Aviator

2004

(The Aviator) Avec : Leonardo DiCaprio (Howard Hughes), Cate Blanchett (Katharine Hepburn), Kate Beckinsale (Ava Gardner), John C. Reilly (Noah Dietrich), Alec Baldwin (Juan Trippe), Alan Alda (Le senateur Ralph Owen Brewster), Ian Holm (Professor Fitz), Danny Huston (Jack Frye), Gwen Stefani (Jean Harlow), Jude Law (Errol Flynn). 2 h 45.

Près de vingt ans de la vie tumultueuse d'Howard Hughes, industriel, milliardaire, casse-cou, pionnier de l'aviation civile, inventeur, producteur, réalisateur, directeur de studio et séducteur insatiable. Cet excentrique et flamboyant aventurier devint un leader de l'industrie aéronautique en même temps qu'une figure mythique, auréolée de glamour et de mystère.

Avec New York, New York (1977), Le Temps de l'innocence (1993), ou Gangs of New York (2002), Scorsese a réussi de magnifiques reconstitutions. Il a été moins inspiré avec Kundun (1993). Comme dans ce film, l'épopée, ici américaine, se développe sans revenir se confronter à la matrice originelle du quartier, de la famille ou du couple.

Hughes, à l'image du rêve américain, est un personnage centrifuge qui rêve de conquérir le monde, d'une nouvelle frontière dans le quadrillage du ciel. Cette volonté du toujours plus (de records, de femmes ou de défis) se trouve contrariée par toutes les forces centripètes qu'il ne supporte pas.

La force centripète, au lieu de s'appuyer sur un espace documentaire (le quartier italo-américain) ou un espace mental (le casino du film éponyme) renvoie à la scène primitive de l'innocente mauvaise mère avec son obsession de la quarantaine qu'elle transmettra à son fils. Dès lors, chaque fois que l'on s'approchera trop près de lui, Hughes sera, au mieux, sourd, au pire phobique. Le film chercherait donc, dans une sorte de passion christique -thème dont il n'est pas besoin de souligner la récurrence chez Scorsese-, à opposer ces deux forces qui vont déchirer Hughes.

Écartelé entre une volonté de puissance assez puérile (quand je serai grand je battrai des records d'aviation...) et un irrésistible besoin de retrouver la quarantaine, on pouvait craindre que les rencontres, la vie affective de Hughes se situent dans un no man's land assez désincarné. Celles-ci, qui se répartissent en deux catégories, incarnent pourtant fort bien la névrose de Hughes.

La première catégorie de rencontres, ce sont ses amitiés indéfectibles (ingénieur, financier, météorologue), sorte de repoussoir à son angoisse des inconnus (le balayeur, les serveurs). La seconde ce sont les rencontres féminines que Scorsese dépouille de toute sexualité (dommage pour un érotomane convaincu comme Hughes !). Il choisit ainsi de passer du plan de la main caressant le dos de Katharine Hepburn à celui de la même main glissant voluptueusement sur la carlingue d'un avion. Toute la relation d'amour-amitié avec Katharine Hepburn sera traitée sur le thème de leur fragilité commune, la phobie pour lui, l'hystérie pour elle (toujours en représentation, lors des dîners publics ou pour la rupture). Pour tous deux, la fragilité est liée au "modèle" familial (le dîner des Hepburn à Boston). La lutte de Hughes, propriétaire de TWA, contre le patron de la Pan Am, Juan Trippe, repose également sur le même mouvement contraire de répulsion (fumée) fascination (fleurs, globe terrestre).

Ainsi, alors qu'il était à craindre que comme Les Anges de l'enfer, (Howard Hughes, James Whale et Luther Redd, 1930), Aviator soit un bel exercice de style, plein de passion et de feu mais sans âme ni humanité, Scorsese réussit l'exploit de faire un film sans presque aucun plan inutile, chacun d'eux ramenant soit à l'innocence de la passion, positive, celle de l'aviation (le record de vitesse, le vol avec Katharine, le début du vol de l'avion-espion, le vol de l'Hercule) soit au déchirement de la passion (les flashs lorsque Hughes accompagne Jean Harlow à la première des Anges de l'enfer, les scènes dans les toilettes ou la sortie de chez le sénateur Brewster).

Avec l'accident du 7 juillet 1946 où l'avion de Howard Hughes s'écrase dans la banlieue de Los Angeles, le film bascule plus nettement dans la passion christique. La caméra ne quitte pas l'aviateur d'un pouce, tandis que l'appareil s'abat au sol. Le jeune homme tente de s'extraire du cockpit brûlant, pousse les hurlements d'une bête qu'on met à mort. Il roule à terre, les vêtements en feu, le visage ensanglanté, méconnaissable. C'est avec ses yeux que nous voyons arriver, de loin, au ralenti, dans la fumée noirâtre, un homme qui court le secourir. Et derrière lui, un autre qui, comme le soldat qui perce le flanc du Christ en croix, porte le dernier coup en prenant une photo.

