Pendant le générique, l'annonce est faite à chaque spectateur du film de tout retenir dans sa tête que ce soient rires, bâillements ou pets. Il faut aspirer une bonne fois puis retenir son souffle jusqu’à la fin du show.
Une onde sonore rouge en surimpression sur l'extérieur-nuit du mythique studio de musique The Village Recorder sur le Santa Monica boulevard de Los Angeles. Les guitares et piano s'accordent. Leos, à la table de mixage, appelle sa script, sa fille, à venir auprès de lui : "ça va commencer". Et, en effet, les musiciens chantent : "Peut-on commencer ? Il faut commencer" (So May We Start). Alors que leurs voix se font entendre depuis le studio, Ron et Mael Russell s'habillent pour sortir, prenant au passage Adam Driver et Marion Cotillard quelques figurants et Simon Helberg pour parcourir les rues de Los Angeles. Bientôt, ils s'arrêtent pour s’interroger "La scène est-elle à l’extérieur de nous où à l’intérieur ?" puis reprennent leur route. Les choristes, Leos et Nastya Carax sont dans le cortège. Adam et Marion reçoivent costumes et perruques. Tous leurs souhaitent bonne chance pendant que Marion Cotillard s'engouffre dans une voiture et Adam Driver démarre sa moto.
Ann mange une pomme en allant au concert et fredonne "L’amour trouve toujours une voie mais parfois se dévoie" (True Love Always Finds a Way). Henry en moto passe devant l’Orpheum où son spectacle est annoncé complet, et Ann atteint l’opéra où son nom et son portrait s’affichent en grand sur le Walt Disney Concert Hall.
Henry, le gorille de Dieu, s’échauffe en peignoir de boxeur et écrase une banane sur sa cigarette mal éteinte. Anne, allongée dans sa loge, compte lentement plusieurs fois jusqu’à 10 avec près d'elle une pomme et de l’eau. Henry fait son numéro dans une salle conquise, il est devenu un comique pour ne pas regarder l'abîme. Il annonce être fiancé à Ann. La seule chose qu’il lui reproche est de mourir sans cesse et de saluer sans cesse. Après son spectacle, Henry vient la rejoindre en moto à la sortie de l'opéra parmi une meute de journalistes. Ils s'embrassent devant les journalistes qui n'en demandent pas tant. Puis Henry baisse la visière de son casque et enlève Ann vers sa moto.
Ils sont le lendemain en pleine campagne (We Love Each Other So Much) se chantent-ils mutuellement, le jour puis, lors d'une course en moto la nuit, en rentrant chez eux puis en faisant l'amour dans la chambre. Ils refont l'amour le matin après une séance de chatouilles.
Show-Biz News (SBN) annonce leur mariage. Sur la scène de l'opéra, le pianiste, le répétiteur, se morfond de n'être qu'un serviteur technique pour la géniale Ann qu'il admire (I'm an Accompanist). Ann, seule sur scène dans un décor de tentures bleues, s'enfonce dans une forêt et chante son inquiétude devant l'homme aimé qu'elle ne reconnaît plus (The Forest). Henry fonce vers elle en moto à la fin de son spectacle. Il vient la voir mourir sur scène.
Show-Biz News annonce l'enfant à naître. Henry a du mal à trouver le sommeil, boit trop, fait le cauchemar que son enfant est un clown. L'accouchement se passe bien : Anne pousse son enfant vers le monde, encouragé par les blagues de Henry qui la font rire (She's Out of this World) mais, lorsqu'Henry coupe le cordon, tout s'assombrit.
Henry garde Annette qui n'est encore qu'une marionnette entre ses mains. Il boit le soir et craint de s'être assis sur elle dans le canapé. Ann revient du spectacle, conduite sur les routes de Californie par son chauffeur, Oscar. Les incendies font l'actualité et Ann s'endort. Elle fait le cauchemar de six femmes qui ont dénoncé Henry à la télévision pour brutalités et la mettent en garde contre ses accès de colère (Six Women Have Come Forward). Anne croit voir la moto d'Henry foncer sur elle. Elle se réveille.
Ann étant rentrée, c'est Henry qui part en moto pour Las Vegas. Sur la route la nuit, il voit surgir les mortes célèbres des opéras : Desdémone, Carmen, Mme Butterfly et La dame aux camélias. Son spectacle à Las Vegas est un échec (You Used to Laugh).
Ann s'inquiète pour Henry : elle était banale et potelée mais maintenant, elle veut sa vie de reine. Elle devrait être heureuse avec son enfant et son mari mais quelque chose ne va pas chez Henry (Girl From the Middle of Nowhere). Il rentre ivre.
SBN informe sur le prochain voyage des McHenry-Desfranoux en yacht pour sauver leur couple qui se fissure alors que la gloire est toujours au rendez-vous pour Ann mais que Henry doit annuler ses spectacles.
