Jean-Luc Godard Fiction |
Editeur : Gaumont. Novembre 2010. Coffret 10 DVD. Neuf films : Une femme mariée, Bande à part, Week-end, Tout va bien, Sauve qui peut (la vie), Je vous salue Marie, Soigne ta droite, JLG/JLG, For ever Mozart. 80 €.
Suppléments :
À l’occasion des quatre-vingts ans de Jean-Luc Godard, cet coffret propose neuf films majeurs de Jean-Luc Godard, jusqu’ici introuvables en France en DVD, et de nombreux suppléments et entretiens inédits.
Une femme mariée par Antoine de Baecque
Alors que Bande à part est présenté au festival de Cannes de mai 64, Godard promet au directeur du festival de Venise de lui réserver un film pour septembre, quatre mois plus tard. Il tient parole La Columbia accepte de financer le film pour la même somme que pour Bande à part : 100 000 dollars. Godard réalise le premier des films qui s'inscriront dans la veine sociologue, radar de son temps, de tout ce qui traverse la société française au cur de trente glorieuses.
Au sein de la société de consommation, Godard se concentre sur les bouleversements autour de la sexualité. C'est la première fois que l'on évoque la pilule dans un film alors que ce sera un enjeu politique fort lors de l'élection prudentielle de 65. Avec une attention d'entomologiste, de scientifique, Godard scrute les rapports d'une jeune femme avec son mari et son amant. Le film s'organise ainsi en trois parties, dans un appartement avec l'amant, dans celui du mari, et dans un hôtel à Orly, symbole de la modernité des années 60.
Si Charlotte est une jeune femme libérée, c'est aussi une parisienne écervelée qui ne comprend rien de la catastrophe historique de la shoah, omnubilée qu'elle est par le soin porté à effacer toute trace de son escapade amoureuse.
Roger Leenhardt, première des grandes apparition des grandes personnalités godardiennes qui gardent leur nom, joue un grand reporter qui revient d'Allemagne où il a assisté au procès d'Auschwitz où furent condamnés 23 gardes du camp. Ce procès a eut lieu le 23 décembre 1963, quelques mois après le procès Eichmann. La société française en plein consumérisme ne comprend pas. Comme partout comme en Pologne on peut y raconter cette blague, tristement universelle que rappelle ici Leenhardt : un dictateur propose de tuer tous les juifs et tous les coiffeurs. Charlotte revenant sur la chute, "Pourquoi les coiffeurs ?" passe à côté des grands enjeux politiques et éthiques du siècle.
Le film a connu un retentissement important au festival de Venise de septembre 64. Et c'est avec stupéfaction que l'on apprend que la commission de censure juge le film pornographique et émet un avis interdiction auprès du ministre de l'information, Alain Peyrefitte. Celui-ci sait qu'une part de l'électorat peut être choqué par le discours du film mais il ne veut pas être vu comme l'adversaire des artistes et sans doute de l'artiste majeur du cinéma français. Peyrefitte reçoit Godard en octobre 64 et lui demande de présenter un nouveau montage à la censure. Godard accepte mais ne change pas grand choses. Il change le titre, La femme mariée devient Une femme mariée. L'adultère est ainsi euphémisé : il devient un cas d'espèce au lieu d'une généralisation. Godard supprime seulement la scène des seins nus sur la plage tournée par Jacques Rozier. Le film ne contient aucun plan de sexe. Certes une bonne moitié du film est composé de fragments de corps qui se rapprochent mais jamais on ne voit de corps qui s'étreignent. Le film est empli de douceur (Macha Meryl, jeune actrice d'origine russe, model du photographe Richard Avedon possède un corps harmonieux et doux) dans ses dialogues et sa musique et est bien plus proche d'un blason poétique. La fragmentation du corps menace toutefois toujours de se transformer en pièce d'échange, en signe pour une société de consommation façonnée par la publicité des magazines.
Le film attire 80 000 spectateurs, soit un succès confortable pour son budget. Mais, bien plus important, la mobilisation de la presse qui fait de Godard une victime de la censure, le statufie aussi comme le nouvel héros qui se dresse contre le pouvoir gaulliste. Godard devient le héros de la gauche alors que ses positions politique étaisnt jusque là ambigües. Certes Le petit soldat est interdit par la censure mais son héros est un militant de l'extrême droite. Il était plutôt classé comme un hussard de jeune droite, provocant. Il bascule ici à gauche.
