1910 : bourg de Korfovskaïa, Vladimir Arseniev est à la recherche de la tombe d'un ami, enterré ici il y a trois ans. Les deux sapins et le grand hêtre ont été abattus pour servir de charpente aux maisons qui ont envahis cette terre naguère sauvage. Vladimir se souvient de son ami.
En 1902, en compagnie d'un petit groupe, Vladimir Arseniev procède à des relevés topographiques de la région d'Oussouri secteur de Chtokov. Ils rencontrent un chasseur, un mongol, qui vient les voir dans leur campement. Au départ, les militaires ne savent que penser de ce vieil homme bizarre, petit et aux yeux bridés. Il n'a pas de maison et vit uniquement de la chasse et des peaux de zibeline qu'il vend dans les villages... Mais les militaires tombent vite sous le charme : Dersou connaît la taïga comme sa poche, leur fait éviter les pièges, trouver de la nourriture, gagner du temps...
Pour Dersou Ouzala, qui devient vite le "maître" de l'expédition, tous les éléments de la nature sont vivants, "comme des hommes". Chaque élément a sa place dans un système qu'il convient de respecter et de conserver. Cette philosophie, qui attire les railleries de l'équipe de scientifiques, va profondément influencer Arseniev. Lorsque le petit homme lui sauve la vie, face aux éléments déchaînés, dans la neige et la bise glaciale, une profonde amitié se lie entre les deux hommes, pourtant si différents. Mais l'expédition prend fin et chacun retourne de son côté.
Cinq ans plus tard, en 1907, Arseniev repart pour une nouvelle expédition dans la taïga. Il retrouve Dersou qui le rejoint une nouvelle fois comme éclaireur de l'expédition. Un jour, alors qu'un tigre rode autour de l'équipe, Dersou, pour le faire fuir, tire, mais le blesse. Chez les Mongols, ce geste est considéré comme une malédiction. Dès lors, le vieil homme ne sera plus le même. Il se sent vieillir de jour en jour: sa vue baisse, il n'arrive plus à viser correctement, il ne sent plus la présence des animaux...
Arseniev lui propose de le ramener chez lui, à la ville. Dersou, démoralisé, accepte ("un homme vieux ne peut plus vivre dans la taïga"). Mais il se sent enfermé dans la belle maison du capitaine, et souhaite finir ses jours dans les lieux où il a toujours vécu.
Et ce que ni le froid, ni la faim, ni le tigre n'avaient réussi, ce seront les hommes qui le feront : Dersou est tué par un bandit pour son arme (un magnifique fusil offert par Arseniev) et sa tombe est détruite, avec les arbres qui l'entourent qui devaient le protéger, pour construire une ville.
Alors que depuis le début de sa carrière, Kurosawa avait enchaîné au moins un film tous les ans, l'échec du couteux Barberousse va marquer une période très troublée. Il ne va plus réaliser qu'un film tous les cinq ans. Pour Barberousse, Kurosawa avait eu tout le temps nécessaire de répétitions et de prises multiples mais les années 60 marquent la fin des studios et l'arrivée de la nouvelle vague. Kurosawa est sollicité pour aller aux USA tourner un Général Custer avec Mifune dans le rôle de l'indien ou pour Runaway train. Zanuck lui propose la superproduction Tora Tora Tora mais Kurosawa ne peut accepter les méthodes de tournage hollywoodiennes. Avec Kinoshita, Ichikawa et Masaki Kobayash, il fonde la coopérative de production des Quatre cavaliers. L'échec du premier film produit, Dodes' kaden, en marque aussi la fin. Kurosawa, malade, en est très affecté et fait une tentative de suicide en 1971. En 1972 Sergueï Gherassimov vient à Tokyo lui proposer de tourner en Russie son premier film hors du Japon, sans acteurs japonais ni en langue japonaise. Kurosawa est néanmoins proche de la culture russe : il a adapté L'idiot et Les bas-fonds et lu Arseniev dans sa jeunesse dont les récits, parus en 1921 et 1923, relatent l'exploration des contrées orientales de l'URSS, en l'occurrence la taïga de l'Oussouri
Non seulement le film remporte un prix au 9e festival du film de Moscou mais il obtient aussi l'Oscar du meilleur film étranger en 1976. Kurosawa n'avait pas connu une telle reconnaissance aux USA depuis Rashômon. Il se fait ainsi connaitre de Coppola, Lucas, Spielberg et Scorsese qui l'aideront à produire les films de la fin de sa carrière.
Kurosawa, comme souvent, met en scène un tandem d'hommes. C'était déjà le cas dans son premier film La légende du grand judo où le maitre transmettait à l'élève ou dans Barberousse qui voyait s'affronter un maitre fou et un élève sage. Il ne s'agit toutefois pas ici de deux hommes partageant la même culture. Comme dans L'ange ivre qui voit se rencontrer un gangster et un médecin, rien ne destinait à se rencontrer un militaire cartographe et un chasseur mongol, un homme avec femme et enfant avec celui dont le fils et la femme sont morts de la variole.
Il y a des actions mais pas d'aventure. Les personnages marchent comme dans La forteresse cachée mais sans même le prétexte de l'or caché ou du royaume à reconquérir. Kurosawa est fordien dans l'hommage aux morts du début où Arseniev vient se recueillir sur la tombe d'un homme dont on a oublié le nom comme le sénateur sur le cercueil de Liberty Valance. Il s'agit d'une amitié sans que l'un finisse par ressembler à l'autre. Chacun garde sa part d'irréductible tout en ayant un respect de l'altérité. Ces deux hommes hétérogènes font du chemin ensemble. Tout deux sont des nomades qui décryptent les traces dans la nature et pensent à ceux qui viendront après eux. Dersou est empirique alors qu'Arseniev dessine pour faire des cartes. Il sert les autres, non pas directement, mais au travers d'une représentation. Ces deux manières divergentes sont exprimées lorsque Dersou dit adieu à Arseniev en s'éloignant de manière orthogonale à la voie ferrée qui relie les villes.
Cette histoire de dépendance et d'amitié s'inverse dans ses deux parties. C'est d'abord Dersou qui construit un toit pour Arseniev qui le protège d'une mort certaine dans la taïga où souffle la tempête de neige. C'est ensuite Arseniev qui offre un toit à Dersou, conscient que ses capacités physiques baissent et qu'il ne pourra survivre dans la forêt. C'est en effet la force de la nature que célèbre Kurosawa bien plus que son aspect prétendument zen. C'est la boue, la neige, la force du vent qui nécessite de savoir anticiper. Dans ce film profondément humaniste, Akira Kurosawa crie son amour de l'homme et de la nature. On se laisse emporter par cette épopée humaine, par les valeurs de l'amitié, sans que le film ne bascule dans la naïveté ou le sentimentalisme. C'est un film profondément "écologiste", qui nous met en garde contre la destruction de notre milieu naturel et nous demande de penser à ceux qui viendront derrière nous. Le réalisateur déclarera :
"La relation entre l'être humain et la nature va de plus en plus mal... Je voulais que le monde entier connût ce personnage de russe asiatique qui vit en harmonie avec la nature... Je pense que les gens doivent être plus humbles avec la nature car nous en sommes une partie et nous devons être en harmonie avec elle. Par conséquent, nous avons beaucoup à apprendre de Dersou." (dans Donald Richie, The films of Akira Kurosawa).
Editeurs : Potemkine et Agnès B, septembre 2012. 20 €. |
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