Après l'accident, Hughes connaît sa première grande crise d'enfermement paranoïaque. Dans sa salle de projection privée, qui regarde en boucle les films qu'il a jadis produits, et dont les titres ne laissent guère de doutes sur ce qui se joue : Les Anges de l'Enfer, Le Banni. Il est nu devant le projecteur, c'est sur son corps souffrant, sur sa peau de grand brûlé, et non plus sur l'écran, que défilent les images. Jane Russell et sa poitrine généreuse, figure à la fois érotique et maternelle. Une nuée d'avions. Rêves dérisoires et grandioses dont il attend la Résurrection. Celle-ci aura lieu avec le procès de la commission du sénateur Ralph Owen Brewster. Il sort de la salle capitonnée comme on sort d'un tombeau et même Marie-Madeleine se trouve là (une secrétaire aux gants blancs : noli me tangere!, tout droit sortie de chez Giotto!). On pourra même poursuivre la métaphore chrétienne : la scène du déjeuner chez le sénateur avec la truite à demi-crue au déjeuner serait le Vendredi saint. Tout comme la mise en scène de la commission Brewster, avec ses projecteurs en hauteur braqués sur l'assistance, pourrait évoquer la pentecôte.

Il n'est nul besoin de poursuivre trop loin ces métaphores chrétiennes pour exprimer la dimension épique du film. Elles traduisent néanmoins l'attention constante de Scorsese pour composer et travailler l'image. Elles traduisent aussi sa volonté de ne pas raconter la vie réelle de Hughes (personnage aux racismes multiples et détestables et dont la vie se poursuit après 1947) mais une nouvelle version de la passion. Version sans triomphalisme et toujours douloureuse. Hughes est filmé dans une ultime crise traduisant son déchirement entre deux forces contraires qui régissent sa vie : des avions à réaction dont il vient d'apprendre la réalisation il exprime qu'ils sont "the way of the future". Cette phrase retentit en lui si fort qu'il la répète indéfiniment et sombre dans une nouvelle crise de folie.

Avec ce film, Scorsese ne pouvait éviter de lorgner du côté de Orson Welles et notamment de Citizen Kane dont Hughes est l'une des multiples clés. Le mot "quarantaine" se présente ainsi comme un nouveau "rosebud". Le chapeau et les moustaches de Hughes devant les micros évoquent assez nettement le Kane jeune de la première partie du film de Welles. La rencontre sur le pont de nuit avec le journaliste aux photos compromettantes pour le couple Hepburn-Tracy évoque plutôt la fin de La soif du mal.

Jean-Luc Lacuve, le 01/02/2005.

 

Pour Bill Krohn (Cahier du cinéma n°597, janvier 2005) :
" Le livre Howard Hughes : The Untold Story de Peter Brown et Pat Broeske constitue la source principale du scénario de John Logan - même si Aviator se limite à la période 1927-1947, avant donc le rachat de la RKO par le patron de la TWA. Inspiré par cette chronologie, Scorsese a utilisé le numérique pour recréer l'aspect du Technicolor deux bandes (déjà en usage en 1927) pour toutes les scènes d'avant 1935 et du Technicolor trois bandes après cette date, année de la sortie du premier long-métrage en trois bandes, Vanity Fair.

Aviator commence alors que Hughes a déjà renvoyé Marshall Neilan pour réaliser le film lui-même. Hell's Angels mérite sa réputation de film d'aviation absolu. Avec sa distribution de héros de la Première Guère mondiale volant sur 137 appareils d'époque, Hughes a vraiment réussi à reproduire des actes de bravoure devant ses nombreuses caméras, dont plusieurs étaient accrochées au cockpit afin de saisir les expressions des pilotes risquant leur vie.

Le film était déjà achevé quand la révolution sonore l'obligea à doubler par des bruitages les séquences de combat aérien et à retourner les séquences de drame en remplaçant une Harlow de 19 ans par Greta Nissen, dont l'accent du nord convenait encore moins bien que la voix traitante de Harlow dans le rôle d'une libertine britannique sans soutien gorge qui s 'interpose entre deux frères pilotes.

Le récit très circonstancié que font Brown et Broeske de l'histoire d'amour entre Hughes et Katharine Hepburn est pour une large part inventé, ou en tout cas de seconde main."

Bibliographie :