L'homme dit : "C'est vers la fin du XXe siècle que le téléphone sonne chez l'idiot. Il termine son travail et se prépare à passer l'une de ces soirées tranquilles comme on en trouve encore dans certaines régions abandonnées de l'Europe à mi-distance des forêts de l'Allemagne du sud et des lacs du nord de l'Italie. Là, là, là. Le téléphone sonne. La voix est inconnue et polie mais autoritaire. En haut lieu, on est prêt à pardonner à l'idiot ses nombreux péchés mais il doit faire très vite : inventer une histoire, la filmer et livrer la copie en fin d'après-midi dans la capitale. Il faut que le film commence son exploitation, le soir même. Une automobile attendra l'idiot dans un garage du bas de la vallée et un billet d'avion à l'aéroport du coin. A ce prix, mais à ce prix seulement, l'idiot sera pardonné".
Le prince porte une bobine de film à la main lorsqu'il arrive au garage où se trouve une Porsche jaune. Il mime Wimbledon où il allait autrefois. Aujourd'hui, on cogne et cela ne l'intéresse plus. Il grimpe dans la voiture puis en est débarqué sans ménagement à l'aéroport.
Les Rita Mitsouko répètent (I). L'homme, off, énonce la phrase leitmotive : "La mort est un chemin vers la lumière" puis, "Ce qui va surgir, vient des temps anciens" prévient-il aussi.
L'individu sort d'une bouche de métro sous son regard. "Ca fait une éternité que l'homme attend et il se demande s'il y a une différence entre l'idiot, l'individu et lui, l'homme. Mais la réponse est souvent confuse. Il décide donc de ne pas faire trop d'histoire. Ni rire, ni pleurer : mieux vaut laisser l'éternité rester fidèle à elle-même. Alors l'individu s'en va et l'homme aussi. Il part du principe que la conversation entre inconnus est impossible. L'individu propose ce qu'il a trouvé. L'homme refuse : "des cris, des chuchotements, ça ne compte pas " ni la fille, ni l'amour, ni la mort, pas la politique, pas la liberté (un orchestre doit travailler sérieusement), même pas le style. Ah non jamais cela (la télévision), l'esclavage. Non pas la vérité, pas le théâtre. L'individu propose "le plus apaisant moment de fraternité que je connaisse et que j'ai inventé : Dans un hôtel de Pera-Calva la scène où les révolutionnaires de Shanghai blessés vont être jetés dans le foyer de la locomotive. Katow a pu conserver son cyanure, dans la nuit sa main rencontre celle de Sonja. Je devine alors que Katow va donner le cyanure à la main qui vient d'étreindre la sienne..." L'individu avoue qu'il s'agit de La condition humaine. Non, pas la mémoire, réfute définitivement l'homme.
Le prince parvient à s'enregistrer pour l'embarquement. Il rencontre des passagers métaphysiques et lettrés (L'un cherche Dieu, un couple récite Andromaque (Oreste pour Hermione qui ne l'aime pas :"L'amour me fait chercher une inhumaine... Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?), le français moyen (Qu'est-ce que Goethe a dit avant de mourir : "ça suffit comme ça !"), la maman et la petite fille. Pour faire un roman, il faut être un ange.