Le Monde, Le nouvel observateur, qui remplace France observateur en automne 64, Les cahiers dirigés par Rivette, Les lettres françaises dirigées par Aragon font de Godard l'emblème de l'opposition au gaullisme. Il devient aussi célèbre que Sartre. Le phénomène Godard est né.
Une femme mariée par Macha Meryl et Agnès B.
Souvenirs de tournage de l'actrice et de la sortie du film par la cinéphile.
Bande à part par Antoine de Baecque
Après Le mépris tourné en couleur et en Scope avec des vedettes sur le sol italien, Bande à part, série B, en noir et blanc, tourné avec des proches dans le Paris habituel, fait pâle figure. Et pourtant, ce film tout à la fois léger grave et mélancolique laisse une durable impression qui n'est pas étrangère à son processus de fabrication.
Anna Karina qui tournait de son côté pendant que Godard réalisait Le mépris a fait, juste après, deux tentatives de suicide. Godard pour retrouver sa femme veut lui offrir un film qu'il lui annonce, dit-on, dans la voiture qui les ramène chez eux après les séjours en hôpital psychiatrique endurés par l'actrice durant plusieurs semaines. Godard est allé vite. Il va voir la Columbia France à l'automne 63 et obtient 100 000 dollars pour son premier film français à être produit par les américains. Le producteur croyait que Godard demandait cette somme pour son seul salaire et est évidemment enchanté de les débourser pour l'ensemble de la production. Godard adapte une série noire recommandée par Truffaut, Fool's Gold de Dolores Hichens traduit par Pigeon vole. Dans ce roman noir, deux amis séduisent une jolie fille, dont ils sont un peu amoureux, pour accéder à une femme riche
Lorsque le tournage commence à la mi-février pour un mois, Godard a un scénario de trente pages mais les dialogues ne sont pas écrits, et le titre est passé de Les mimis à Franz, Arthur et Odile avant de s'arrêter à Bande à part aux premiers tours de manivelles. Samy Frey, alors petit ami de Brigitte Bardot est un élégant acteur de théâtre avec qui Godard est immédiatement complice. Il découvre Claude Brasseur, comédien moins brillant.
Godard a peur de faire trop court donc il prend tout ce qui vient. Ainsi la traversée de la grande galerie du Loucre est improvisée par Godard au dernier moment et ne figure pas dans le scenario. Godard a demandé l'autorisation de Malraux (qui a blanchi toutes les façades du Paris anciennement noirâtre) mais pas aux autorités du Louvre.
En revanche la séquence du Madison est longuement préparée et répétée... et repoussée. Godard trouve en effet que les acteurs ne dansent pas suffisemment bien. Et il faudra attendre la toute fin du tournage pour que la séquence soit enfin jugée bonne par Godard. Dans le café populaire où elle est enregistrée, l'équipe applaudira Godard prenant le relais des acteurs pour danser en couple avec Anna Karina.
Le couple semble ainsi retrouvé mais Godard, comme à son habitude, a mis au profit du film l'intense mélancolie d'Anan Karina notamment lors de la chanson triste chantée par Odile : "Ce que l'on fait de vous hommes et femmes..." sans doute fait-il aussi peser sur elle un poid supplementaire en donnant à son personnage le nom de sa mère : Odile Monot
Le film est un échec commercial attirant moins de 40 000 spectateurs mais il marquera nombre de cinéphiles critiques ou, plus tard réalisateurs, ainsi Quentin Tarantino qui appellera sa société de production Bande Apart d'après le titre du film.
Soigne ta droite par Antoine de Baecque
En avril 1983, Godard assite au one man show triste, terrible et caustique de Jacques Villeret auquel il donne un petit rôle dans Prenom Carmen. Les deux hommes se trouvent des références communes à Becket et Tati. Godard veut jouer lui-même dans un duo comique grinçant entre un gendarme de gauche, joué par Villeret et un gendarme de droite, joué par lui, commentant les affaires du temps. Ce sera bientôt le socialisme à la française avec l'alternance et le gouvernement Balladur qui succède à Fabius.
Entre avril 83 et la sortie salle, en décembre 87, le film s'ouvre aussi aux Rita Mitsouko dont Godard a apprécié l'invention visuelle du clip Marcia Baïla. Il filmera ce work in progres, qui rapelle One+ one, dans leur studio, en 1985, pendant un mois avec Caroline Champetier. Jane Birkin et François Perier, Pauline Laffont, Jean-Michel Rib, débarquent aussi dans le film. C'est un ensemble de bouts de films, de séquences autonomes. Godard joue finalement un idiot richissime, burlesque et décalé par rapport à la société de son temps, suite de l'oncle Jean de Prénom Carmen peu à l'aise dans le présent, prophétique, muet, à la Buster Keaton.
