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La voyageuse

2024

(Yeohaengjaui pilyo). Avec : Isabelle Huppert (Iris), Lee Hye-young (Wonju), Kwon Hae-hyo (Haesoon), Cho Yun-hee (Yeon-hee), Ha Seong-guk (Inguk), Kim Seung-yun (Isong), Kang Soyi (Soha), Ha Jin-wha (Ran-hee). 1h30.

Iris donne un cours particulier de français à Isong qui lui remet la K7 sur laquelle elle s'est entraînée puis va jouer au piano une composition de Liszt. Iris est allé l'écouter depuis la terrasse et l'interroge sur ce qu'elle a ressenti. Isong sait que c'est "la question"; celle que travaille Iris pour sa méthode d'enseignement du français. Isong se dit joyeuse car belle mélodie, contente d'avoir joué correctement mais ce qu'elle a ressentie au plus profond, c'est seulement d'être un peu fière, agacée de n'être pas meilleure. Iris écrit sur sa fiche "je suis tellement ennuyée par moi-même, je suis tellement las de moi. Qui est cette personne en moi, tellement fatiguée, toujours à vouloir être quelqu'un d'autre".

Un peu plus tard, Iris et Isong se promènent une glace à la main. Isong fait remarquer à Iris, une grosse pierre sur laquelle est inscrit le nom de son père. Il avait en effet fait le plus gros don de la ville pour installer cette pierre. Isong en est gênée mais ne veut pas se moquer de son père qui l'aima beaucoup avant son décès. Iris écrit "il m'aimait, il m'aimait vraiment. Tous les jours, je passe furtivement près de cette pierre et je ne regarde jamais le vrai père; mais y a-t-il un vrai père à regarder". Elle lui remet la K7 et se dit ravie d'avoir été embauchée par la mère de son amie. Elle prend l'argent et s'éloigne dans le fond du parc.

Iris va dans un petit restaurant manger un bibimbap et se rafraîchit les pieds dans un ruisseau. Elle se rend ensuite chez sa nouvelle élève, Won-ju, habitant un bel immeuble à laquelle elle explique sa méthode : "Vous aimerez entendre vos sentiments dans une langue étrangère. Demande du saeng makgeolli qui contient des bactéries et dont elle boit une ou deux bouteilles par jour. Elle avoue n'avoir jamais enseigné avant les deux mois passés en Corée. Elle n'a pas été formée. C'est une méthode de son invention. Won-ju est interloquée de cette franchise mais n'aimerait pas jouer le rôle de cobaye "l'argent peut être aussi important qu'un organe; ou si vous le laissez faire; elle découvre un nouveau genre d'expérience. Soha, leur fille, refuse de s'exprimer en français.

Haesoon révèle qu'il n'est que l'employé de sa femme pour laquelle il est juriste. Iris le drague sans vergogne. Gêné il va chercher une guitare mais s'est Won-ju qui s'en empare. Iris lui pose les mêmes questions qu'à Isong et Won-ju y répond de la même façon. Puis ils vont se promener. Ils arrivent devant une pierre sur laquelle est gravée un poème "Soesi", que Won-ju lui propose, traduit sur son téléphone :

Préface ; écrit sur la pierre, pour que je puisse affronter le ciel sans honte jusqu'à mon dernier souffle/ J'ai même angoissé pour le vent qui agite les feuilles/ J'aimerai toutes les choses mourantes avec ce cœur qui chante les étoiles/ Et je suivrai le chemin que la vie m'a donné/ ce soir aussi les étoiles sont brossées par le vent.

L'auteur est un jeune poète, mort à 27 ans dans une prison japonaise. En guise d'hommage, Haesoon se prosterne. Iris interroge Won-ju : "qu'est-ce que tu as ressenti quand tu l'as vu s'incliner; gênée parce que Haesoon gêné. Elle a pensé à son père auquel elle n'a pu pardonner. Iris lui donne une K7 à apprendre; elle prend l'argent et s'enfonce si vite dans le parc que le couple ne la voit pas s'éloigner.

Elle rentre chez le jeune Inguk et se dit ravie d'avoir gagné 200 000 wons en une journée soit presque la moitié d'un loyer évalué à 500 000 wons. Iris mesure la tension sous ses pieds puis tente de le faire avec Inguk. Comme cela ne fonctionne pas, elle appuie sur les pieds de son ami quitte à lui faire mal. Tous deux conviennent qu' ils vont déjeuner d'une salade et de pain. Iris demande à Inguk de jouer de son piano électronique et l'enjoint de "résister à la tentation de te laisser séduire par le souvenir"

C'est alors que Yeonhee, la mère d'Inguk, arrive à l'improviste ce qui gêne celui-ci. Yeonhee avec son panier de victuailles déclare être venue après un cours près du quartier de Sinsa. Elle est surprise de voir Iris qui s'éclipse le plus discrètement possible et que Inguk se résout à présenter comme sa professeure de français.

