Figurants et chômeurs font la queue devant les bureaux d'Albatros film. A peine la porte ouverte, le réalisateur, Gaspard Bazin, et le producteur, Jean Almereyda, rejoignent le bureau de celui-ci. Gaspard s'égosille en lisant le texte d'un livre sur la capacité que devraient avoir les acteurs de dire différemment ce qui, dans leur texte, les aurait surpris. Jean, au téléphone, cherche à savoir s'il ne pourrait recevoir rapidement des deutschemarks. Il écoute Gaspard mais souhaite que vienne le temps où l'on cessera de parler pour voir.
Les figurants donnent leurs numéros de téléphone et de sécurité sociale à la secrétaire, Marie-Christine, puis sont invités, sans se concerter, à dire chacun un bout de phares, extrait du roman de James Hadley Chase, Chantons en chœur, que le film se propose d'adapter. Richard les fait s'avancer un par un alors que Carol au cadre et à la lumière, les filme. Les figurants vont ensuite recevoir leur indemnité, 20 francs pour une heure auxquels il fait soustraire les charges sociales. Reynald reproche à chacun d'eux de ne pas connaitre le montant de ces charges sociales : 1,91 francs sur 20 francs. A une jeune femme qui propose de montrer sa poitrine pour avoir un peu plus d'argent, Reynald réplique que "Ce n'est pas le genre de la maison".
Parmi les figurants, Gaspard repère Françoise, dont les boucles d'oreilles lui plaisent, et son amie Anne.
Le soir, Jean Almereyda est inquiet. Il se souvient de la conversation de la journée avec Reynald, son comptable. Il aura bientôt un contrôle de l'Urssaf et devra, ensuite trouver l'argent pour les congés payés. Pour justifier de ses frais, il devra produire plus que des photocopies de facture et jamais son costume Prince de Galles ne pourra être comptabilisé comme frais professionnel. A son employé qu'il trouve très "casual" sur sa stricte observation de la pause déjeuner, Jean fait remarquer que "casualty" désigne aussi les morts. Ainsi Reynald ne serait-il pas déjà mort ?
Gaspard a donné rendez-vous à Françoise et Anne dans un café. Elles devront venir le lendemain en peignoir mais il ne s'agira pas d'un film porno les rassure-t-il. Le serveur lui raconte la blague du chasseur de safari qui a accroché des "pasnous" à son tableau de chasse puis lui indique qu'une femme demande à lui parler
Elle voudrait qu'il l'aide à faire du cinéma. Un ami lui a dit qu'elle avait un visage classique. Mais classique qu'est-ce que ça veut dire ? Gaspard lui explique qu'il doit tourner l'adaptation d'un roman de Chase qu'il n'aime pas. Il préfère la nouvelle édition des romans de Chandler. Il lui en lit un passage "Il avait déjà dit adieu à une femme mais lui fermer les yeux en sachant qu'il ne la reverrait plus, c'était différent ". Puis en colère, "Ceux qui disent aimer les romans policiers parce que c’est vite lu et oublié aussitôt, ne pourraient pas vivre sans, alors qu’ils peuvent vivre sans les grands classiques".
Survient alors Jean Almereyda qui égrène les noms des producteurs “morts au champ d’honneur” : Georges de Beauregard, Pierre Braunberger, Jean-Pierre Rassam, Gérard Lebovici, Raoul Lévy, les frères Hakim. Gaspard comprend alors que la femme en face de lui est Eurydice, la femme de Jean. Celui-ci veut l'empêcher de faire du cinéma parce qu'il a parti lié avec la mort. "Pourquoi les premiers films et mêmes les photographie était en noir et blanc ? Parce qu'elles portaient le deuil de la vie". Gaspard s'éclipse. Eurydice supplie Jean de la laisser faire un bout d'essai. Ou alors, elle voudrait un enfant de lui. Jean refuse. Il ordonne qu'elle prenne son manteau et la suivre au théâtre où ils doivent se rendre. Eurydice joue à pile ou face son obéissance à son mari, c'est pile alors, oui, elle obéit.
Françoise et Anne sont venues tard la nuit pour être filmées. Françoise scrute la pièce mais ne voit pas la caméra. Gaspard se met en colère et, ouvrant un livre sur le Tintoret, demande à Françoise combien elle voit de personnages dans les reproductions de Bacchus et Ariane et de L'origine de la voie lactée. Françoise en voit respectivement trois et plusieurs. Ce n'est pas la bonne réponse s'écrie Gaspard. Il est effondré, Carol vient tendrement le consoler.
Un autre soir, dans les bureaux d'Albatros film, Gaspard montre à Eurydice des extraits de La grande illusion avec Gabin et Dita Parlo à laquelle elle ressemble. C’est le cinéma des années 30. Hélas les modernes ne sont jamais arrivés, à l’exception, peut-être de Rembrandt et Freud. Au café, le serveur lui raconte la blague antisémite du juif Bloom arrêté par la Gestapo.
Comme Jean doit partir quelques jours chercher les deutschemarks, il autorise Eurydice à faire des bouts d'essai. Jean, avant de partir, a le temps de parler avec Jean-Luc Godard. Jean ne comprend pas pourquoi Roman Polanski touche autant d'argent par film. Jean-Luc lui lance en guise de boutade, qu'il gagne dix fois plus en moins. Jean-Luc constate que tout part en arrière : la mode, la politique, le cinéma. Il s’est retiré à Reykjavik parce que c’est là que s’est déroulé la plus grande partie d’échec au monde. "Paris. Ça fait longtemps que je ne suis pas venu. C'est sale. C’est sale. On dirait que les gens ne se lavent pas les idées".
Gaspard reçoit Eurydice dans les bureaux d'Albatros-Film et la charge de remettre dans l'ordre les cartons multiples d'une phrase complexe : "Je vous donne les vagues. Essayez de retrouver la mer." Les figurants défilent alors récitant dans le désordre de nombreuses fois puis dans l'ordre ce qu'ils ignorent être la dernière phrase de Sépulture sud de William Faulkner
Almereyda tente de fuir vers la gare du Nord mais les Italiens, auxquels il doit de l'argent, ont envoyé deux tueurs. Almereyda et son chauffeur sont tués dans leur Mercedes.
La police interroge les employés d'Albatros films. Gaspard se voit remettre une cassette vidéo. Almereyda dans ce témoignage post-mortem lui confie que ceux qui tournent les films ont gardé les rêves pour eux et laissé à ceux qui les financent le fonctionnement de l’usine. Il lui rappelle que l’essentiel, ce ne sont pas nos sentiments ou nos expériences vécus.... "
Dans l’entrée des bureaux d’Albatros Films, des affiches du magazine Marie-Claire ont remplacé celles de Jour de fête et de La ruée vers l’or. Après la mort d’Almereyda, ce sont des jeunes publicitaires qui ont investis les locaux. Ils reprennent des figurants pour qu'ils disent ce qui est essentiel pour eux. Avec un sourire niais de façade, ils disent : l'amour, la joie, le bonheur. Ils sont approuvés d'un "oui..." extatique et abruti. Ce qui n'et pas le cas d'une jeune femme qui déclare que l'essentiel c'est la révolte et encore moins de Gaspard, mal rasé qui termine la phrase de Jean: "L’essentiel, ce ne sont pas nos sentiments ou nos expériences vécus.... Mais la ténacité silencieuse avec quoi nous les affrontons". Reynald souhaiterait donner un plus que ses 20 francs à Gaspard mais celui-ci s'en contente. Il retrouve Carole et sa petite fille et partent ainsi, en famille, mais sans travail.
Le titre complet du film, tel qu'on peut le lire sur les cartons successifs du générique est : "Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma.. révélées par recherche des acteurs dans un film de télévision publique... d'après un vieux roman de James Hadley Chase".
Le film est le parcours à la fois lyrique et tragique d'un producteur et de son réalisateur mais aussi de toute l'équipe technique qui les entoure. La recherche des acteurs incarne le film en train de se faire, là où, sur la pellicule, on voit enfin le film et où l'on entend les phrases. Plus circonstanciel, mais aussi alors très actuel, le film se passe dans un contexte bien particulier de transition entre télévision publique et télévision privée. Car c'est bien de la recherche de l'art bien plus que d'argent qu'il s'agit au travers des références multiples à la littérature, la peinture et bien entendu au cinéma.
Jean-Luc Godard puissance quatre
La société de Jean Almereyda se nomme Albatros Films. C'est probablement une référence à L'albatros (1971), le film de Jean-Pierre-Mocky. C'est une sorte de prête nom à la propre société de Jean-Luc Godard, JLG-Films dans laquelle est tournée le film. Tous les employés d’Albatros Films sont les réels collaborateurs du cinéaste : Caroline 'Carol' Champetier est la cadreuse et directrice de la photographie, Reynald Calcagni est le comptable et Marie-Christine Barrière, la secrétaire.
Jean Almereyda, vrai nom de Jean Vigo, est donc un autoportrait du cinéaste en tant que producteur, désireux d'assurer sa survie économique et artistique. Godard regrette de devoir assumer seul ce rôle qu'il préférerait voir dédoubler. Almereyda, dans son témoignage post-mortem, déclare que ceux qui tournent les films ont gardé les rêves pour eux et, laissé à ceux qui les financent, le fonctionnement de l’usine. Lui-même n'est qu'un des producteurs courageux morts au champ d'honneur. Gérard Lebovici, producteur, éditeur, mécène de Guy Debord, est assassiné en 1984 dans un parking dans des conditions mystérieuses. Jean-Pierre Rassam se suicide en 1985. Georges de Beauregard, premier producteur de Godard, qui l’a accompagné jusqu’au milieu des années 1970, meurt en 1984.
Gaspard Bazin doit son nom au célèbre critique de cinéma, co-fondateur des Cahiers du cinéma. Incarné par Jean-Pierre Léaud, c'est un second autoportrait, cette fois hanté par la figure de François Truffaut, décédé en 1984. C'est en effet lui qui révéla le jeune acteur dans Les 400 coups puis la série des Antoine Doinel.
Jean-Luc Godard, allégé du poids mortifère qu'il a incarné dans ces deux figures noires de lui-même, peut alors bien faire une courte apparition décontractée, burlesque et lunaire qui préfigure celle de Soigne ta droite.
Enfin, il y a Jean-Luc Godard réalisateur du film qui aime voir défiler les acteurs devant la caméra, qui toujours essaie, reprend, ajuste la place des mots dans les phrases littéraire et la place de la caméra pour filmer les acteurs. Parmi les plus beaux passages, on retiendra les surimpressions très nombreuses et le ralenti avec arrêt sur image de Françoise et ses boucles d'oreilles.
Un film de la télévision publique
En septembre 1945, Marcel Duhamel fonde la Série Noire. Cette collection se distingue des autres collections par son aspect : couverture cartonnée noire et jaune avec une jaquette noire avec un liseré blanc. Entre 1984 et 1991, TF1 et Hamster Productions rendent hommage à cette collection mythique dans l’univers du polar en réalisant une série de 37 adaptations de ses titres célèbres pour être diffusés le samedi soir à 20h30. Godard se voit confier la direction du 21e épisode qui devrait être l’adaptation du roman de James Hadley Chase, The Soft Center (Chantons en chœur, en VF).
Le contrat est conclu fin 1985 avec un tournage en février 1986 et une diffusion le 24 mai 1986. Ce sera la plus petite audience de la série. Entre la commande et la diffusion, un nouveau gouvernement a été nommé après le législatives du 16 mars. Jacques Chirac et son ministre de la culture, François Léotard, organisent le rachat de TF1 par un consortium de sociétés privées. Celui mené par Francis Bouygues remportera la mise. TF1 sera définitivement privatisée le 6 avril 1987 en dépit du combat mené par Jack Lang qui s'est vraiment opposé à cette privatisation. La dédicace est donc un hommage discret mais probablement sincère alors que les ravages de la télévision privée sont déjà à l'œuvre avec La Cinq de Sylvio Berlusconi qui émet depuis le 20 février 1986. Jean peut bien s'énerver que la télévision ne passe pas ses films ou que Polanski gagne dix fois plus que lui.
Romans, peinture, musique et cinéma
La littérature c'est d'abord l'adaptation d'un vieux roman de James Hadley Chase, The Soft Center (traduit stupidement comme bon nombre des titres de la Série Noire par Chantons en chœur). Dans celui-ci, Chris, à la suite d'un accident de voiture, souffre d'une étrange maladie du cerveau. Val, son épouse, décide de le sortir du milieu hospitalier et de partir à l'hôtel de Spanish Bay, l'un des plus luxueux palaces de Floride. Chris consacre ses journées à la lecture, sous l’œil amoureux de Val. Mais un matin Chris disparaît. Il a quitté l'hôtel en voiture : or depuis son accident il n'a jamais plus repris le volant. Morte d'inquiétude, Val se décide à contacter la police. Chris sera retrouvé au bord de la route le lendemain. Qu'a-t-il fait durant sa "fugue"? Il ne se souvient de rien. Mais, au même moment, dans un motel de la région, le cadavre d'une femme est découvert lacéré de coups de couteau.
Du roman, il reste la première ronde des phrases où les figurants évoquent la disparition de Chris et de la voiture.
Gaspard explique à Eurydice qu'il n'aime pas le roman de James Hadley Chase. Il préfère la nouvelle édition des romans de Raymond Chandler. Il lui en lit un passage "Il avait déjà dit adieu à une femme. Mais lui fermer les yeux en sachant qu'il ne la reverrait plus, c'était différent ". Puis déclare en colère, "Ceux qui disent aimer les romans policiers parce que c’est vite lu et oublié aussitôt, ne pourraient pas vivre sans, alors qu’ils peuvent vivre sans les grands classiques". Ce n'est pourtant ni un roman policier ni un classique que Gaspard choisit pour faire lire à ses figurants mais la dernière phrase, légèrement tronquée à son début de Sépulture Sud, la nouvelle de Faulkner écrite en 1954, éminemment moderne :
"Et trois ou quatre fois l'an je revenais, ne sachant pourquoi, seul, pour les contempler, non pas seulement Grand-père et Grand-mère mais eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine."
La nouvelle vient alors tout juste d'être publiée en français par Gallimard dans le recueil " Sépulture Sud, Idylle au désert et autres nouvelles (1985)". Répétée une dizaine de fois, dans le désordre puis dans l'ordre, cette dernière phrase de Sépulture Sud reste difficilement compréhensible. Même à tête reposée, il vaut mieux avoir sous les yeux la photographie de Walker Evans accompagnant la publication de la nouvelle dans Harper’s Bazaar en décembre 1954 pour comprendre que Faulkner y décrit le cimetière étrange avec ses monumentales statues où sont enterrés les aïeuls du narrateur.
La peinture est évoquée lorsque Gaspard ouvre un livre sur le Tintoret. Il demande à Françoise combien elle voit de personnages dans les reproductions de Bacchus et Ariane et de L'origine de la voie lactée. Françoise en voit respectivement trois et plusieurs. "Ce n'est pas la bonne réponse" s'écrie Gaspard. Il faudra attendre la venue d'Eurydice pour avoir la "bonne" réponse : il faut rester littéral et, puisque les tableaux s'appellent Bacchus et Ariane et, L'origine de la voie lactée, la bonne réponse est deux et un.
On s'amusera de constater que le livre de Godard contient un titre tronqué puisque le tableau s'appelle Ariane, Vénus et Bacchus,... moins drôle évidemment. De même, au début du film la liaison "Casual / casualty / mort" de Godard est-elle plutôt bancale. Casual se traduit en effet bien davantage par décontracté que strict et casualty par victime, par exemple d'accident de la route, mais pas obligatoirement par mort.
La B. O. est aussi très soigné avec Bob Dylan, The Guests de Leonard Cohen, Mercedes Benz de Janis Joplin.
Jean-Luc Lacuve, le 5 novembre 2017.