Le cinéma français - Une cartographie

Vincent Amiel

Editeur : Presses Universitaires Rennes, Septembre 2023 Collection Epures, 136 pages . Format 11 x 18 cm. 9,90 €.

Entre la Nouvelle Vague et aujourd'hui, le cinéma français fut d'une richesse et d'une invention incomparables, nourri de références et cherchant des perspectives nouvelles pour parler du monde. Maurice Pialat, Agnès Varda, mais aussi Claire Denis, Jean-François Stévenin, Arnaud Desplechin ou Rabah Ameur-Zaïmeche inventent des formes qui composent discrètement un rapport singulier entre le cinéma et le réel où l'intensité des corps filmés voisine avec l'ironie des images. Derrière les personnalités, se dessine ainsi un mouvement cohérent qu'il faut analyser en remontant aux inspirateurs initiaux, Sacha Guitry, Jean Cocteau et Jean Renoir, et en dressant un tableau d'oeuvres contemporaines marquantes. Ni encyclopédie, ni tableau d'honneur, ce livre est un exercice d'admiration pour les éclats créatifs d'un cinéma aussi vivant que cohérent sur lequel manquait un regard synthétique.

Table des matières :

Introduction
I. Filiations
- Guitry et le théâtre
- Cocteau, l'image façonnée
- Renoir, la légende

II. Éclats
- Les feintes du naturalisme : Maurice Pialat : La maison des bois (1971); Van Gogh (1991)
- Les corps aveugles : Jean-François Stévenin : Passe-montagne (1978), Double messieurs (1986), Mischka (2002)
- Respirations difficiles : La vie des morts (Arnaud Desplechin, 1991)
- Aux rivages du cinéma : Les plages d'Agnès (Agnès Varda, 2008)
- Le paysage fantastique et burlesque : Ma Loute (Bruno Dumont, 2016)
- Délier : Claire Denis : Nénette et Boni (1996), Beau travail (1999)

III. Persistances
- L'affirmation du sujet : La tradition moraliste ; Autobiographies, autoportraits, autofictions
- Le réalisme par contact : Les traces d'une star
- Un art de la cartographie : Dans un jardin clos : La course dans les bois
- Les deux récits (De quelle réalité ces corps parlent-ils ?)

Bibliographie

 

Prise de notes:

Trois figures ont marqué la Nouvelle vague et le tournant de la modernité qu'elle a entraîné : Sacha Guitry, Jean Cocteau et Jean Renoir. C'est à partir de ces trois figures, ou si l'on veut, de ces trois routes, que Vincent Amiel propose, dans sa première partie, Filiations, de partir pour établir la cartographie du cinéma français. Dans la seconde partie,  Éclats, sont tracés des chemins à partir des trois routes principales empruntés par les cinéastes modernes dont un ou deux films sont analysés avec finesse. La troisième partie, Persistance, analyse certaines thématiques propres au cinéma français.

I. Filiations

Pour Vincent Amiel, La nouvelle vague a laissé un héritage durable sur le cinéma français. Elle a donné du réel une vision d’auteur en déformant parfois exagérément les formes de représentation, en laissant par exemple une certaine mélancolie s'emparer du regard ; mais en tenant fermement le projet de laisser la réalité transparaître derrière ces filtres. Une réalité qui s’affirme par la perception sensible en même temps qu'elle offre à douter. On pourrait ainsi parler d’un réalisme sceptique.

Pour lui, le cinéma français est ainsi devenu un cinéma du sujet, dans lequel l'affirmation de soi comme auteur mais aussi comme autre possible, en tant que personnage, est centrale. Sujet dont l'affirmation passe par le corps mais aussi par le regard et la conscience, lesquels sont sollicités à titre individuel pour regarder le monde autant que pour raconter des histoires. Autour d'une subjectivité qui parfois est celle de l'énonciation (voix off ou journaux intimes, qui mènent le récit du scénario à la mise en scène) et parfois celle d'alter ego plus classiques, les protagonistes du drame, s'élaborent des récits particulièrement autocentrés. Pareille mise en avant du sujet se fait souvent aux dépens des histoires racontées, celles-ci apparaissant très fragiles par rapport à ceux ou celles qui se racontent à travers elles.