Yeonhee s'enquiert avec précision des dépenses de son fils : 400 $ de loyer soit 120 000 à 150 000 wons, 150$ de nourriture, 60 pour gaz électricité, 40 pour téléphone et internet soit 640. Avec les dépenses de restaurants et les extras cela fait environ 900$. Yeonhee se demande pourquoi il prend des leçons de français et, n'y tenant plus, part inspecter la chambre de Inguk où elle découvre avec effroi les vêtements d'Iris. Elle fait une crise de jalousie à son fils, l'exhortant à se méfier de cette inconnue dont il se dit l'ami très proche, redoutant qu'elle lui raconte ce qu'elle veut et abuse de son hospitalité.

Pendant ce temps Iris est allé au centre culturel, fermé où une habituée lui a lu un autre poème de Yun Dong-ju où il est question de " dandelion", une fleur et de "magpie", un oiseau mais qui prône surtout : "un nouveau chemin, traverser le ruisseau vers la forêt, franchir la colline, vers le village, un nouveau chemin; une fille passe, le vent souffle; mon chemin; aujourd'hui et demain traverser le ruisseau vers la forêt, franchir la colline vers le village"

Iris remonte vers l'appartement mais sent le kimchi que la mère prépare et repart. En effet Inguk continue de défendre Iris "elle cherche l'éveil spirituel au sein d'un monde profane; elle mène une vie sincère cherchant à ne pas être aveuglée par ce qui est faux mais vivre en fonction des faits réels, des faits concrets". Yeonhee finit par partir et Inguk part à la recherche d'Iris. Sans doute troublé par les mises en garde de sa mère, il dépasse Iris qui joue (très mal) de la flûte sur un banc mais il la retrouve le soir, endormie en haut d'un rocher et lui propose de rentrer à la maison. 

S'il existe un cinéma de poésie, fait à la fois de rimes et d'émotions profondes, alors La voyageuse en est l'archétype. Les rimes, Hong Sang-soo en a l'habitude avec des films pliés en deux ou trois, ce qu'il fait ici en répétant la séquence avec Isong avec celle avec Wonju. Mais ici, tout est rime : non seulement la méthode d'apprentissage de langue, mais aussi les étapes de la relation entre Iris et ses deux élèves, ainsi que la couleur verte, omniprésente. Quant à l'émotion, elle s'accentue dans la dernière partie, reprenant un nouveau poème de Yun Dong-ju, le poète le plus lu de Corée, dont on s'aperçoit qu'Iris a suivi le parcours durant le film.

Tout regarder à nouveau, très longtemps

Femme libre et amoureuse dans In another country (2012), Isabelle Huppert incarna ensuite chez Hong Sang-soo une photographe déambulant à Cannes dans La caméra de Claire (2017). Elle y affirmait "la seule façon de changer les choses, c’est de tout regarder à nouveau, très longtemps".

C'est en effet une nécessité pour comprendre la situation et en éprouver le sentiment. C'est l'expérience que font Isong et Wonju et allant chercher au fond d'elles mêmes ce qu'elles ont ressenti en jouant au piano et ce que leur rappelle la pierre funéraire en lisant ce qui y est gravé. Revient alors le souvenir du père disparu trop tôt et la profonde insatisfaction de n'être qu'un amateur de son art.

Tout regarder à nouveau, c'est aussi ce que propose Hong qui nous fait suivre deux fois le même parcours : le morceau de musique, ce que l'on éprouve alors, la sortie, la pierre gravée, ce que l'on éprouve devant qui donne lieu à une interrogation nouvelle, la remise de la K7, l'argent échangé, et la disparition au fond du parc. Il sature aussi son poème visuel de la couleur verte (le gilet d'iris, le bout de scotch, lris dans le ruisseau, les terrasses vertes, le haut des arbres qui servent de plans de transition). Ne rivalise avec cette couleur que le jaune (la blondeur d'Iris et son chapeau de paille, les allées des parcs et même le chien) et quelques touches de bleu (la balle du chien, les vêtements d'Haesoon et Wonju)

Être soi-même, sans honte, en dépit de tout

Quelles qualités faut-il pour aimer Iris, moitié arnaqueuse, moitié fofolle. C'est la question que pose la mère de Inguk à son fils, tout comme la question que pose Hong Sang-soo à son spectateur. Sans doute comme le dit Inguk : "ne pas être aveuglé par ce qui est faux mais vivre en fonction des faits réels, des faits concrets". Or que voyons nous ? Une méthode de langue qui refuse celle classique partant d'un manuel pour apprendre des phrases toutes faites censées être utiles au voyageur en pays étranger au profit d'impression profondes ressenties à un moment d'implication intense (l'exécution d'un morceau de musique ou du regard porté sur son compagnon) une cassette pour la prononciation. Deux bouteilles de makgeolli pour briser les conventions sociales et les barrières protectrices empêchant l'introspection.

