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Gangs of New York

2002

Voir : photogrammes

(Gangs of New York). D'après le livre de Herbert Asbury (1928). Avec : Leonardo DiCaprio (Amsterdam), Daniel Day-Lewis (William "Bill le Boucher" Cutting), Cameron Diaz (Jennie Everdeane), Henry Thomas, Jim Broadbent (William "Boss" Tweed), Brendan Gleeson (Monk McGinn), John C. Reilly (Happy Jack), Henry Thomas (Johnny Sirocco), Liam Neeson (Priest Vallon). 2h50.

En 1846, sous le commandement de Priest Vallon, la bande des Dead Rabbits (les "Lapins morts"), Irlandais catholiques débarqués de fraîche date, affronte, pour le contrôle du quartier de Five Points, au sud de l'île de Manhattan, les Natives, protestants de William "Bill le Boucher" Cutting, des "Américains de souche", dans un pays qui n'a pas encore un siècle. L'affrontement d'une brutalité médiévale est suivi des yeux par le fils de Priest Vallon. Lorsque l'Irlandais tombe sous les coups de Bill le Boucher, l'enfant tente de s'enfuir avant d'être rattrapé et expédié dans une maison de correction.

Lorsqu'il en sort, seize ans plus tard, en 1862, les Etats-Unis sont en pleine guerre de Sécession. Il se fait appeler Amsterdam (premier nom de la ville) et revient à Five Point dans le but de se venger. Se faisant passer pour un irlandais fraîchement débarqué, il n'est reconnu que par un ami d'enfance Johnny et probablement par Monk McGinn.

Amsterdam est remarqué par Bill le Boucher lorsqu'il sauve Johnny de l'incendie d'une maison qu'ils ont pillée en profitant de la querelle, peut-être concertée, de deux compagnies d'incendie rivales.

Amsterdam s'attire les bonnes grâces de Bill le Boucher en obtenant de l'argent pour un cadavre tout juste décédé, butin dérisoire mais méritoire, tiré du vol raté sur un bateau. En gagnant son combat contre l'un de ses lieutenants et en trouvant l'idée d'organiser des combats de boxe sur un radeau du port et donc en dehors de la juridiction du shérif, il devient le second de Bill le Boucher. Mais celui-ci n'est lui-même que l'exécuteur des basses œuvres de William Tweed qui règne sur Tammany Hall (le siège du Parti démocrate). Tweed est l'inventeur d'une machine politique clientéliste faite à la fois pour générer de l'argent, garantir la sécurité des riches et intégrer les nouveaux arrivants. Tweed reproche à Bill le Boucher de se complaire dans ses haines racistes et son code de l'honneur passéiste.

Pendant ce temps, Amsterdam s'éprend de Jennie Everdeane. S'étant fait subtiliser par elle sa médaille de saint Michel, il la suit dans les riches maisons de Park Avenue où elle opère comme "alouette" se transformant en bonne pour piller, en plein jour, la demeure des riches bourgeois. N'ayant d'autre choix que d'égorger Amsterdam avec sa lame ou de lui rendre sa médaille, elle se soumet à son désir.

Pour donner l'impression qu'il dirige la ville, Tweed ordonne à Bill le Boucher de pendre quatre voleurs. Le soir même un bal est organisé et Jennie choisit publiquement Amsterdam comme cavalier, délaissant Johnny, depuis longtemps amoureux d'elle. Alors qu'ils s'apprêtent à faire l'amour dans un nid de cordages sur le port, un pendentif au cou de Jennie révèle à Amsterdam que Jennie est la maîtresse de Bill. Il la repousse.

Au cours d'une pièce de théâtre, Amsterdam sauve Bill d'un assassinat. Même si ce geste est motivé par la volonté de tuer lui-même le meurtrier de son père, il ne manque pas d'ambiguïté. C'est ce que vient lui déclarer Monk, qui a probablement commandité ce meurtre, en évoquant la situation shakespearienne dans laquelle il se trouve. Amsterdam, qui n'a probablement pas lu Hamlet, n'en comprend pas moins qu'il devra bientôt se décider à venger la mort de son père. Sa résolution n'est pas renforcée par le fait que Jennie devienne sa maîtresse. Bill, qui l'avait protégée puis aimée, n'est plus attiré par elle depuis qu'elle porte une cicatrice à la suite d'une césarienne. Il approuve leur amour, rend hommage au père d'Amsterdam et lui demande d'être son fils.

Un an s'est écoulé depuis son retour aux Five Points et Amsterdam décide de se venger le soir de la commémoration de la bataille de 1846. Amsterdam est trahi par Johnny qui, dans l'espoir de récupérer Jennie, avoue son identité au Boucher. Celui-ci blesse grièvement Amsterdam qui est soigné par Jennie. S'ensuit une nouvelle guerre entre les Dead Rabbits et les Natives.

