Rashômon

1950

D'après deux nouvelles de Ryunosuké Akutagawa. Avec : Toshiro Mifune (le bandit Tajômaru), Machiko Kyo (Masage, la femme), Masayuki Mori (le samouraï; Takehiro Kanazawa, son mari), Takashi Shimura (le bûcheron), Minoru Chiaki (le bonze), Kichikiro Ueda (le passant). 1h28.

Xe siècle, période de troubles et de guerres civiles. Sous le portique en ruine de Rasho ("Rashômon"), deux hommes, s'abritent de la pluie diluvienne. "Je n'y comprends rien, rien du tout" dit le premier, un bûcheron alors que l'autre, un bonze, le regarde compréhensif. Un passant vient les rejoindre et le bonze lui raconte que lui et le bûcheron ont été témoins d'un évènement qui les fait encore frissonner. Le passant qui se méfie des discours sentencieux du bonze demande au bûcheron de raconter ce qui s'est passé:

Il y a trois jours, alors qu'il allait faire du bois en montagne, le bûcheron découvrit un chapeau de femme, un bonnet d'homme, un sac brodé et des cordes défaites près du cadavre d'un samouraï. Epouvanté, il courut prévenir la police et aujourd'hui témoigna au cours du procès. Le bonze témoigna aussi avoir vu la victime de son vivant il y a trois jours sur la route de Sekiyama, à Yamashina. L'homme portait un sabre, un arc et des flèches. Puis témoigna l'homme qui fit prisonnier, au bord du fleuve il y a deux jours, le bandit Tajômaru tombé au pied d'un cheval avec, étalé à côté de lui, un sabre, un arc et des flèches. Tajômaru conteste dans un grand rire avoir été désarçonné : s'il était aux pieds du cheval, s'est tordu de douleurs pour s'être empoisonné à l'eau d'une source contaminée par une charogne.

Tajômaru commença alors le récit de ce qui s'est réellement passé selon lui il y a trois jours. Il ne cherche pas à mentir, dit-il, puisqu'il sait qu'il va mourir car, oui, il y a trois jours, il a tué le samouraï. Un petit coup de brise a suffi à changer son destin ; il souleva le voile de la femme du samouraï et la lui fit désirer. Il décida sur le champ d'enlever la femme mais ne trouva pas nécessaire de tuer le mari s'il pouvait se contenter de l'éloigner. Il lui montra son sabre qu'il prétendit avoir trouvé parmi d'autres dans un tombeau ancien. Si le samouraï voulait bien le suivre, il pourrait lui vendre pour presque rien. Ayant ainsi réussi à perdre le samouraï dans la montagne, il revint près de la femme et prétendit que son mari venait d'être mordu par un serpent. Devant son regard plein de détresse, il fut jaloux de l'amour de cette femme pour son mari et décida de se venger en le lui montrant humilié et ligoté, ce quil avait pris soin de faire. Il embarrassa la femme alors. Elle se défendit avec sa dague puis la laissa tomber et, presque consentante, se laissa violer sous les yeux de son mari. Alors que Tajômaru allait partir, la femme s'accrocha à lui et lui demanda de combattre son mari. L'un des deux hommes devant périr sans quoi elle serait avilie devant deux hommes. S'entama alors un beau combat en vingt-trois assauts où Tajômaru eut finalement le dessus. Tout juste fut-il surpris de voir que la femme s'était enfuie, il prit le cheval, le sabre et l'arc et les flèches et s'enfuit. Interrogé, il admet et se repent joyeusement d'avoir oublié la dague précieuse incrustée de nacre de la femme.

Au passant qui s'étonne que la femme se soit enfuie, le bonze répond qu'elle s'est réfugiée dans un temple alors que le bûcheron prétend que Tajômaru et la femme ont menti. "Qu'importe la vérité si l'histoire est palpitante" répond le passant auquel le bonze relate alors le témoignage de la femme dont le visage présentait une grande douceur et lui faisait pitié.

Apres le viol, la femme eut pitié de son mari ligoté à un arbre. La corde lui meurtrissant la peau pour s'être débattu face à ce qu'il voyait. Mais le regard de son mari la glaça d'horreur. Il la méprisait. Devenant à moitié folle, elle se saisit de la dague, lui délia les mains et lui demanda de la tuer. Devant son regard inflexible, elle bascula dans la folie et tua son mari dans une semi-inconscience avec sa dague. Elle tenta ensuite de se noyer dans un lac mais ne réussit pas à mourir.

