Sous le regard de Méduse, de la Grèce antique aux arts numériques Musée des Beaux-Arts de Caen 13 mai - 17 septembre 2023 |
Figure incontournable de la mythologie grecque, Méduse a exercé son pouvoir de fascination sur de nombreuses générations d’artistes qui ont contribué à la création d’un répertoire d’images d’une richesse inouïe. Communément reconnaissable à sa chevelure grouillante de serpents et ses yeux écarquillés, la figure de Méduse n’a cessé de se renouveler à travers les âges. L’exposition du musée des Beaux-Arts de Caen est consacrée à l’évolution de ces représentations, des premières sources iconographiques de l’Antiquité jusqu’aux productions artistiques les plus récentes.
Le parcours réunit soixante-cinq œuvres conservées au sein de collections françaises et internationales, réalisées par les plus grands artistes. Depuis Crésilas, sculpteur de l’Antiquité grecque, jusqu’aux artistes actuels : Benvenuto Cellini, Sandro Botticelli, Pierre Paul Rubens, Gian Lorenzo Bernini, Adèle d’Affry, Jean-Marc Nattier, Theodor van Thulden, Maxmilián Pirner, Franz von Stuck, Edward Burne-Jones, Antoine Bourdelle, Auguste Rodin, Alberto Giacometti, Luciano Garbati, Laetitia Ky, Dominique Gonzalez-Foerster... L’exposition embrasse les champs de la peinture, de la sculpture, du dessin, de l’estampe, de la photographie, des arts décoratifs, du cinéma et des jeux vidéo. Ces éclairages multiples alimentent une vision riche, paradoxale et actualisée de cette figure fascinante, plusieurs fois millénaire
Guillaume Pinard, Sidération, 2016, Sérigraphie sur papier Rivoli, 240g, édition 6/30, 70x50 cm
Figure incontournable de la mythologie, Méduse a exercé son pouvoir de fascination sur de nombreux artistes qui ont contribué, génération après génération, à la création d’un répertoire d’images d’une richesse inouïe.
Reconnaissable au grouillement de serpents qui forme sa chevelure et à la fixité de ses yeux écarquillés, Méduse est une figure aussi ambiguë que paradoxale : instrument de mort pétrifiant ceux qui croisent son regard, elle possède simultanément le pouvoir de détourner le mauvais sort et même de ressusciter les défunts.
Au cours des siècles, les lectures du mythe ont évolué, faisant subir à Méduse de multiples métamorphoses. Reflet des peurs et des fantasmes traversant les sociétés occidentales, elle est devenue l’une des plus puissantes métaphores de l’art et de son effet de saisissement sur le spectateur.
L’Iliade et l’Odyssée sont, au 8e siècle av. J.-C., les premiers récits évoquant la figure de Méduse. Gardienne des Enfers (l’Hadès), celle-ci porte le nom de Gorgô. Au cours du siècle suivant, Hésiode mentionne trois sœurs : les Gorgones Euryalè, Sthennô et Méduse. Filles de divinités marines, Phorkys et Kètô, elles vivent aux confins du monde, par-delà l’Océan, là où le soleil ne brille jamais. Si le texte relate la mort de Méduse, il faut néanmoins attendre le 1er ou le 2e siècle ap. J.-C. pour découvrir une version tardive et détaillée du mythe, écrite par le Pseudo-Apollodore. Par leur regard terrifiant, les Gorgones transforment en pierre quiconque les regarde. Muni de sandales ailées, du casque d’invisibilité et d’une sorte de faucille, Persée parvient à décapiter Méduse dans son sommeil. Désormais autonome, la tête de Méduse est une arme redoutable dans les mains du héros, avant qu’elle soit offerte à Athéna.
Omniprésente au fronton des temples antiques, Méduse est encore déclinée sur une pluralité de supports. En Grèce archaïque et classique, l’image de sa tête tranchée (le gorgonéion) orne les céramiques utilisées pour les banquets. Lorsque les épisodes de la décapitation de Méduse et de la poursuite de Persée par les Gorgones ne sont pas privilégiés, comme c’est le cas sur la très belle hydrie conservée au British Museum, c’est la tête seule, représentée de face, bouche grande ouverte sur une langue dardée, qui vient rappeler aux buveurs à quels états seconds conduit l’ivresse.