Godard a alors réussi son retour. Il est un personnage public, un bouffon médiatique, poil à gratter de l'audiovisuel. Il casse son cinéma. Ce sera son premier gros échec public, comme une sortie volontaire du cinéma pour le détruire.
Caroline Champetier avait été envoyée par Alain Bergala pour faire des photos de plateau de Détective à l'Hôtel Concorde de saint Lazare. Elle est ensuite appelée par Serge Toubiana pour l'accompagner à Rolle pour un reportage sur Sonimage. A l'été 1985, elle cesse d'être l'assistante de Lubschantsy. En Septembre 85, Godard l'appelle. Il veut "quelqu'un qui en sache un peu mais pas trop". Caroline Champetier se sent un peu perdue quand Godard la laisse parfois seule : elle a été assistante, a fait l'IDHEC mais ne sait pas négocier avec les Rita Mitsouko dont elle filme l'album en train de se faire. Puis ce seront les questions philosophiques entre Perier et Villeret. Elle admire Godard dont le cinéma ne s'est pas inféodé à la littérature, à sa continuité narrative et dialoguée. Salariée de la petite société Sonimage, elle filme aussi Grandeur et décadence qui se fait en même temps.
Godard est bouleversé par le siège de Sarajevo et les massacres serbes de Srebrenica. Ses Histoire(s) du cinéma sont marquées par son engagement contre cette guerre, son horreur du conflit et des massacres. Sarajevo est qualifiée de capitale de la douleur. Cet engagement se poursuit avec Je vous salue Sarajevo commentaire sur une photographie où un soldat serbe torture une femme.
Godard à l'idée de son film en lisant un article de Sollers dans Le Monde qui se moque de Suzanne Sontag qui a monté En attendant Godot dans Sarajevo dont le siège dure encore et qui ne cessera qu'à la fin de 1995. Sollers dit que ce serait plutôt du Marivaux, les jeux de l'amour et hasard, qu'il faudrait jouer. Dans la librairie en bas de chez lui, Godard ne trouve que du Musset. On ne badine pas avec l'amour avec Sarajevo sera ainsi le premier titre du film.
L'histoire est celle de deux comédiens amateurs voulant rejoindre Sarajevo. Capturés par les milices serbes, ils seront violés et enterrés à la va vite. La destinée tragique de ces jeunes gens résonne avec la brutalité et la stupidité de cette tragédie sous les yeux de l'Europe impuissante. Pour que le film atteigne une durée standard; Godard adjoint la fable du Boléro fatal avec l'apparition sur une plage d'un réalisateur qui est son alter ego filmant une jeune femme jouant une dernière fois avant de mourir.
Le titre est peut-être destiné à provoquer les questions des journalistes. On voit par ailleurs un jeune homme aux cheveux longs qui incarne Mozart.
Godard tourne au bord du lac Léman ce qui est censé se passer à Sarajevo. Il suggère la violence de la guerre, à l'opposé de BHL qui réalise un film de témoin autour de la figure de l'intellectuel engagé. Pour Godard, il s'agit de montrer la brutalité et la stupidité de la guerre. Le cinéma est un objet universel pas besoin d'être sur place ou de se montrer. Quelques images, à la manière des Carabiniers, suggèrent l'insupportable du conflit armé où tout peut basculer d'un moment à l'autre, de la paix à la guerre ; de la tendresse à la mort.
Le film est tourné dans une maison d'enfance de Godard à Anthy sur la rive française du lac Léman, près de Thonon. C'était le chalet de sa famille maternelle, les Monod, où il passa une enfance heureuse. Près de soixante ans plus tard, il y place le cur de la tragédie. Mélancolie intime à retourner ainsi sur les lieux de son enfance pour y placer la tragédie.
L'avant-première à lieu Sarajevo en juin 1996, une fois la ville revenue à la paix lors d'un festival de cinéma. Godard qui ne peut se déplacer car il tourne dans le film d'Anne-Marie Mieville, envoie ses acteurs et fait lire une lettre qui dit sa solidarité citoyenne après un siège de plus de trois ans et la nécessité pour lui de répondre à cette honte.