Pour Sacha Guitry, pas d'histoire racontée naturellement par les images et les dialogues, pas de transparence du média qui créerait sur l'écran un monde à part, donné pour réel le temps de la projection. Il propose un narrateur explicite à ses récits, qui prend en charge non seulement la narration orale mais qui semble aussi maîtriser le montage ou le choix des images et des scènes (Le roman d'un tricheur). Cette distanciation, ou cet emboîtement des représentations, dont le théâtre classique offre quelques exemples (Shakespeare, L’illusion comique) va devenir un des dispositifs du cinéma français en devenir.

C'est chez Alain Resnais que le principe d’une confrontation entre scène théâtrale et scène cinématographique reste le plus vivant. La caméra d'Alain Resnais dans L’année dernière à Marienbad après avoir fait un parcours labyrinthique dans les couloirs du château s’arrête sur un jardin à la française qui se révèle être un décor de théâtre où se joue la répétition d'un drame à venir dans les véritables jardins du château. Tout l’univers semble contenu dans les allées rectilignes et les bosquets artificiels du parc, qui le réduit le temps d'une première vision à quelques toiles peintes. Et dans le dernier film du cinéaste, Aimer boire et chanter, les bois et les jardins sont de nouveau des décors manifestes, brossés à coups de pinceaux qui s’affichent comme tel comme s'il n’y avait pas d’autres moyens pour exprimer l'espace naturel que de le réduire quantitativement et qualitativement aux dimensions d'une maquette. Monsieur Hulot dans Mon oncle traverse avec circonspection le jardin des Arpel, terrain d’agrément aussi artificiel qu'un décor de théâtre.

Chez Arnaud Desplechin, le ton, la continuité stylistique, les éléments autobiographiques 'en particulier autour du personnage récurent de Paul Dedalus renvoient plutôt à l'univers de l'auteur des aventures d’Antoine Doinel, mais très souvent l'élan romanesque s'y trouve comme empêché ; interrompu par ce qui pourrait être compris comme une sorte de scrupule et qui se manifeste par le recours à un dispositif théâtral, c'est à dire ouvertement artificiel. L'autre paradigme des films de Desplechin étant John Cassavetes.

Jean Cocteau cinéaste est une icône du cinéma expérimental : une affirmation de soi par une déformation des matériaux de création ; trucages optiques, pellicule en négatif, mouvements à l’envers, superpositions d’images, association du dessin et de la photographie mais aussi des effets sonores qui permettent de modifier les apparences, de proposer un monde surréels, qui se donne comme un monde possible, celui de l'artiste. Carax dans Anette apparait au début du film avec ses comédiens et manipule sur une table de mixage, les sons en train de se faire. Il manipule un certain réalisme et l'artifice puissant du spectacle. Godard a la volonté d'échapper à l'histoire pour proposer une autre prise en charge du monde. Ne pas raconter d'histoire, c'est en raconter trop. C'est aujourd'hui Grandrieux (Sombre) ou Bertrand Mandico (Les garçons sauvages) qui en poursuivent la route tracée par Jean Cocteau.

Jean Renoir développe un cinéma dont les fictions (au stade du scénario) sont traversées par les incidents du réel (au moment du tournage), propices à une saisie différente du monde (Tournage). C'est le célèbre cas de Toni improvisé en Provence, de Partie de campagne avec les aléas de la météo pendant les extérieurs ou de la liberté de jeu de Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux. Oublier le projet, oublier le métier, pour faire de la rencontre entre scénario et tournage une cristallisation singulière qui n'appartient qu'au film. Il laisse à Rohmer et Rozier, le réalisme en héritage. Eux-mêmes inspirent par leur économie de moyen Hong Sang-soo ou Hamaguchi Ryusuke, donc radicalité. Chez Rohmer, le rapport des personnages à leur propre parole importe plus que le rapport de cette parole avec une réalité insaisissable. Rozier retrouve la prédilection du moment du tournage dont hérite Jean-François Stévenin qui fut son assistant ou Pialat et plus tard Rabah Ameur-Zaïmeche et Abdellatif Kechiche. Pour paraphraser un ouvrage de Georges Didi-Huberman, c'est un réalisme par contact qui nécessite une transformation du matériau enregistré au moment même où celui-ci prend corps devant la caméra.