Ann rassure Annette dans le yacht mais elle meurt noyée après être allée sur le pont tant Henry l’expose au danger et ne réagit pas quand elle tombe à l’eau (Let's Waltz in the Storm!). Annette voit tomber sa mère au fond de l'océan depuis le hublot de sa chambre. Henry sauve Annette en canot pneumatique (We've Washed Ashore). Alors qu’il s’endort, épuisé, Annette devant lui éclairée par la lune, Henry croit entendre Ann chanter (Aria-The Moon) Ann, spectre gorgone vient lui dire qu'elle se vengera. Elle le hantera au travers d'Annette (I Will Haunt You, Henry).
Henry est interrogé par la police (We are the police). Il se demande s'il est un bon père. Au retour, alors que la baby-sitter avait veillé sur Annette, il offre à sa fille une lampe qui projette lune et étoiles sur les murs de sa chambre. A ce moment, Annette se met à chanter comme sur l'île. Pour Henry, c'est un miracle.
Le répétiteur se désole de la mort d’Ann. Il est devenu un chef d'orchestre célèbre et a accepté, le lendemain, de rendre visite à Henry, qu'il déteste, et Annette qui lui rappelle son amour pour Ann (The conductor).
Henry lui montre le miracle du chant d'Annette (Baby aria) et lui propose de les accompagner pour une tournée à travers le monde qui rapportera argent et succès. Le chef d'orchestre l'accuse d'exploiter sa fille. Henry proteste (It's not really exploitation). Henry souffre de cauchemars. Il voudrait qu’Ann lui pardonne (Every night the same dream) mais elle revient implacable hanter ses nuits.
Le premier spectacle d'Annette, flottant dans les airs, est un triomphe (Baby aria) à peine terni par des accusations d'exploitation. Ils voyagent à travers le monde. C'est succès sur succès en Europe, Indonésie, Inde, Russie (We love Annette !, Bon Voyage). A Rio, pendant qu'Henry court les boîtes de nuit (All the girls), le répétiteur apprend We Love Each Other So Much à Annette. Quand Henry rentre et que le chef d'orchestre lui apprend qu’il a aimé Ann juste avant lui, Henry a peur qu’il ne soit pas le père et que l'enfant lui soit retiré. Il tue le répétiteur en le noyant dans la piscine. Annette le voit et casse la lampe, elle ne chantera plus.
Pourtant SBN annonce qu'Henry produira une dernière fois Baby Annette en spectacle. Elle refuse et déclare que «Papa il tue de gens" (Hyper bowl). Henry est arrêté et emprisonné. Lors du procès, il tente de croire encore à Ann (Stepping Back in Time) mais c’est son spectre qui lui répond pour une vengeance qu'elle veut poursuivre sans cesse.
Annette vient lui rendre une visite en prison. Elle a six ans. Elle en veut à ses parents, l'un est un assassin, l'autre lui a insufflé un poison en la faisant l'instrument de sa vengeance. La réconciliation n'est pas possible (Sympathy for the Abyss). Henry n’a plus personne à aimer.
Générique puis déambulation dans la nuit éclairée par leur lampion des acteurs, Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg et Devyn McDowell en tête, chanteurs, techniciens et marionnettistes, Leos et Nastya. Ils nous souhaitent un bon retour et de parler du film autour de nous.
La dramaturgie est très simple. Un couple d'artistes au fait de sa gloire s'aime. Leur amour repose sur une fascination mutuelle qui joue des contraires. La naissance de l'enfant, au lieu de les réunir, trouble Henry qui perd son talent fragile. Sa personnalité ambigüe, sans la sublimation de l'art, l'entraîne alors vers l'abîme et la destruction. Henry perd ainsi l'amour de Ann en étant responsable de sa mort et, tout aussi irrémédiablement, l'amour de son enfant, jusqu'alors simple marionnette entre ses doigts. Annette, ses six ans venus, accède en effet à la conscience en se révoltant contre ses parents.
Sur cette ligne mélodique simple et belle ce qui est mis en musique par les harmoniques pop-rock des Sparks, c'est la fragilité de l'art pour protéger ceux pour qui il est la vie même. Moins que la référence aux différentes versions de Une étoile est née, c'est bien davantage, La nuit du chasseur, chef-d'œuvre baroque, qui inspire Leos Carax dans sa succession de scènes, tours de force magistraux, pour exalter sa propre puissance créatrice, course folle et diamant noir.
Blanche-neige et le gorille de Dieu
Le talent d'Ann repose sur un don inné, une voix magique, que rien ne vient remettre en cause, si ce n'est de la préserver. En revanche, Henry joue chaque soir avec sa vie, boxe avec lui-même et plongerait dans le néant s'il regardait l'abîme. A la fin de leur spectacle, Anne vient vers Henry et lui demande comment s'est passé son show : "Je les ai tués...détruis...assassinés". Elle lui répond "je les ai sauvés". Et lui ajoute "Tu meurs si magnifiquement, tu passes ta vie à mourir".