La tête de Méduse fait également écho à la fureur guerrière. Représentée sur les armes des combattants, elle revêt une dimension apotropaïque (qui protège) : elle orne la face externe du bouclier pour conjurer la mort de celui qui le porte et inspirer la terreur à l’adversaire. Elle apparaît sur les boucliers de héros tel Achille et sur celui de la déesse Athéna, dont elle couvre également le manteau, constitué à partir de la dépouille de la chèvre Amalthée (l’égide). Méduse est souvent associée à d’autres allégories : Phobos (la Peur ou la Déroute), Éris (la Discorde ou la Querelle), Alkè (la Vaillance) ou encore Iôkè (la poursuite au combat qui glace le sang).
Progressivement, la figure monstrueuse de Gorgô évolue vers une Méduse humanisée. Ovide, au 1er siècle de notre ère, apporte une variation essentielle au mythe : seule sœur mortelle des trois Gorgones, Méduse est une jeune fille violée par Poséidon/Neptune dans un temple consacré à Athéna/Minerve. La déesse la punit en transformant ses cheveux en serpents. Les œuvres romaines, inspirées en cela de l’art grec de la période classique, montrent une Méduse belle et calme, reconnaissable à sa seule chevelure. Son image réduite à un visage fonctionne comme une amulette ou un talisman. Figure protectrice, elle abonde sur les sarcophages, les lieux et les objets attachés au pouvoir impérial ainsi qu’à l’entrée des maisons.
Omniprésente dans l’art antique, Méduse se fait discrète dans l’art chrétien, que ce soit dans la sculpture, la peinture ou les manuscrits enluminés. Il peut paraître étonnant qu’elle n’ait pas trouvé sa place dans le répertoire médiéval si riche de monstres. Méduse, pour autant, n’a pas été oubliée. Elle fait partie de l’important corpus de mythes gréco-romains qui constitue la base de toute éducation lettrée au Moyen Âge. Du mythe à l’allégorie, Méduse devient une figure du péché.
Fille aînée de Phorkys – lequel est désormais considéré comme un roi –, Méduse est une riche héritière, une souveraine puissante. « Si on dit qu’elle avait des serpents sur la tête, écrit Fulgence au 6e siècle, c’est parce qu’elle était particulièrement rusée. » Au début du 14e siècle, l’adaptation des Métamorphoses d’Ovide en ancien français, connue sous le nom de l’Ovide moralisé, entend éclairer le sens chrétien caché derrière le mythe. Les trois Gorgones apparaissent comme des « filles du diable ». Régnant autrefois sur terre, elles condamnaient à l’enfer quiconque croisait leur regard. Méduse est décrite comme une femme rusée, malhonnête et luxurieuse. Emblème du mal et du péché, sa mise à mort par Persée symbolise la victoire du Christ contre le diable : de son sang jaillissent la sagesse et la vie.
Minerve pacifique, d'après Sandro Botticelli, manufacture flamande ou française, vers 1491-1535, laine et soie, 257 x 156 cm, collection particulière. Cette Minerve représentée sous les traits de la déesse protectrice des oeuvres de l'esprit et de la paix (elle porte le rameau d'olivier civilisateur et s'est défaite de son armure et de l'égide ornée de la terrible tête de Méduse qui servent ici respectivement de trophée et d'emblème de l'imperium).
Le mythe de Méduse connait une véritable renaissance à partir du 16e siècle. Certaines représentations, parmi les plus surprenantes et les plus originales que l’art ait produites, voient alors le jour. C’est le cas de la sculpture de Persée et Méduse créée par Benvenuto Cellini pour la place de la Seigneurie à Florence, qui reste, aujourd’hui encore, un modèle fécond. Plus tardive, la Tête de Méduse due à un peintre anonyme, longtemps attribuée à Léonard de Vinci, en est un aussi. L’œuvre témoigne du soin apporté par les artistes des 16e et 17e siècles pour figurer Méduse de la manière la plus mimétique possible : le monstre doit être naturel et convaincant. Cristallisée autour de la tête sanglante, elle propose une peinture d’histoire d’un genre nouveau, laconique et brutal.
