Le pont du Nord

1982

Genre : Film épique

Avec : Bulle Ogier (Marie), Pascale Ogier (Baptiste), Pierre Clémenti (Julien), Jean-François Stévenin (Max), Benjamin Baltimore (Le Max au couteau), Steve Baës (Le Max au manteau), Joe Dann (Le joueur de bonneteau). 2h09.

Carton : "Octobre ou novembre 1980. Il y a bien longtemps déjà..." Sur une place de Paris proche du périphérique, Baptiste, une jeune femme d'une vingtaine d'années surgit en mobylette, foulard sur le visage. Abaissant ce foulard, elle déclare : "Babylone, à nous deux !"

Première journée. Marie prend le soleil d'un chaud matin d'automne, assise sur un banc. Elle va acheter un croissant mais, claustrophobe, elle reste sur le seuil de la boulangerie demandant à la serveuse de le lui apporter. Pendant ce temps, Baptiste surgit sur sa mobylette et remarque que l'on sort une moto d'un camion. Devant le jeune homme qui s'apprête à la conduire, elle se montre agressive, ne cessant d'avancer et de reculer devant lui dans une attitude de défi. Ce qui ne fait ni chaud ni froid au jeune homme qui s'en va bientôt en moto. Baptiste distingue des statues dans un parc puis s'en va sur sa mobylette faire le tour de la place Denfert-Rochereau et défie du regard ses fameux lions, en tournant plusieurs fois autour d'eux. Elle défie aussi tout pareillement, plusieurs autres lions de bronze de Paris. Elle est tellement attentive à ces statues de lion que, Boulevard Raspail, elle ne fait pas attention à sa route. En voulant éviter Marie qui traverse, Baptiste tombe de sa mobylette. La mobylette semble ne pas vouloir la lâcher, vrombissant de son moteur à coups redoublés. Baptiste se dégage enfin et tranche l'alimentation d'essence d'un coup de couteau. Dépitée, elle laisse ainsi la mobylette, morte, sur la route.

Marie, laissant ouverte la porte de la cabine publique, téléphone dans l'hôtel de Julien, un ami qu'elle cherche à joindre. On lui dit ne pas savoir s'il rentrera. Sur le chemin de l'hôtel, Marie croise une nouvelle fois Baptiste qui s'apprêtait à poignarder un homme sandwiche portant une affiche du guerrier Kagemusha. Elle lui retient le bras. Baptiste s'en va alors lacérer une affiche publicitaire pour l'opticien Chris.

Marie tente de rentrer dans l'hôtel où habite peut-être encore Julien mais, claustrophobe, recule. Baptiste est de nouveau là. Marie lui demande d'aller se renseigner. Baptiste obtient une adresse inscrite sur un papier. Elle revoit le jeune homme à la moto, attablé à un café. Cette fois, Baptiste en est sure : elle est l'ange gardien de Marie. Celle-ci lui dénie ce rôle mais laisse Baptiste la suivre jusqu'à son rendez-vous, inscrit sur le papier, place de l'étoile.

C'est sur la terrasse de l'arc de triomphe que Julien a donné rendez-vous à Marie. Tout en l'embrassant, il lui explique qu'il n'est pas disponible avant trois jours. Après, tout sera fini et ils pourront partir. En contrebas de l'arc de triomphe, Baptiste, au télescope, aperçoit l'homme à la moto qui observe Marie et Julien. Puis lorsqu'ils sortent, elle l'observe tenter de subtiliser la mallette noire de Julien en la remplaçant par une toute pareille mais il échoue. Lorsque Julien quitte Marie, Baptiste rejoint celle-ci.

Ensemble les deux jeunes femmes grimpent sur les hauteurs de Paris. Elles passent la nuit sur un banc dans le préau d'un jardin public près d'une école.

Deuxième jour. Marie et Baptiste font le marché. Elles remarquent que les gens sont tous petits. Marie téléphone à Julien qui lui donne rendez-vous dans un parc. Baptiste l'a suivie et s'est procuré une mallette toute pareille à celle de Julien avec son lacet rouge. Marie s'exaspère que Julien lui réclame encore trois jours. Il lui laisse la mallette pour jouer au bonneteau où il perd. Marie a la surprise de voir Baptiste lui prendre la mallette et donner la sienne à Julien qui ne s'aperçoit pas de la substitution.

Dans la mallette, les deux femmes trouvent des extraits de journaux : l'affaire de Broglie, Boulin, Le baron Empain, Goldman, Dutronc en Suisse (!) et l'arrestation de Marie Lafée et Mathias Doinel après une attaque de la BNP pour financer le terrorisme d'extrême gauche.

Sur les quais de la Seine, Marie remet à Julien sa mallette. Il lui explique que tenant un tripot de poker, il a pris en gage la mallette d'un homme important qui lui a promis une grosse somme d'argent pour la rendre. Marie prend peur, surtout qu'ils croisent Max, le jeune homme de la moto, et Max au couteau, ainsi désignés par Baptiste.