Mais la machine politique de Tweed est à ce moment bloquée par la guerre de Sécession et la conscription décrétée par Lincoln. Décidés à vider leur querelle Bill le Boucher pas plus qu'Amsterdam ne voient monter les Draft Riots (émeutes de la conscription) qui secouent la ville en mai 1863. Les protestants comme les catholiques pauvres pillent les demeures des riches qui étaient en mesure d'acheter leur exemption pour 300 dollars et en profitent pour lyncher les domestiques noirs en qui ils voient l'incarnation de la cause pour laquelle on leur demandait d'aller se faire tuer. Cette révolte prolétaire est violemment réprimée par l'armée et la flotte bombarde la ville.

Le jour prévu, la bataille entre les Dead Rabbits et les Natives ne peut s'engager. D'abord surpris par un éléphant échappé de l'incendie de la ménagerie Barnum, les deux camps sont décimés par le bombardement de la flotte puis par les bataillons de l'armée. Amsterdam et le Boucher s'affrontent dans le brouillard, le rasoir d'Amsterdam se plante par hasard dans les reins de Bill et Amsterdam n'a plus qu'à l'achever. L'œil de verre de Bill se ferme. Amsterdam et Jennie contemplent l'alignement des victimes sur lesquelles une bougie a été posée afin que leurs proches les reconnaissent. Ils se chargent d'enterrer Bill le Boucher sur l'autre rive de Manhattan dans un cimetière d'un autre temps. Face à une ville déjà immense et finement dessinée, ils disparaissent. Se superposent alors les images successives d'un New York dont la sky line s'élève toujours plus haut jusqu'aux Twin Towers fièrement dressées.

Le plus beau et probablement le plus long plan du film consiste en un immense mouvement d'appareil captant un émigré irlandais à la sortie du bateau auquel on présente un papier " Là tu signes, et tu deviens américain " puis un second " Là tu signes, et tu t'engages pour défendre ton pays ", la caméra glisse ensuite sur des soldats qui viennent juste de recevoir leur uniforme, prennent une arme sur le quai et s'embarquent sur un bateau à destination du front dans le Tennessee. Le plan va jusqu'au pont du bateau puis redescend en même temps que sont débarqués les cercueils des soldats morts à la guerre.

Cette façon de résumer le destin de personnages broyés par la guerre en un seul plan rappelle la technique du gothique international finissant où, dans un même tableau, par exemple celui de L'adoration des rois mages de Gentile da Fabriano, sont évoqués les principaux épisodes de l'histoire. Et si les premiers films de Scorsese ont pu évoquer, par leurs frémissements et leur nervosité, une Renaissance du cinéma américain, Gangs of New York fait davantage penser à une période plus ancienne de l'histoire de l'art. Une période moins intéressée par la conquête de nouveaux territoires que par le traitement le plus splendide possible de territoires connus. La construction de décors pharaoniques renvoie à l'utilisation des fonds d'or dispendieux et la fascination pour les objets en gros plans (le rasoir, la bible jetée dans la rivière, la médaille de saint Michel, le pendentif de Jennie, l'œoeil de verre ébréché de Bill, la massue de Monk) renvoient aux détails fastueux, costumes ou léopards, chers aux maîtres du gothique.

Gangs of New York peut donner l'impression de développer deux films : de la grotte initiale à la pagode de la vengeance, il pourrait s'agir d'un drame humain où un fils s'interroge pour savoir s'il doit venger son père, puis, lorsqu'il est contrarié dans sa vengeance s'ouvre un film épique où les héros s'enferment dans leur combat singulier alors que l'histoire marche sans eux.

Le point de vue surplombant de Scorsese sur ses personnages est plus net encore que la distanciation compatissante chère à Federico Fellini. D'où, probablement l'impression de froideur de la première partie qui n'atteint une dimension shakespearienne que dans les scènes de foules ou de groupe (la grotte initiale, le combat des Dead Rabbits et des Natives, la représentation théâtrale, l'anniversaire dans la pagode) et rarement dans les scènes intimistes (excepté la confrontation Amsterdam-Jennie pour récupérer la médaille). En bon italien, Scorsese comprend l'attachement aux racines, le devoir d'assumer l'héritage des pères. Non seulement celui d'Amsterdam, mais aussi celui de Bill, tué en 1814 à la bataille de Bridgewater, et qui est à l'origine de son "nativisme". Mais, son porte-parole, c'est Monk dont le père s'était révolté en Irlande contre ceux qui avaient tenté de s'arroger des privilèges en exterminant une race. "Cette malédiction ne nous a pas suivis ici", dira-t-il, "elle nous attendait".

