Le récit est divisé en cinq temps qui sont autant de dates majeures de l'histoire révolutionnaire.
Quelques jours avant la Fête de la Fédération,
le 14 juillet 1790, la première scène présente les deux
personnages principaux : la robuste et délicate Grace Elliot, aristocrate
écossaise installée à Paris, qui
écrira les Mémoires dont est inspiré le film et
le sémillant duc Philippe d'Orléans, cousin du roi, engagé
aux côtés des révolutionnaires. L'ancien couple d'amants
professe une amitié sincère, tandis que la France se réjouit
de sa monarchie parlementaire.
Deux ans plus tard, le 10 août 1792, le peuple de Paris et les Fédérés venus de province, prennent les Tuileries et Louis XVI est emprisonné au Temple. Les persécutions contre les aristocrates augmentent et Grace fuit à Meudon. Le 3 septembre, des bandes plus ou moins organisées massacrent les prisonniers politiques accusés de fomenter un complot contre la nation. C'est ce jour là que Grâce revient dans la capitale pour apporter son aide au marquis de Champcenetz, le gouverneur des Tuileries, ancien obligé et ennemi récent du duc d'Orléans. Pour le faire sortir de France, elle est contrainte de faire appel à son ami qui obtempère de mauvaise grâce.
En 1793, la Terreur commence à régner de manière organisée et systématique. Grace ne parvient pas à convaincre le Duc qui vote pour la mort du roi. Celui-ci est exécuté le 21 janvier. Grace y assiste depuis la terrasse du château de Meudon.
Cette trahison, qui a été vécue comme un drame amoureux par Grace s'efface devant les persécutions dont le Duc et elle-même sont victimes. Le Duc se sait isolé et condamné depuis que son fils, le duc de Chartres, futur Louis-Philippe (ce qu'il ne peut évidemment pas deviner) est devenu l'aide de camp du général Dumouriez, passé à l'ennemi le 1er avril 1793. Grâce est convoquée devant un tribunal populaire, elle échappe de peu à la mort grâce à l'intervention miraculeuse de Robespierre.
Un épilogue, située dans une prison ou Grace est incarcérée et pris en charge par une voix off, nous informe que le Duc a été guillotiné comme la plupart des compagnons de cellules de Grace qui ne doit son salut qu'à la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794.
Troisième film historique en costume après La Marquise d'O (1976) et, Perceval le Gallois (1978), L'anglaise et le duc se rattache à l'ensemble de l'eouvre rohmériennee. C'est en effet à partir d'un point de vu moral, la volonté indéfectible de son héroïne de combattre l'opportunisme et les compromis, que l'histoire s'engage. Rohmer dit aussi de son héroïne :
"Elle est témoin de choses horribles, elle rend compte des moments les plus violents. Je les ai même montrés d'une façon un peu édulcorée, ça aurait pu être plus violent, le cortège qui portait la tête de la princesse de Lamballe devait être beaucoup plus terrible, les descriptions d'époque sont atroces, c'est le corps entier coupé en morceaux et qu'on avait traîné, et d'autre part les gens plus ou moins avinés étaient peut-être plus sales, plus sanglants. Ce cortège était constitué d'éléments qu'on appellerait maintenant incontrôlés, des gens souvent sans emploi, qui cherchaient l'aventure, comme les casseurs aujourd'hui. Certains agissent ainsi par goût de la violence, d'autres par intérêt, il y a beaucoup de pillage à ce moment-là, des pillards qui étaient poursuivis par les gardes nationaux".
Ce point de vue moral est donc très anti-révolutionnaire mais, comme le souligne Marc Ferro en introduction à "Révoltes, révolutions, cinéma" (Centre Pompidou) : en dehors de La Marseillaise de Jean Renoir, on constate "l'absence totale de films globalement favorables" à la Révolution française. Et encore le cas de La Marseillaise n'est-il pas définitivement tranché car en faisant de Louis XVI le personnage le plus sympathique de son film, il n'est pas certain que Renoir n'est pas inconsciemment mais efficacement détourné la commande de la CGT. L'Abolition des privilèges et La Déclaration des droits de l'homme semblent aujourd'hui les seuls lambeaux symboliques positifs de la Révolution Française que la marche vers la Terreur a condamnée aux poubelles de l'Histoire pour avoir renié la valeur fondatrice de nos sociétés : la démocratie.
Rohmer n'a ainsi pas écrit une épopée comme ont pu le faire Griffith dans Naissance d'une nation ou Eisenstein dans La ligne générale qui étaient en totale empathie avec l'Histoire. Mais, en privilégiant le point de vue de ceux qui sont malmené par le courent dominant de l'époque, Rohmer n'a pas fait non plus une épopée de la Résistance comme Melville dans L'armée des ombres ou, plus récemment Youssef Chahine dans Le destin.
En privilégiant le point de vu "moral" sans chercher à incarner un héros, Rohmer se range du côté de ceux pour qui l'art et le subjectif est le seul moyen d'accéder à la vérité. L'utilisation des décors peints relève de cette même recherche d'une vérité subjective.
Mon objectif était de renforcer l'impression de vérité.