Les Rita Mitsouko répètent (II). La cigale demande à l'individu, qu'elle prend pour la fourmi, le chemin de Paris. Elle revient de Monte Carlo avec le riche héritier avec lequel elle doit se marier la semaine suivante à New York. Ils habitent l'hôtel particulier des Visconti à Paris où elle doit acheter des robes chez Dior avant d'assister à la première de West Side Story à l'Opéra avec l'ambassadeur du Brésil. Si vous passez par Paris, téléphonez à M. de La Fontaine et dites-lui que je l'emmerde. Les Rita répètent "Si tu viens me retrouver". (L'homme : "Cela ne remonte pas jusqu'à ma bouche et mes lèvres. Cela ressuscite. La plus humble des créations ne dialogue qu'avec les métamorphoses qu'elle attire dans son propre mystère. Plus loin que la révolte. Plus loin que la réconciliation". )
Un avion atterrit. L'amiral, le commandant de bord, lit "Suicide mode d'emploi". Les passagers montent, par l'avant pour les bourgeois, par l'arrière pour le noir et l'arabe. Le français moyen est obsédé par ce qu'aurait dit Goethe avant de mourir. La comtesse a perdu son mari. L'amiral promet au prince de lui trouver un banquier pour acheter le film. Le prince déclare à la grand-mère qu'il a le regret souriant de quitter cette terre. L'amiral fait reprendre en cœur "Je te salue vieil océan" par les passagers (premier chant de Maldoror d’Isidore Ducasse : Je te salue vieil océan...Vieil océan, tes eaux sont amères et les hommes ne sont parvenus à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes. Et souvent, je me suis demandé quelle chose est plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan où la profondeur du cœur humain !...Dis-moi si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le-moi, océan ! Il faut que tu me le dises, car je me réjouis de savoir l’enfer près de l’homme. ...Tu es plus beau que la nuit et je te compare à la vengeance de Dieu. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe...Je te salue vieil océan.
L'individu est dans un appartement près de la plage en Normandie et connait une crise d'angoisse. L'homme dit : "Les occidentaux, et pas seulement eux croient qu'il existe une chambre, la vie et une autre, l'au-delà. Et que la mort est la porte par laquelle on passe de l'une dans l'autre. Mais pourquoi dramatisent-ils la porte ? L'homme est né pour la mort. Il est né pour la donner s'il le décide. Mais dans aucune civilisation, aucune, les hommes ont décidé de choisir leur mort. Ne pas choisir de naître suffit pourtant. Dans l'avion, l'homme s'interroge : qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon, ne voyez-vous pas venir la nuit.
"L’individu voit une femme entrer dans sa chambre, ils dansent, elle se déshabille. La scène se répète et l'individu dit : "Il n'y a que les finlandaises (puis les hollandaises) pour avoir comme ça, des yeux de braise."
Les Rita Mitsouko répètent (III). Retour au pays natal, retour de celui qui n'a pas besoin d'être invité, Oh quand la fin allait-elle apparaître, où allait-elle apparaître ? Quand la malédiction allait-elle se briser. Y-a-t-il un dernier degré dans l'amplification du silence ? Il semble à l'individu que oui ; Oh combien de sanglots pour un air de guitare. Mais ce qui va surgir vient des temps anciens. Mais pourquoi, toujours pourquoi ; dans le vide, la moindre création devient miracle.
Dans l'avion, les passagers parlent : "Active Simone, merde", "Je voudrais une table encore plus grande" dit la passagère qui s'empiffre. Ils boivent la soupe dans la casquette du capitaine. Hélas, il arrive souvent que les mots servent à déguiser les faits. Voilà ce qui se passe maintenant : l’idiot parle à la grand-mère : "Madame vous savez, il ne faut pas être triste pour rien. Tout dépend du commentaire. Un écrivain argentin a même déclaré que c'était une folie d'écrire des livres. Mieux vaut faire semblant que ces livres existent déjà. Il faut juste en offrir un résumé, un commentaire. Est-ce qu'un sourire idiot vient de l'idiot ou est ce qu'il a été inventé pour l'idiot ou alors contre lui. Si l'idiot sourit c'est qu'il garde espoir. Il se souvient qu'autrefois dans le vide, l'acte le plus humble d'héroïsme ou d'amour n'était pas moins mystérieux que le supplice. Dans le vide, la moindre création devient miracle... Plus loin que la révolte, plus loin que la réconciliation."
Qui nous a donné la force pour effacer tout à l'horizon; "La guerre :un échange de balles."