Seul Monk a su prendre en compte la dimension épique de l'histoire, la mettre en forme. Le rêve de Bill comme celui d'Amsterdam serait que la vérité surgisse au grand jour comme à la sortie de la grotte sur le champ de bataille de Paradise square. Le rêve d'Amsterdam c'est de se venger de face, au milieu de tous. Scorsese, féru en matière de propagation du mal, sait que l'ennemi ne frappe jamais de face: Priest Vallon ne voit pas venir son adversaire, et Bill tue de nouveau par derrière quand il abat le moine. Plus grave, en s'enfermant dans leur combat, Bill et Amsterdam oublient le combat des pauvres contre les riches, le vrai combat historique. Celui que gagneront les possèdants car comme l'affirme cyniquement un bourgeois de Park Avenue "on trouvera toujours une moitié de pauvres pour exterminer l'autre moitié". Le combat final, loin de se terminer au grand jour, a lieu en plein brouillard. L'aveuglement individuel rejoint l'aveuglement collectif : l'Amérique ne s'est pas plus construite sur la conquête de l'Ouest que sur le rêve d'un melting-pot harmonieux mais après que les pauvres se soient exterminés entre-eux en un combat violent. Au rêve d'Etats-Unis unanimistes constitués dans la foulée de la révolution dès les années 1780, Scorsese oppose une création plus tardive après la fin de la guerre civile, en 1865.

Cette difficulté à saisir le mouvement de l'histoire est emblématiquement résumée par le plan final qui s'oppose à celui de la rupture temporelle entre 1846 et 1862. Sur l'incrustation "New York 1846", le quartier de Five points était vu de plus en plus haut, découvrant bientôt toute la ville, certes déjà immense, mais maîtrisable par un œil unique, possiblement soumise à l'emprise d'un homme décidé, seul ou aidé d'une organisation politique ou mafieuse. Dans le dernier plan, il n'y a plus personne pour voir grandir New York, pour voir l'histoire se faire. L'histoire se fait derrière la conscience des hommes et les surprend toujours. Modestement Scorsese laisse le plan des Twin Towers. Lui, pas plus qu'un autre, n'aurait pu prévoir leur destruction.

Jean-Luc Lacuve, le 13/01/2003

 

Précisions historiques (source : Le Monde du 8/01/2002)

Les pauvres habitent des logements insalubres dont les façades ont souvent disparu. Ces décors ressemblent peu aux photographies du New York de la seconde moitié du XIXe siècle. Martin Scorsese prend aussi quelques libertés avec l'histoire. La flotte n'a jamais bombardé la ville, pas plus que la ménagerie de Barnum ne fut incendiée. Bill le Boucher est mort en 1855, bien avant l'époque où se situe l'action principale du film. Mais Scorsese tenait à ce que Bill le Boucher soit né en 1814, l'année où son père était mort à la bataille de Bridgewater -qui opposa les troupes de la Fédération à celles de la Couronne britannique-. Les Américains avaient été massacrés en tentant de prendre Niagara Falls aux Canadiens. Bill le Boucher n'accepte pas de partager son pays avec des gens qui n'ont rien à faire avec sa fondation. Son "nativisme" constitue la base politique du film.

Gangs of New York est dérangeant. Il rappelle aux Américains que leur pays est né dans les bas-fonds, dans ce monde pauvre, acharné et raciste dépeint minutieusement. Les émeutes de 1863 à New York contre la conscription, en pleine guerre de Sécession, ont été les plus sanglantes de l'histoire des Etats-Unis. Pour y mettre fin, les soldats ont fait feu sur la foule. Les idéaux de l'abolition de l'esclavage semblent loin. Les immigrés des taudis du sud de Manhattan refusaient d'aller "se faire tuer pour les Noirs".

Entre 1788 et 1870, les révoltes et bagarres de rue ont été innombrables à Manhattan. Elles sont parfois entrées dans l'histoire sous le nom d'émeute des docteurs, d'émeute des acteurs, d'émeute des oranges. Souvent, leur origine reste obscure. L'émeute des docteurs fait suite à une rumeur disant que les étudiants en médecine disséquaient les corps des pauvres. La plus grande révolte, qui conclut le film de Martin Scorsese, se produit en juillet 1863, quelques jours après la bataille de Gettysburg - qui voit le Nord remporter une victoire décisive sur les Confédérés. Commencée comme un mouvement d'humeur contre la conscription, l'émeute se transforme en une orgie de violence raciste et de combats dans toute la ville. Près de 200 personnes auraient été tuées, dont un nombre inconnu de Noirs lynchés par la foule.

 

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