L'opposition entre la belle et la bête se redouble ainsi par celle de Blanche-neige qui croque sa belle pomme rouge (trois fois au moins : dans la voiture, dans sa loge, en attendant au bord de la piscine) et du "gorille de Dieu" qui préfère les bananes et ne manque pas de les écraser sur un cendrier ou entre ses doigts quand il est en colère.
Leos, Sharunas et Adam ; Marion, Yekaterina et Nastya
La quarantaine de chansons du film qui en constituent une sorte de livret sont de Ron et Mael Russell, les Sparks. Leos Carax, grand admirateur de ce duo pop-rock, a aussi été sensible aux échos autobiographiques parfaitement involontaires de cette histoire écrite il y a très longtemps. L'actrice Yekaterina Golubeva, sa compagne et mère de sa fille, s'est suicidée en 2011. Le précédent compagnon de celle-ci, le cinéaste Sharunas Bartas, a été dénoncé pour agressions sexuelles en 2017. Tous les deux jouaient dans Pola X (1999) alors Leos jouait dans le film de Sharunas Bartas, The house (1997). Nastya Golubeva Carax, née en 2005, interprétait déjà la petite fille dans Holy Motors, dédié à sa mère. Elle joue ici son propre rôle auprès de son père. Très émouvantes sont ses apparitions au tout début du film s'approchant tendrement de son père qui lui dit que "ça va commencer" puis à la toute fin lors du post-générique où elle déambule avec lui célébrant le spectacle qui vient d'avoir lieu.
L'annonce initiale, l'interdiction de respirer pendant le film, rapproche l'expérience du film de celle du show d'Henry. On notera par ailleurs la ressemblance physique entre Leos Carax et Adam Driver. Car c'est bien la fragilité de l'art pourtant nécessaire pour survivre à ceux qui lui ont dédié leur vie qu'il nous fait partager ici.
La nuit du chasseur
La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955) est incontestablement la référence majeure du film. On y retrouve la mer laiteuse avec ses passagers sur un frêle esquif ; la descente avec les cheveux dénoués d'Ann au fond de l'eau. On y retrouve surtout la poupée que tenait la petite Pearl et dans laquelle son père avait caché l'argent avant de mourir. Annette tient ainsi sans cesse sa poupée-gorille qui manifeste son amour pour son père. Quand elle se dépouille de ses corps de marionnette pour faire sa mue en petite fille, elle abandonne aussi cette poupée qui la rattachait à son père. Dans Holy motors (2012), qui célébrait lui la folle énergie des artistes, et non, comme ici, la malédiction qui les attache à la performance et la réussite, M. Oscar rejoignait aussi sa famille, heureux puisque ses enfants, des singes, lui manifestaient leur affection.
Ni animal ni pantin, Annette peut se débarrasser de ses cinq corps de marionnettes successifs, de sa naissance à ses six ans. Si chacun avait plusieurs masques dont certains bouleversants (rieur du moment où elle danse avec sa mère sur la terrasse de leur maison, ou inquiet pendant la tempête). Dans La nuit du chasseur, Rachel (Lilian Gish) veillait depuis les étoiles sur ses enfants. Ici les astres sont maléfiques, appellent à une vengeance. Dans ce film très noir avec beaucoup de scènes de nuit, le jaune est associé à Anne et le vert à Henry ainsi les courses en moto, le peignoir et la piscine où Ann s'inquiète de lui et où il commet son crime.
Au travers des inquiétudes, des doutes et des renoncements d'Henry, ce sont ses courses folles pour éviter le pire qui le rendent tragique, depuis le plan-séquence d'ouverture à la steadicam où les Sparks entraînent les acteurs dans les rues de Los Angeles jusqu'au plan final de lui se retournant face aux murs vers de sa prison en passant par les courses en moto, souvenir de Mauvais sang (1986) inspiré de la noirceur d'Arthur Rimbaud que l'on retrouve ici. Plus humain, le chef d'orchestre se voit attribuer une mise en scène circulaire, célébrant son travail et amour obstiné : les travelings circulaires autour de son piano avant l'Aria de Ann mais surtout celui à la Dolly, alternant rythme rapide, lorsque le chef d’orchestre dirige ses musiciens, et lent, lorsqu'il se confie en gros plans au spectateur sur son amour pour Ann et son éventuelle paternité d'Annette.
Course noire vers l'abîme, Annette vaut bien que l'on retienne son souffle avant qu'elle ne nous délivre et nous renvoie à notre humanité de simple spectateur.
Jean-Luc Lacuve, le 10 juillet 2021.