Le pilote s'est endormi et a oublié de mettre le pilotage automatique. Les passagers sont victimes de trous d'air. Sur un terrain de golf, un vieux beau et une jeune blonde écervelée font du golf. L'individu porte les caddies. Il lit des bandes dessinées au grand dam du golfeur. C'est, dit L'homme, une sorte d'attente pour sortir de lui-même. "Et ce silence était l'attente pure, silencieuse et miraculeuse par sa seule existence. Une attente qui se déposait comme une deuxième forme, comme une forme plus riche autour de la forme du destin dans sa nudité, dont l'immobile rayonnement continuait à luire, qui se déposait comme une seconde irradiation de la lumière, comme si l'attente était déjà un accroissement de richesse, une irradiation encore plus forte, peut être même une seconde immensité encore plus intense, qui lui permettait de recevoir à nouveau une irradiation tout fraîche du divin, abolissant la malédiction à jamais. C'était une attente sans direction. Sans direction comme le rayonnement et pourtant, elle était orientée vers le porteur même de cette attente, vers le rêveur. C'était pour ainsi dire une exhortation qui lui était adressée de faire un ultime effort, un ultime effort créateur pour sortir du rêve, sortir du destin, sortir du hasard, sortir de la forme, sortir de lui-même. C'était une attente sans direction, comme le rayonnement et pourtant, elle était orientée vers le porteur même de cette attente vers le rêveur ; c'était pour ainsi dire une exhortation qui lui était adressée pour faire un ultime effort, un ultime effort créateur pour sortir du rêve, sortir du destin, sortir du hasard sortir de la forme, sortir de lui-même. L'individu frissonna
Les Rita Mitsouko répètent (IV) : "Si tu rentrais dans ma vie". L'avion atterrit
Prisonnier, l'individu est menotté et surveillé par un inspecteur de police qu'il connait bien. Avec lui, il jouait, enfant, aux jeux des métaphores (le toit de la baleine pour la mer mais la mort souvent), des injures. Ils parlent de ceux qui rêvent à la liberté (la petite Odile Pierre Auverney) mais qui ne peuvent pas bouger. "Toi et moi on peut se tromper mais pas l'histoire", réplique le policier.
La mort, c'est le chemin vers la lumière. On peut ricaner mais on le sait quand on est revenu ; enfin revenu de quelque chose qui lui ressemble.
Le prince vend son film, Une place sur la terre. Il en veut dix dollars, l'amiral et la banquière, sa femme, en proposent un million. "Le plus dur dans le cinéma, c'est de porter les boites" dit l'idiot. D'ailleurs, heurté par le français moyen, le prince tombe et reclame juste un petit quelque chose à la banquière: un.
Les Rita Mitsouko répètent (V). C'était une attente sans direction, comme le rayonnement et pourtant, elle était orientée vers le porteur même de cette attente vers le rêveur; c'était pour ainsi dire une exhortation qui lui était adressée pour faire un ultime effort, un ultime effort créateur pour sortir du rêve, sortir du destin, sortir du hasard sortir de la forme, sortir de lui-même. L’individu frissonna. Quand la forme allait-elle apparaitre ? Où allait-elle apparaitre quand la malédiction allait-elle se briser? Y avait-il un dernier degré dans l'amplification du silence ? Il sembla à l'individu que oui. L'homme se souvient que dans le train une phrase avait été oubliée : "Qu’est-ce qu'on ferait sans les morts ?".
Des agonisants, ceux de l'avion, dans un stade peut-être, récitent la fin d'Andromaque ou acclament Platini.
"L'individu frissonna. Dans un ultime fracassement du souvenir, de toute image, de tout souvenir, le rêve grandit en même temps que lui. Sa pensée devint plus grande que toute immensité, une deuxième immensité. Elle devint la loi qui préside au développement du cristal, énoncé dans le cristal, la musique du cristal."
Les Rita Mitsuko (VI) discutent à l'hôtel Terminus. Un acteur c'est quelqu'un qui veut quitter l'homme. Parce que l'homme avance sur le théâtre pour ne plus s'y reconnaître. Être acteur, ce n'est pas aimer apparaître, au contraire c'est énormément aimer disparaître. Le film sort dans une demi-heure à l'Eldorado. L'attente du lever du jour. Mais c'est dans le dos que la lumière va frapper la nuit.
