10 mai 1981. Sur un plan de métro parisien où chacune des stations s'illumine quand un trajet est choisi, Talulah fait courir ses doigts le long des lignes colorées. Ses mains jouent à poursuivre les points lumineux qui s’allument et s’éteignent au gré des stations. Quand elle sort de la station, elle découvre la joie des Parisiens qui fêtent la victoire de François Mitterrand à l'élection présidentielle
1984. Mathias et son copain Carlos se dépensent sans compter sur leurs vélos et mobylettes. Ils sont obsédés par le désir des filles qu'ils tentent parfois d'observer à la jumelle. Elisabeth la mère de Mathias à d’autres soucis : elle vient d’être quittée par son mari et doit assurer le quotidien de ses deux adolescents, Mathias et Judith. Elle trouve un emploi dans une émission de radio de nuit, "Les passagers de la nuit", dirigée par Vanda Dorval où elle fait la connaissance de Talulah, jeune fille désœuvrée. Alors qu'elle allait passer la nuit sur un banc en attendant l'ouverture d'un bar proche de la maison de la radio, Elisabeth l'invite chez elle, dans la petite chambre sous les combles du grand appartement qu'elle occupe dans l'une des tours du quartier tout proche de Beaugrenelle dans le XVème arrondissement.
Mathias est immédiatement séduit par Talulah et lui rend visite dans sa petite chambre sous les combles pour parler musique et lui faire découvrir la vue depuis les toits de l'immeuble. Talulah est sensible à la chaleur du foyer qui s'est ouvert à elle. Ayant appris à être cinéphile en fréquentant les cinémas pour se protéger du froid, Talulah entraîne Mathias et Judith à franchir la sortie de secours quand on leur interdit l'accès à une séance en cours. Par hasard, ils découvrent Les nuits de la pleine lune qui leur plaît à tous les trois; ils admirent Pascale Oger et se moquent de la tentative de séduction du personnage d'Octave. Quelques jours plus tard, Talulah entraîne Mathias dans un camp de marginaux sur les quais de Seine pour se procurer de la marijuana. Talulah prend mal l'insistance de Mathias à l'appeler Christine, comme l'un des marginaux l'a interpellée. Ils se disputent une bouteille de bière et, entraîné par son élan, Mathias tombe dans le Seine. Talulah n'hésite pas à sauter dans l'eau à son aide. Ils se sèchent un peu au feu de camp et finissent par se réchauffer dans les draps de Talulah qui initie Mathias à l'amour. Elle lui indique toutefois qu'elle n'est pas une fille pour lui. Le lendemain, elle part, laissant à Mathias un message comme quoi, elle ne les oubliera jamais.
Pendant ce temps, Elisabeth s'intègre bien au sein de l'équipe des Passagers de la nuit. Une fois cependant le passage à l'antenne d'un harceleur qu'elle n'a su identifier met Vanda Dorval en colère. Elisabeth pleure seule dans une pièce quand son collègue, Manuel Agostini, vient la réconforter. Tous deux font l'amour passionnément. Manuel rompt pourtant très vite, refusant de s'engager. Elisabeth a de plus en plus de mal à boucler son budget tant elle est mal payée. Elle trouve de l'aide et du réconfort auprès de Jean, son père, toujours bienveillant avec les enfants et notamment Mathias qui veut devenir poète mais dont les résultats scolaires s'effondrent. Elisabeth trouve heureusement un travail à mi-temps dans une bibliothèque. Là, elle se fait courtiser par Hugo et entame une relation amoureuse forte et discrète avec lui.
1988. Le mari d'Elisabeth a décidé de vendre l'appartement, l'obligeant à en chercher un autre. Judith a déjà quitté l'appartement, trouvé une collocation et poursuit ses études. Quand Elisabeth vient la voir avec Mathias, elle comprend un peu tristement que sa fille est indépendante. Mathias a trouvé un emploi à la piscine et écrit sans se décourager des refus des éditeurs. Un soir, en rentrant avec Elisabeth, ils découvrent Talulah, droguée, effondrée, au bas de l'immeuble qui les attend. Mathias refuse qu'elle aille se soigner à l'hôpital. Une nouvelle fois, la chaleur de leur accueil réconforte Talulah. Elle replonge néanmoins encore un fois dans la drogue et Elisabeth la menace de la renvoyer si elle ne trouve pas un travail pour s'en sortir. Talulah devient ouvreuse dans le cinéma du quartier où, avec Mathias, ils regardent Le pont du Nord avec Pascale Ogier dont Talulah a appris la fin tragique en 1987. Le temps de déménager est arrivé. Lors d'une dernière soirée d'au revoir, Elisabeth danse avec ceux qui sont ses trois enfants sur "Si tu n'existais pas" de Joe Dassin. Mathias a déclaré son amour à Talulah mais celle-ci, qui tente de percer comme comédienne, s'en va une nouvelle fois à l'aventure.