II. Eclats


- Les feintes du naturalisme : Maurice Pialat : La maison des bois (1971); Van Gogh (1991)

Durée des plans durée de scènes de la maison des bois. Montage répétitif du petit vin de messe;  la temporalité arrêtée est rare au cinéma à quel point le présent affirmé nécessite un volontarisme bien plus grand que la sensation de l'écoulement; concomitance des excès dans le plan qui donne sa force au présent et van Gogh.

- Les corps aveugles : Jean-François Stévenin : Passe-montagne (1978), Double messieurs (1986), Mischka (2002)
- Respirations difficiles : La vie des morts (Arnaud Desplechin, 1991)
- Aux rivages du cinéma : Les plages d'Agnès (Agnès Varda, 2008)
- Le paysage fantastique et burlesque : Ma Loute (Bruno Dumont, 2016)
- Délier : Claire Denis : Nénette et Boni (1996), Beau travail (1999).
Rabah Ameur-Zaïmeche, liberté de cadrage dans les scènes de groupe en extérieur


III. Persistances
- L'affirmation du sujet : La tradition moraliste ; Autobiographies, autoportraits, autofictions
- Le réalisme par contact : Les traces d'une star
- Un art de la cartographie : Dans un jardin clos : La course dans les bois

Le cinéma français cultive un goût certain pour le cadre resserré de l’espace dramatique. Ainsi le cinéma français va compter ses pas, tracer des allées, dessiner des sentiers. Rohmer fait ressentir tout çà la fois la limite géographique des jardins et leur complexité sensible, dans Pauline à la plage, La femme l’aviateur ou Conte d'été les déplacements des protagonistes sont précisément marqués ainsi que les lieux où ils se rencontrent où ils s'évitent, se manquent ; ainsi dans Conte d'hiver dans lequel deux adresses Courbevoie et Levallois entrainent le parcours complexe de la totalité du film.
Les jardins et leur géométrie sensible, les saisons et leur temporalité cyclique sont des figures substituables ; un quartier de Paris (Reinette et Mirabelle), les alentours de Clermont-Ferrand (Ma nuit chez Maud) peuvent tenir lieu de parc ou de jardin à condition d'être arpentés à la manière d'un enclos aux allées dessinées. Beaucoup plus récemment Les Olympiades (Jacques Audiard, 2021) porte le nom d’un ensemble de tours parisiennes du XIIe arrondissement transforme un petit périmètre urbain en une sorte de carte du tendre. Et Les passagers de la nuit (Michaël Hers, 2022) dans le quartier Beaugrenelle du XVe arrondissement, utilise les panoramas différents qu’offrent les tours et leurs esplanades comme le ferait un parc à l'anglaise jouant des perspectives changeantes selon les vallons et les belvédères

Si le cinéma américain selon une formule célèbre, a inventé la ville moderne, associant à la verticalité des buildings l’obscurité horizontales des bas-fonds et si les parois de verre ont depuis vingt ans zébré de leurs reflets les films de Fincher ou Malik, s'obstinant à effacer les repères et déformer l’espace, le cinéma français a continué à proposer des cartographies détaillées. Ce sont deux effets de réel différents ; un sfumato d'une part, masquant et figurant tout à la fois, outre atlantique, le principe de représentation et une excessive attention à la topographie d’autre part, surjouant la fidélité au monde.


- Les deux récits (De quelle réalité ces corps parlent-ils ?)

Jean-Luc Lacuve, le 4 janvier 2024.

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