Le mal existe-t-il encore? La voix de l'homme, incorporée au tissu de l'univers ne donnait pas de réponse. Et il semblerait qu'il ne du pas y avoir de réponse avant le jour. Comme si tout de nouveau n'était qu'une attente, une attente de l'astre du jour. Comme si rien d'autre à coté de cela n'était légitime. Cette fois, la conscience de leur faute les laisse sans parole. Leur absence de parole les rend cette fois conscientes de leur faute. Voyant ce silence, l'homme voulu aussi ouvrir la bouche pour un cri muet. Mais, tout en voyant ce silence, avant de l'avoir vu, il ne le voit déjà plus. C'est parce qu'une dernière fois la nuit rassemble ses forces pour vaincre la lumière. Mais c'est dans le dos que la lumière va frapper la nuit ; mais c'est dans le dos que la lumière va frapper la nuit. Et d'abord très doux comme si on ne voulait pas l'effrayer, le chuchotement que l'homme a déjà perçu il y a déjà longtemps. Oh si longtemps, bien longtemps avant que l'homme existe. Le chuchotement recommence.
Il aura fallu quatre ans de gestation à Godard (avril 83-décembre 87) pour aboutir à cette méditation philosophique sur la réalisation d'une œuvre et la place du créateur comme du spectateur, bien loin du scénario assez léger envisagé au départ. Au bruissement et chuchotement de l'humanité s'opposent le surgissement, la projection. Faire un film ou faire une chanson est une projection hors de soi. Si, pour le créateur ce qui importe c'est ce qui surgit, toute la réception du spectateur doit être orientée vers le surgissement de quelque chose qui le touche. Les images et de sons ne sont pas là pour raconter une histoire bouclée où tout s'enchaine. C'est ce que permettent les quatre séries du film : les aventures de l'idiot (ou le prince, selon qui parle à Jean-Luc Godard) prenant l'avion et réalisant ainsi un film, les déambulations de l'individu (Jacques Villeret), les questions philosophiques de L'homme (François Perrier) et les répétitions des Rita Mitsouko pour leur second album. Montées en parallèle, ces séries brisent la continuité filmique. Chaque retour d'une série permet le surgissement de l’inattendu, du burlesque ou du sérieux philosophique. Si l’exercice peut paraitre un peu éreintant pour le spectateur, il ne peut qu'être séduit par la beauté de chacun des plans et reconnaitre plus facilement deux thèmes qui traversent le film : le suicide et le sport.
Quatre ans de gestation pour quatre séries filmiques
En avril 1983, Godard assiste au one man show triste, terrible et caustique de Jacques Villeret auquel il donne un petit rôle dans Prénom Carmen. Les deux hommes se trouvent des références communes à Becket et Tati. Godard veut jouer lui-même dans un duo comique grinçant entre un gendarme de gauche joué par Villeret et un gendarme de droite joué par lui commentant les affaires du temps. Le film prenant du temps à se faire, il évolue d'une simple référence à Tati (le court métrage Soigne ton gauche) à une allusion politique sur le socialisme à la française avec l'alternance, Fabius laissant sa place au gouvernement à Balladur (Soigne ta droite).
Villeret improvise une série de sketches, non raccordés entre eux (La fourmi, le dépressif de Trouville, le caddie du golfeur, le prisonnier que l'on conduit à la frontière hors du film) Villeret est L'individu celui qui improvise, invente des situations.
L'individu dialogue parfois avec L'homme (François Perier, la voix off du film) qui produit du texte philosophique. "Ca fait une éternité que l'homme attend et il se demande s'il y a une différence entre l'idiot, l'individu et lui, l'homme". Cette phrase, prononcée par François Perrier indique que ces trois personnages sont l'incarnation d'un même pouvoir créateur, la force pulsionnelle avec l'individu, la réflexion de l'homme et le pourvoir supérieur de la création de l'idiot. Le travail commun de L'homme et de L'individu est un échec :"Mais la réponse est souvent confuse. Il décide donc de ne pas faire trop d'histoire. Ni rire, ni pleurer : mieux vaut laisser l'éternité rester fidèle à elle-même. Alors l'individu s'en va et l'homme aussi. Il part du principe que la conversation entre inconnus est impossible."