L'appartement est maintenant presque vide. Mathias et Judith votent pour la première fois. Elisabeth offre à Mathias les carnets de ses impressions, écrites en 1984. A Judith, elle offre la statuette d'une déesse de la fécondité, cadeau de son mari lors de sa grossesse à risques et qu'elle conserva aussi, près de son lit, pour son opération du cancer du sein. Ses enfants partis, Elisabeth se souvient des phrases d'un écrivain exaltant les moments forts vécus. Ce sont eux qui nous façonnent sans cesse ; ainsi ce jour de 1984 qu'elle visualise où elle, Mathias, Judith, Talulah et Jean piqueniquaient dans l'herbe.
En situant son film en 1984, avec un prologue en 1981 et un épilogue en 1988, Mikhaël Hers ne place pas le temps qui passe sous le signe du regret mais comme constituant de petites touches impressionnistes, des petits cailloux, des points lumineux, qui permettent l'identité d'aujourd'hui. D'abord celles d'Elisabeth et de son fils Matthias dont l'éducation sentimentale s'effectue en parallèle : ils (re)découvrent l’amour, ils aiment écrire… Même leurs scènes d’amour se font écho. Mais si Les Passagers de la nuit est d'abord un film à deux têtes, avec une éducation sentimentale à des âges différents, il n'oublie pas ses autres personnages, tous finement dessinés : Talulah qui porte en elle le souvenir de Pascale Ogier; Judith, la sœur qui s'émancipe, gage d'un avenir politique sincère; Vanda Dorval, pleine de mystères ou Jean, le grand-père bienveillant, qui glisse vers la vieillesse. Ces parcours individuels s'inscrivent dans l'histoire politique, sociale et même architecturale de leur époque.
Des parcours comme une succession de points lumineux
Le prologue en 1981 est programmatique du film. Sur un plan géant du métro parisien, Talulah fait courir ses doigts le long des lignes colorées. Ses mains jouent à poursuivre les points lumineux qui s’allument et s’éteignent au gré des stations. Quand elle sort du métro, une surimpression garde le plan du métro, illuminé des stations avec le visage déterminé de Talulah, puis le film bascule vers des images d'archives des joies anonymes des Parisiens lors de l'élection de Mitterrand en 1981. Se trouvent ainsi liés le Paris souterrain, rêvé comme un trajet lumineux, et la réalité sociale de l'époque tout aussi constitutive de l'avenir de Talulah.
A l'image des stations de métro qui s'illuminent pour constituer progressivement un trajet, il y a beaucoup de petits événements dans cette histoire : une séparation, le début d’une histoire d’amour, le passage d’enfants à l’âge adulte, le sentiment de solitude. Ce sont des événements majeurs dans une vie, de vrais bouleversements dramatiques. Ici, les personnages s’aiment, s’aident, se regardent et ne sont pas emportés dans un conflit. Manuel, le collègue d'Elisabeth qui a pourtant rompu brutalement, est présent lors de sa fête d’anniversaire et danse auprès d’elle. Pareillement, Elisabeth offre à Judith un cadeau de son mari envers lequel elle n'exprime aucune rancœur. Elle en garde les meilleurs moments; le temps a passé, la vie continue son mouvement. C'est la bienveillance et la générosité qui façonnent ces héros de cinéma.
Romanesque d'une époque surgissant comme un fantôme
Le film n'est ainsi jamais phagocyté par un grand sujet. Il s'agit de rendre romanesque des événements en creux qu’on pourrait penser triviaux ou ordinaires, de leur donner un souffle, une mélodie, une poésie, une grâce, une surréalité.
Les images d’archives, qui s’entremêlent aux images du film, lui donnent un poids de réel qui en accentue le lyrisme. Ces scènes, essentiellement anonymes, hormis celle de Rivette dans le métro, issue du documentaire Jacques Rivette, le veilleur (Claire Denis, 1994), mobilisent tout un romanesque qui semble, pour nous, comme surgi du passé. Il en est de même pour le personnage de Talulah qui fait écho à l'actrice Pascale Ogier, soudainement disparue en 1987. Les images de Noée Abita en surimpression sont comme traversées par le fantôme de l’actrice disparue alors que sa voix semble aussi prolonger celle, si particulière, de l'actrice d'Eric Rohmer et de Jacques Rivette dont elle voit un extrait des Nuits de la pleine lune (1984) et du Pont du nord (1982). La transition avec les images réelles est obtenue avec une caméra Bolex 16mm. Son grain important et son format carré facilitent le passage vers les extraits des archives de la télévision des années 80.
L'émission Les passagers de la nuit est inspirée d’une émission de radio sur France Inter, Les choses de la nuit de Jean-Charles Aschero. Cette émission durait une bonne partie de la nuit et comportait une séquence intitulée «Quel est votre prénom ? » Une personne s’y livrait sur sa vie en promettant de dire la vérité. La seule chose sur laquelle elle pouvait mentir, c’était son prénom. Et l’animateur ne la voyait pas, elle était dans le studio mais dissimulée derrière un paravent. C'est ce mystère qui surgit tel un fantôme du passé que ressuscite Mikhaël Hers.
Jean-Luc Lacuve, le 21 mai 2022.