Exclure tout champ-contrechamps au profit de plans longs demande une grande virtuosité aux acteurs lorsque les scènes sont comme ici très dialoguées. Hong bénéficie ainsi d'une troupe d'acteurs avec laquelle il a l'habitude de jouer. Kim Seung-yun, qui interprète Isong, était Nam-hee, l'actrice sur le tournage de In water (2023), et Ki-joo une apprentie cinéaste, venue faire un documentaire sur Hong dans De nos jours (2023). Lee Hye-young, qui interprète Wonju, était Sangok, l'actrice malade venue à Séoul chez sa sœur dans Juste sous vos yeux (2021). Kwon Hae-hyo, qui interprète Haesoon, est omniprésent chez Hong Sang-soo depuis Le jour d'après (2017). Ha Seong-guk qui interprète Inguk était le jeune cinéaste de De nos jours (2023); celui de In water (2023) et le jeune poète dans La femme qui s'est enfuie (2020) Cho Yun-hee, qui interprète la mère, jouait dans Le jour d’après (2017), la mère de Yougg-ho dans Introduction (2021) Jeongok, la sœur vivant à Séoul dans Juste sous vos yeux (2021), Jiyoung, la femme du 3e étage dans Walk-up (2022).

Jean-Luc Lacuve, le 22 mars 2025


Yun Dong-ju naît le 30 décembre 1917 en Mandchourie dans une famille chrétienne. Son père s'opposant à son rêve de devenir poète, il fuit la maison parentale et part étudier les lettres à l'école Yonhui (aujourd'hui l'université Yonsei) à Séoul. Durant cette période, il a choisi dix-neuf poèmes à publier dans un recueil qu'il intitule Ciel, vent, étoiles et poésie mais ne parvient à trouver de maison d'édition pour les faire paraître.

À la fin de ses études il part étudier la littérature anglaise à Tokyo, d'abord à l'université Rikkyo, puis à l'université Dōshisha. Accusé de se livrer à des activités anti-japonaises, il est arrêté en juillet 1943 et condamné à deux ans de prison. Torturé et affamé, il meurt au pénitencier de Fukuoka le 16 février 1945. Son œuvre principale est finalement un recueil de trente-et-un poèmes, intitulé comme il le souhaitait Ciel, vent, étoiles et poésie , publié à titre posthume en 1948.

Avec la publication de ce recueil, Yun fut dès lors considéré comme un des symboles de la résistance contre l'impérialisme japonais en Corée durant l'occupation. En 1976, les proches de Yun collectèrent nombre de ses poèmes inédits pour publier une troisième édition du recueil. Les poèmes présents dans cette nouvelle édition (116 au total) sont considérés comme l'œuvre principale de Yun. Dans une enquête datant de 1986, il fut désigné comme « le poète le plus populaire parmi la jeunesse coréenne ». Yun fait partie des poètes les plus appréciés et lus en Corée.

L'Institut coréen de traduction littéraire (LTI of Korea) résume son œuvre de cette manière : « La poésie de Yun est d'abord remarquable par le caractère innocent de ses personnages, une sensibilité profonde par rapport au sentiment d'abandon et au départ de la terre natale. Il développe tout au long de son œuvre un caractère original et mystérieux dû notamment à son sentiment de culpabilité face à son inadaptation au monde réel et aux réalités sociales de son époque. La vie et la mort (Samgwa jugeum) est représentatif de ses poèmes datant de 1934 à 1936, sa période d'apprentissage littéraire. Il décrit le conflit entre la vie et la mort, entre la lumière et l'obscurité, mais sa prose poétique reste le plus souvent trop dépouillée. À partir de 1937, sa poésie révèle un travail d'introspection implacable et une certaine anxiété envers la dure réalité de son époque. Ses poèmes suivants révèlent la maturité du poète par la mise en poésie de ses propres expériences et par son regard sur les réalités nationalistes de l'époque. Son œuvre part ainsi d'un sentiment de désespoir, d'anxiété, de solitude pour se diriger progressivement vers un message de courage et d'espoir face aux profonds changements sociaux de l'époque.

Le passage suivant est la traduction d'un de ses poèmes les plus célèbres :

 서시 (序詩)
죽는 날까지 하늘을 우러러 한 점 부끄럼 없기를
잎새에 나는 바람에도 나는 괴로와 했다
별을 노래하는 마음으로 모든 죽어가는 것을 사랑해야지
그리고 나에게 주어진 길을 걸어가야겠다
오늘 밤에도 별이 바람에 스치운다 
 Préface :
Jusqu'à la mort, fixer le ciel et ne souffrir d'aucune honte
Mon cœur fut jadis tourmenté par les bruissements même du vent s'infiltrant entre les feuilles.
D'une âme chantant les étoiles, je m'en vais aimer toute forme de vie
Il ne me restera plus qu'à suivre la voie qui m'a été tracée,
Cette nuit encore, le ciel est parsemé d'étoiles. 

 

 

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