Julien propose de l'emmener à son rendez-vous mais Marie ne peut prendre le taxi et sort de la voiture. A Baptiste qui l'a suivie, elle dit avoir entendu le lieu de destination. Arrivées sur place, elles découvrent un homme mort, le Max au couteau. Elles dorment dans un cinéma qui passe Les grands espaces (William Wyler, 1958)

Troisième jour. En mangeant une pomme dans un entrepôt désaffecté, Marie et Baptiste examinent la carte qui était dans la mallette et que Baptiste avait conservée. Sur la carte sont tracées des cases qui ressemblent à celles d'un jeu de l'oie. Marie en explique les règles à Baptiste : il y a le tombeau (sans doute là où elles ont trouvé le Max au couteau, mort la veille), la prison, l'auberge, le labyrinthe, le pont. Elles décident de trouver le labyrinthe.

Mais sur le lieu espéré, elles ne trouvent qu'un terrain vague : le labyrinthe aurait-il été détruit. Max et un homme important apparaissent alors. Max prévient Marie : Julien fait des bêtises et elle-même devrait disparaitre au plus vite : elle est sur une liste noire. Il lui indique le lieu où elle pourra retrouver Julien. Il s'agit des entrepôts de Bercy désaffectés.

Marie retrouve Julien, très en colère. Après avoir rendu la bonne mallette, il a dû affronter la colère de son propriétaire qui n'y a pas retrouvé la carte. Marie nie l'avoir en sa possession mais promet de la demander à Baptiste et de la restituer. Julien part en colère. Baptiste, s'appuyant sur les murs d'une bâtisse désaffectée, fait remarquer qu'elles sont sur les lieux de la case "Auberge". Max et l'homme important surgissent. L'homme important poursuit Baptiste et la fait prisonnière dans une sorte de toile d'araignée de sciures et de poussières. Marie l'en délivre et fait remarquer qu'elles doivent être sur la case "Prison". Toutes deux marchent sur une portion de la vallée verte et rentrent sur Paris. Baptiste insiste pour trouver une voiture qui, fenêtres ouvertes, leur permettra de passer la nuit moins inconfortablement que par terre.

Quatrième jour. La propriétaire de la voiture réveille Marie qui observe Baptiste exécutant des figures du kata d'arts martiaux. Les deux filles décident d'aller sur la case "Pont" sur le canal de l'Ourcq. Marie voudrait téléphoner à Julien pour lui rendre la carte mais un jeune étranger, probablement hollandais, monopolise la cabine téléphonique. Pendant ce temps, Baptiste, voyant un toboggan décoré comme un dragon, décide de l'affronter. Le dragon crache du feu mais est vaincu par Baptiste. Lorsqu'elle revient, elle croit reconnaitre un Max dans le garçon de la cabine téléphonique. Elle le tient en joue pendant que Marie demande à Julien de la rejoindre au plus vite.

Le garçon a pris peur et tente de s'enfuir. Baptiste l'abat. Marie est consternée et la fuit. Elle court rejoindre Julien qui arrive à bord d'une voiture. Elle lui remet la carte et il l'abat d'un "Je t'aimais Marie". Baptiste arrive en courant mais ne peut que constater la mort de son amie. Max arrive alors près d'elle et tente quelques mouvements de karaté. Max admire son kata et lui donne gentiment des leçons alors que le soleil illumine l'Ourcq. Ils se sourient. Mais qui est donc derrière la mire du viseur qui les suit l'une et l'autre ? Qui est à bord des hélicoptères que l'on entend survoler le chantier en ruine près du pont ?

Le pont du Nord, film d'une grande liberté, tourné exclusivement en extérieurs, rend compte de ce moment si particulier de notre modernité où la vieille société de surveillance laisse sa place à la société de contrôle. Le film fait ainsi le deuil des utopies des années 70 mais s'inscrit dans une longue filiation cinéphile d'inspiration surréaliste.

Un reportage sur les conditions de tournage

Le film garde trace de ses conditions de tournage. Réalisé avec très peu de moyens, l'équipe technique ne dispose pas d'éclairage pour les intérieurs. Le film est donc tourné intégralement en extérieur. Le prétexte scénaristique est que Marie Lafée est devenue claustrophobe depuis sa sortie de prison. L'arrivé de Pascale Ogier, la fille de Bulle, corps androgyne éminemment moderne est aussi lié à l'indisponibilité d'une partie de la troupe habituelle de Rivette. Il en est de même pour Jean-François Stevenin. Enfin, sur la pellicule des rushes de la dernière séquence, Rivette constate une rayure verticale bleue. Rivette y adjoint une mire dans l'idée de la faire oublier. Ces choix, imposés par les circonstances, rendent le film éminemment contemporain, trace de son époque. Bien davantage en tous les cas que la trilogie inachevée des filles du feu qui l'a précédée : Duelle (1976), Noroît (1976) et Marie et Julien, abandonné par un Rivette dépressif (qui sera finalement tourné qu'en 2003) et l'abscond Merry go round (1981). Au même moment, cette renaissance au monde contemporain est partagée par Jean-Luc Godard avec Sauve qui peut (la vie) (1980) qui sort ainsi de sa période Dziga Vertov.