La troisième série est celle des répétitions des Rita Mitsouko dont Godard a apprécié l'invention visuelle du clip Marcia Baïla, petit théâtre animé aux couleurs vives, happening au bord du kitsch. Il filme la préparation de leur prochain disque dans leur studio en 1986 pendant un mois avec Caroline Champetier, comme un work in progress. Les Rita succèdent aux Rolling Stones, captés par JLG en pleine genèse de Sympathy for the devil pour One+One
Leur deuxième album, The No Comprendo, sortira en septembre 1986 (Andy, Les Histoires d’A finissent mal, en général, C’est comme ça (lalala-lala). Mais en ce début d'année, ils sont encore loin du résultat final. Le duo de musiciens est filmé dans leur deux-pièces converti en studio qu’ils occupent alors non loin de la Porte de la Villette. Un peu comme dans un studio de montage, on est dans la cuisine d’un couple au travail : Fred et Catherine branchent des fils, lancent des magnétos, répètent des riffs, bidouillent des effets, des essais de voix, des bouts de chanson. Godard insère dans son histoire six séquences montrant Les Rita dans leur élément musical.« Je les ai filmés au moment où ils savaient aussi peu le disque qu’ils allaient faire que je savais le film que j’allais faire », confiait Godard aux Cahiers du cinéma. Ces tâtonnements, saisis par le regard curieux du cinéaste, offrent du tandem un aperçu peut-être frustrant car on n’entend que des bribes de morceaux, certains non retenus pour l’album comme Elle demande quelqu’un ou Une fille à colorier. À leur sixième apparition, une discussion dans un café, leurs doigts qui tapotent nerveusement le comptoir. Ils côtoient les Villeret, Galabru et Lavanant et tous sont conviés à aller voir le film.
La quatrième série, la plus longue, est celle du film du film de l'idiot depuis la commande passée au téléphone jusqu'à sa projection le soir même, avant que la nuit ne tombe, en plein air face à la Seine. Entre temps, une bobine de ce film aura été impressionnée avant que l'idiot ne prenne l'avion et le film, composé de dix bobines, sera fini lorsqu'il en sortira de l'aérodrome où l'attend la banquière. Le cinéma parait facile pour ceux qui ne le font pas et Godard se donne le rôle du porteur de boîtes car comme son personnage l'affirme ironiquement : "Le plus dur dans le cinéma, c'est de porter les boites". Il se contente donc d'exhiber la première bobine du film après dix minutes de celui-ci et les dix bobines empilées, le film un fois presque fini sur l'aéroport. Durant tout son déroulement, c'est littéralement lui qui le porte et le fait voyager, de la commande au lieu de projection.
Briser la continuité filmique pour que la beauté surgisse
"Y’a des gens qui disent qu’ils n’ont pas tout compris dans mon film. Mais il n’y a rien à comprendre. Y’a qu’à entendre et prendre. Quand j’entends un disque de Madonna, je ne comprends pas les paroles, mais je comprends le disque » (Télérama n°1981, 30 décembre 1987). Pour provocatrice qu'elle soit, cette phrase porte bien l'idée que Godard se fait de son cinéma tel qu'il le propose au spectateur. Ce qui importe c'est ce qui surgit et toute la réception du spectateur doit être orientée vers le surgissement de quelque chose qui le touche au milieu d'images et de sons qui ne sont pas là pour raconter une histoire bouclée où tout s' enchaîne.
Depuis Les carabiniers, et plus encore durant sa période militante et notamment Le vent d'Est, Godard est sous l’influence du théâtre de Brecht, le film refuse de "faire croire", et se montre au contraire pour ce qu’il est : un film. "Le cinéma progressiste se croit libéré parce qu’il remplace les images et les sons du cinéma impérialiste par d’autres sons et d’autres images, au lieu de lutter contre le concept de représentation. Dans Le vent d'Est apparait aussi le fameux carton : "Ce n'est pas une image juste mais juste une image". Le second "juste", écrit en rouge, indique qu'il ne s'agit pas de se contenter d'images mais de les faire jouer les unes avec les autres pour voir "comment ça va", autre titre d'un de ses films . Ainsi la meilleure façon de faire surgir du nouveau est de briser le récit linéaire pour que chaque retour d'une série permette le surgissement de quelque chose d'autre.
Les séries s'opposent deux à deux dans différentes compositions. Il ya deux séries burlesques (L'idiot et L'individu) et deux séries sérieuses (L'homme et les Rita Mitsuko au travail). Il y a deux séries d'artistes créateurs (L'idiot et les Rita Mitsouko) et deux séries d'hommes non créateurs (L'individu et le philosophe). Pourtant, eux aussi sont amener à sortir d'eux-mêmes ; c'est ce que vit l'individu lorsque, caddie des golfeurs, il lit les bande-dessinée et que s'élève la voix de l'Homme : "Et ce silence était l'attente pure, silencieuse et miraculeuse par sa seule existence. Une attente qui se déposait comme une deuxième forme, comme une forme plus riche autour de la forme du destin dans sa nudité, dont l'immobile rayonnement continuait à luire, qui se déposait comme une seconde irradiation de la lumière, comme si l'attente était déjà un accroissement de richesse, une irradiation encore plus forte, peut être même une seconde immensité encore plus intense, qui lui permettait de recevoir à nouveau une irradiation tout fraîche du divin, abolissant la malédiction à jamais. C'était une attente sans direction. Sans direction comme le rayonnement et pourtant, elle était orientée vers le porteur même de cette attente, vers le rêveur. C'était pour ainsi dire une exhortation qui lui était adressée de faire un ultime effort, un ultime effort créateur pour sortir du rêve, sortir du destin, sortir du hasard, sortir de la forme, sortir de lui-même".
Ainsi eux-aussi se projettent hors d'eux-mêmes comme les Rita Mitsouko avec leurs chansons et le cinéma qui peut vaincre la nuit : "C'est parce qu'une dernière fois la nuit rassemble ses forces pour vaincre la lumière. Mais c'est dans le dos que la lumière va frapper la nuit"
Deux autres thèmes majeurs
Le surgissement de la beauté par la projection d'une création hors de soi et sa réception par une attente préalable permettent cette déflagration qui abolit la malédiction du chuchotement ancestral est peut-être le sujet majeur du film, celui qui nous bouleverse si nous sommes capable de cette attente, attentif au surgissement. Deux autres thèmes parcourent le film : le suicide et le tennis.
Le thème du suicide est énoncé par l'extrait de La condition humaine où Katow abandonne sa capsule de cyanure par compassion et se destine à une mort plus atroce. C'est ensuite le "Français moyen" qui ne cesse de poser la question "Qu'est-ce que Goethe a dit avant de mourir ? "ça suffit. ca suffit : c'est ça que Goethe a dit avant de mourir".
Le suicide revient avec l'énoncé "Les occidentaux, et pas seulement eux croient qu'il existe une chambre, la vie et une autre, l'au-delà. Et que la mort est la porte par laquelle on passe de l'une dans l'autre. Mais pourquoi dramatisent-ils la porte ? L'homme est né pour la mort. Il est né pour la donner s'il le décide. Mais dans aucune civilisation, aucune, les hommes ont décidé de choisir leur mort. Ne pas choisir de naître suffit pourtant".
Il y a bien entendu le célèbre plan sur Suicide mode d'emploi et les métaphores que s'échangent le policier et l'individu dont la moitié, trois sur six, sont consacrées à la mort.
Autre thème, celui du sport et particulièrement du tennis. Le prince mime ce qu'était avant Wimbledon, un échange aérien de balles et ce qu'il est devenu : un sport de combat où l'on cogne. Dans l'avion, l'un des passagers porte une raquette et les passagers s'échangent des scores à différents moments : 15-0; 15-A, 15-30, égalité. Il y a aussi, me semble-t-il, les sons d'un échange sonore de balles sur la seconde répétition des Rita Mitsouko. La liaison entre les deux séries, la mort et le tennis, est proférée par l’un des passagers : "La guerre est un échange de balles" mais aussi par le football avec allusion au stade du Heysel. Sont convoqués aussi, la boxe donc avec le titre et le gol., Enfin Godard avait prouvé sa forme d'athlète en sautant, dès le début du film, dans la Porsche par la fenêtre ouverte.
Jean-Luc Lacuve, le 7 octobre 2022, après le Ciné-club du jeudi 6 octobre