Le corail permet de faire entrer Méduse dans le calme du cabinet d'érudit. C'est Ovide qui assura la permanence en Occident du lien en attribuant l'origine du corail à la puissance pétrifiante de Méduse : " Persée, craignant que le dur gravier ne blesse la tête couronnée de serpents, il étend sur le sol des feuillages moelleux, amasse une couche de tiges légères, nées sous les eaux, et y dépose la tête de Méduse, fille de Phorcys. Ces tige récemment coupées, où une moelle spongieuse entretenait encore la vie, éprouvent aussitôt, à son contact, l'effet de la tête monstrueuse ; elles durcissent ; rameaux et feuillages prennent une rigidité jusque là inconnue. Cependant les nymphes de la mer essayent de renouveler ce prodige sur d'autres rameaux ; charmées d'y réussir chaque fois, elles en jettent, telles qu'elles les trouvent les semences dans les eaux ; aujourd'hui encore le corail a conservé la même propriété ; il durcit au contact de l'air et ce qui dans la mer était une branche flexible devient, quand il en sort, une pierre" (Métamorphoses, livre IV).
Méduse, pour autant, ne se réduit pas au spectacle saisissant de sa tête tranchée. À partir de la Renaissance et pendant les deux siècles qui suivent, les artistes de l’Europe entière puisent dans les Métamorphoses d’Ovide, et s’attachent aux différents épisodes du récit. Maîtres dans l’art de la mise en scène, les peintres du 17e siècle représentent les grands exploits de Persée : le héros décapite Méduse grâce au bouclier d’Athéna dans lequel la Gorgone endormie se reflète ; repartant avec la tête de Méduse, Persée délivre Andromède enchaînée, livrée en sacrifice au monstre marin ; Persée pétrifie Phinée, le fiancé déçu d’Andromède venu avec ses partisans, en armes, le jour des noces du héros.
Tombée dans un relatif désintérêt à la fin du 18e siècle, Méduse revient rapidement en force. Redécouverte par Goethe en 1786, la Méduse Rondanini, copie romaine d’une sculpture grecque classique, alimente le type de la « belle Méduse », au visage grave et énigmatique, qui coexiste avec celui, horrifique, parfois grotesque, de l’antique Gorgô. Dans l’esprit du temps s’insinue un trouble qui ira en grandissant, produit de la tension entre l’agrément et l’horreur. Le romantisme tourmenté associe la vie et la mort, la volupté et la souffrance, la beauté et la terreur. Concentrant en elle toutes ces contradictions propres à l’esthétique du sublime, Méduse oscille désormais entre la vision d’une jeune femme à l’expression tragique, victime de la convoitise et de la violence des dieux, et celle d’une créature séductrice, aussi belle que dangereuse.
La fin du 19e siècle voit apparaître une véritable fascination pour Méduse, qui compte alors parmi les figures mythologiques les plus représentées. L’archétype de la « femme fatale » perdurant, l’image de Méduse s’enracine dans un climat volontiers misogyne. La psychanalyse naissante entreprend de théoriser cette figure de monstre ancestral. Sigmund Freud (1856-1939) et Sàndor Ferenczi (1873-1933) écrivent à un an d’écart un article sur le thème de Méduse (respectivement La Tête de Méduse, 1922, et Le symbolisme de la tête de Méduse, 1923). Tous deux associent la figure du monstre décapité par Persée à la hantise masculine de la castration.
Évincée au début du 20e siècle, sans doute jugée, avec l’ensemble de la mythologique antique, trop traditionnelle ou académique, Méduse trouve refuge dans le cinéma. Archétype du monstre ou de la « femme fatale », elle hante les films fantastiques et d’épouvante.
Sa réactivation contemporaine passe par le retour aux grands modèles de l’histoire de l’art : les figures antiques, le célèbre tableau de Caravage, les sculptures de Cellini ou de Bernin… Moins archétypale, Méduse retrouve son ancienne fonction apotropaïque. Figure talisman, protégeant du mauvais œil, elle sert de signe de ralliement pour toutes celles et tous ceux qui se voient discriminés, pour des raisons de genre, de race ou de mœurs. Dans l’élan créé par la parution de l’essai d’Hélène Cixous, Le rire de la Méduse, en 1975, la Gorgone devient la figure de proue de la mouvance féministe puis des activistes de la cause LGBT+. Traduction immédiate des forces qui travaillent en profondeur nos sociétés, Méduse poursuit son long cheminement, entamé au début de la Grèce archaïque. Quel sera son prochain visage ?