L'histoire est minimum mais facile à suivre. Baptiste, jeune guerrière androgyne, roule en mobylette dans Paris pour défier des lions de bronze. Elle rencontre des hommes de mains (les Max) d'un réseau mi-mafieux mi-fasciste qui cherche à éliminer les anciens terroristes d'extrême gauche. Baptiste a en effet croisé la route de Marie Lafée, condamnée à un an de prison pour ses accointances avec de tels réseaux terroristes. Marie, tout juste libérée, soufre dorénavant de claustrophobie et cherche à retrouver Julien, son ancien amant et complice, pour vivre une nouvelle vie. Mais Julien a encore une affaire à terminer : ramener une serviette à un mystérieux homme qui lui a laissé en gage contre quarante millions de francs. Baptiste s'empare de la serviette et conserve un plan de Paris. Celui ci s'avère être un jeu de l'oie avec tombeau (un cadavre), labyrinthe (rendez-vous), Auberge, prison (lune mystérieuse toile d'araignée). La case d'avant le trésor est le pont. Marie s'y fait assassiner par Julien. Max et Baptiste font ensemble un kata de karaté alors qu'ils sont filmés.

De la société de surveillance à la société de contrôle

Le pont du Nord est un film de complot comme presque toujours chez Rivette. Cependant, dans Paris nous appartient (1961) le complot était vertical, des souterrains aux chambres de bonnes avec des pièces closes. Ici, le complot est plus diffus, à ciel ouvert, dans des lieux que l'on démolit. Pour reprendre les mots de Gilles Deleuze dans Pour parler, on passe de la société de surveillance, qui enferme et punit, à la société de contrôle qui impose ses normes. Au panoramique à 360° qui ouvre le film ou à l'exaltant "Babylone, à nous deux !" prononcé alors par Baptiste, on reste sur un panoramique inachevé sur des immeubles en démolition. Il s'agit ainsi bien d'un conte initiatique désenchanté sur la France à l'orée des années 80.

Rivette ne croyait pas à la victoire de Mitterrand en 1981. Paris est transformé en une espèce de labyrinthe livré à la destruction parsemé de signes et de pièges où les personnages avancent de case en case comme dans un immense jeu de l'oie. Friches industrielles abandonnées, terrains vagues ou clôturés de palissades ou des grues détruisent maisons et immeubles, anciens entrepôts laissés en friches, ce sont des lieux en pleine mutation que l'on détruit : les abattoirs de Vaugirard, les entrepôts du port de Bercy, les bords du canal de l'Ourcq et du bassin de La Villette

Parallèlement, c'est aussi la fin des utopies, à leur assassinat, auquel on assiste. Marie Lafée semble y poursuivre son personnage de Hilde Krieger dans La troisième génération (R. W. Fassbinder, 1979). Ancienne terroriste par idéal et fragile, comme son compagnon, Mathias Doinel, Marie est toujours victime de ceux, plus haut placés dans la hiérarchie, qui savent retourner leur veste, comme Julien.

Les ennemis que doivent affronter les jeunes générations restent à définir. En tous les cas, Baptiste et Max sont prêts. L'attitude de Baptiste ne manque ainsi pas de charme : affronter du regard les lions de pierre ou un dragon crachant le feu ou bien s'entraîner avec Max au kata d'arts martiaux sur des ennemis imaginaires les prépare aux combats de demain.

Un film irrigué par la cinéphilie

Esthétique des friches industrielles, esthétique des acteurs, le film propose aussi des rimes poétiques avec d'anciens films. La deuxième nuit de Marie claustrophobe la verra trouver refuge dans un cinéma dont l'affiche annonce des Grands espaces (William Wyler, 1958) avant d'être recouverte par celle de La prisonnière (Henri-Georges Clouzot, 1968); même référence ludique avec le guerrier Kagemusha (Akira Kurosawa, 1980) que veut affronter Baptiste avec son couteau avant d'être arrêtée par Marie. Les entrepôts de Bercy évoquent les serials de Feuillade, alors que les mille yeux des affiches (celle pour l'opticien Chris ou celles sur les palissades du chantier des abattoirs de Vaugirard) évoquent le Fritz Lang des Mille yeux du docteur Mabuse (1960) et sa société de contrôle.

Référence notable enfin, celle de Buñuel que Rivette avait réhabilité aux Cahiers du cinéma lors de sa prise de pouvoir après la période Rohmer. Pierre Clémenti avec ses costumes et son arme de malfrat sort de Belle de jour (1967); le sac de Bulle évoque celui de Cet obscur objet du désir (1977). La mystérieuse séquence des enfants se disputant un disque vient probablement de Viridiana. Baptiste croit faire œuvre de justice en l'attribuant au plus faible mais, à peine a-t-elle le dos tournée que le plus grand s'empare des disques. Chez Buñuel c'était Jorge qui croyait avoir œuvré pour le petit chien martyrisé.

 

Jean-Luc Lacuve, le 14 novembre 2017, après l'intervention le mercredi 8 novembre au Café des Images de Jean Narboni, dans le cadre de la journée d’études Jacques Rivette à la lettre sous la direction de David Vasse et Julie Wolkenstein.

Sources: