine est solide

Ozu radicalise encore plus sa mise en scène faite de natures mortes et de plans vidés de présence humaine pour évoquer un bonheur sans cesse menacé par la fragilité due à une vie familiale hors de l'équilibre. La chaleureuse séquence initiale dans le bar se termine par le plan long sur le chapeau de Yasuo. Takako se promène avec un masque antipollution sur la figure lorsqu'elle se rend dans le quartier pauvre du salon de ma-jong. Les plans de ville sans présence humaine, ceux qui indiquent une réconciliation possible avec le monde, sont plus solides, massifs, que d'habitude : les piliers de la banque ou du pont prédominent.

Les plans de nuit prédominent, l'horizon est bouché par des nuages menaçants lors de la halte sur le port. Signe aussi d'une noirceur évidente : aucun train n'est montré dans le film. Seule la sirène de celui qui renverse Akiko se fait entendre. Après cette plongée dans le crépuscule, Ozu, par contre-coup sans doute, va passer à la couleur pour son film suivant, Fleurs d'équinoxe ; l'un des plus lumineux et féministes.

Jean-Luc Lacuve, le 24 août 2018.

critique du DVD Editeur : Carlotta-Films. Avril 2014. Coffret 14 films, 12 DVD. Intertitres et langue : japonais, sous-titres : français. 60,19 €.

Choeur de Tokyo (1931), Où sont les rêves de jeunesse ? (1932), Une femme de Tokyo (1933), Histoire d'herbes flottantes (1934),Une auberge à Tokyo (1935), Le fils unique (1936), Il était un père (1942), Récit d'un propriétaire (1947), Printemps tardif (1949), Été précoce (1951), Le Goût du riz au thé vert (1952), Voyage à Tokyo (1953), Printemps précoce (1956), Crépuscule à Tokyo (1957).