Dans la mesure où je montre des toiles peintes, je voulais établir
ce parti pris d'emblée. Ensuite, j'ai fait comme si mes personnages
étaient des êtres picturaux, des êtres de tableaux, qui
accèdent à la vie. Grâce à ce préambule,
on y croit davantage, il justifie les décors, et que les personnages
aient une façon d'agir un peu ancienne : on sait que ces gens viennent
de tableaux, qu'ils sont attachés à leur époque, et ça
permet de ne pas douter d'eux. On peut croire en eux parce que les caractéristiques
de l'époque telles qu'on les connaît par les peintures leur sont
attachées, et elles sont plus vraies que les caractéristiques
que pourrait leur donner une reconstitution par la photographie....
Un espace peint, c'est-à-dire artificiel, mais rendant visibles la
continuité et l'ampleur de l'espace réel qu'il figure, est plus
vrai que l'espace fait d'éléments réels, photographiés,
comme on fait souvent au cinéma, en les empruntant à des emplacements
séparés et hétérogènes - un coin de rue
ici, une fenêtre ailleurs, Paris prétendument reconstitué
avec des images prises à Pézenas, Uzès ou au Mans...
L'artificialité de la peinture a été dictée par
la recherche de la vérité...
J'ai une vision artistique du monde. Je pense que seul l'art permet de voir
le monde passé, il y a plus de vérité dans un tableau
que dans une photographie, à moins que celle-ci ne soit faite par un
artiste. Pour moi, la beauté est sur le chemin de la vérité,
elle n'empêche pas de voir la vérité, elle en est la condition....
La stylisation du monde par la peinture apporte un ton, un esprit qui est
celui de l'époque. Au contraire des historiens, je prétends
qu'il faut voir le monde non avec nos propres yeux mais avec les yeux des
contemporains. Cela engendre non pas la vérité, mais une vérité,
à mon sens la plus précieuse. Je ne dis pas que tout le monde
doit faire de même, mais je trouve que le style des peintures, la lumière
des peintures recèlent une vérité, celle que je cherche.
Peut-être pas une vérité historique, mais une vérité
artistique."
L'Anglaise et le Duc présente ainsi le paradoxe qui fonde le genre du film historique : c'est en s'appuyant sur la subjectivité que le cinéma peut apporter un témoigne historique valide dont sont incapables les épopées. On peut toutefois être un peu perplexe sur les modèles picturaux choisis par Rohmer, tirées d'aquarelles de musée Carnavalet et dont la valeur artistique ne se hisse pas au niveau des toiles d'Elisabeth Vigée Lebrun que ses intérieurs suggèrent parfois.
L'emprunt au théâtre me semble plus convaincant, notamment lorsque Grace raconte la scène des massacres de septembre pendant lesquels on a porté la tête de la duchesse de Lamballe au bout d'une pique et auxquels elle a échappé de peu. Cette scène de narration est dramatiquement inutile. Nous avons déjà vu la scène, mais l'émotion de Grace la rend plus émouvante la seconde fois.
Rohmer dit encore :
Je renoue avec l'esthétique des grandes fresques historiques du temps du muet, comme Cabiria ou Intolerance. Dans ce cas, la peinture m'a paru plus efficace que les outils proprement cinématographiques, comme le montage ou le champ-contrechamp, qui ne m'auraient rien apporté....
Pourtant, il opère de vrais choix cinématographiques : l'épopée privilégie les mouvements (des foules, des armées) et l'opposition plan général (sur la foule) et gros plan (sur le héros ou le brave soldat). Le film moral, qui confronte l'objectif et le subjectif, oppose des espaces dans lesquels domine chacun de ces deux modes : intérieur/extérieur, hors Paris/dans Paris, intime/public, proche/loin, propre/sale.
L'opposition est bien tranchée : Grâce domine dans les intérieurs bourgeois, notamment à Meudon, dans la sphère intime et a une nette préférence pour l'histoire vue de loin (scène emblématique de l'exécution du roi vue à la longue vue). Les révolutionnaires dominent dans la rue, dans Paris surtout, font l'histoire au plus prêt et dans l'immédiateté et sont affreusement sales (il faut un sachet de lavande pour dissiper leurs mauvaises odeurs).
Mais Rohmer ne met en place cette opposition que pour mieux en jouer. Il ne veut pas faire un film ennuyeux et exclusivement pédagogique. En transgressant ses choix, il génère du suspens. Les barrières de Paris, fermées, seront franchies. Le couvre-feu sera bravé et Grace sortira dans la rue. Dans, sa maison les intrus ne cesseront d'entrer depuis le Duc qui pénètre dans ses appartements avant qu'elle n'ai fini sa toilette jusqu'à Champcenetz qui se cachera dans son lit en passant par les intrusions nombreuses et menaçantes des gardes nationaux.
L'Anglaise et le Duc, qui part du sentiment pour aboutir à la vérité et de la théorie pour générer le suspens révèle plus que jamais les capacités du cinéma à s'inscrire dans le débat contemporain.
Jean-Luc Lacuve, le 10 septembre 2001
Bibliographie :
L'article de Jean-Michel Frodon dans Le Monde du 04/09/2001
Les Cahiers du cinéma n°559, juillet-aout 2001
Plaquette de l'Association Française des Cinéma d'Art et d'Essai
Editeurs : Potemkine et Agnès B. Novembre 2013. 30 DVD et leur déclinaison blu-ray pour les 22 films restaurés HD. 200 €. |
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