Le bonze fait alors part de la version du mort, du moins celle qui sortit de la bouche d'une chamane convoquée au procès. Ce témoignage aussi le bûcheron le récuse d'avance, ce qui ne plait pas au bonze pour lequel la parole d'un mort est sacrée... ce que ne croit pas le passant pour qui les hommes préfèrent oublier ce qui ne leur plait pas. Alors que l'orage gronde, vient le récit du mort :

Apres avoir violé sa femme, le samouraï entendit Tajômaru voulant la consoler la persuader de partir vivre avec lui. Il lui avait prouvé son amour par son audace. Elle y consenti mais exigea qu'il tue son mari. Devant cet acte horrible, le bandit s'emporta et rejeta la femme qui s'enfuit. Il ne put la rattraper et revint vers le mari qu'il libera. Celui-ci s'effondra moralement, sanglotant de chagrin. Il se fit hara-kiri avec la dague de sa femme. Une présence mystérieuse retira la dague de son corps.

Le bûcheron n'en peut plus de tant de mensonges. Il nie la présence de la dague et affirme que le samouraï a été tué avec un sabre. Le passant réussit à lui extorquer sa version. Au bonze qui dit en avoir assez, le passant réplique en effet que cela est bien banal : c'est l'infamie des hommes qui a fait fuir les démons de Rashômon. Pour ne pas avoir d'ennuis, le bûcheron avait déclaré lors du procès avoir seulement découvert le corps mais il avait vu la scène après le viol :

Tajômaru demanda pardon à la femme et la supplia de venir avec lui. Elle ne put se décider et demanda à ce que les deux hommes se battent. Le mari refusa, préférant abandonner sa femme souillée au bandit et partir avec son cheval. Le bandit aussi préféra partir. La femme pleure alors de tristesse avant de se relever pour fustiger la lâcheté des deux hommes. Elle reproche à son mari de ne pas savoir défendre son honneur. Elle affirme aussi à Tajômaru s'être laissé violer parce qu'elle n'aimait plus son mari et préférait une vie avec le célèbre bandit. Elle l'enjoint de la gagner en se battant et rit hystériquement quand ils s'y décident enfin. Mais le combat est pitoyable fait de demi-assauts et de lâches retraites successives. Soudain désarmé, le samouraï rampe à reculons et acculé par un arbre reçoit le coup de sabre fatal de Tajômaru. Épuisé par ce combat, Tajômaru ne peut empêcher la femme de fuir.

Alors que la pluie se calme, le passant entend les cris d'un nouveau né abandonné derrière une palissade. Il s'empresse de lui voler ses vêtements. Quand le bûcheron l'accuse d'inhumanité, il lui rétorque que l'égoïsme est le seul moyen de survivre dans cette période de guerres. D'ailleurs lui-même n'a sans doute pas dit toute la vérité et a probablement gardé la dague de la femme qui n'a pas été retrouvée. Le bûcheron dépité acquiesce. Le bonze, confronté à la dure réalité du mensonge, déclare perdre la foi en l'être humain quand le bûcheron décide de l'adopter. Il a déjà six enfants alors un septième ne sera pas une charge trop lourde. Le bonze le remercie: "Ton geste a restitué ma foi en l'humanité" et les deux hommes se séparent alors que le soleil revient de nouveau sous le portique de Rashômon.

Lion d'or au festival de Venise en 1951 et Oscar du meilleur film étranger en 1952, Rashômon ouvre la voie aux récompenses des films japonais dans les festivals internationaux. Mizoguchi, est récompensé trois années de suite à Venise : pour La vie d’Oharu femme galante (1952) il reçoit le disparu prix international et reçoit Le Lion d'argent pour Les contes de la lune vague après la pluie (1953) et L’intendant Sansho (1954) attribué cette année là aussi aux Sept samouraïs (et à Sur les quais et La strada). Les producteurs japonais montent alors des productions destinées au public occidental, avec succès puisque La porte de l’enfer (1953) de Kinusaga remporte la palme d’or à Cannes. Le cinéma du quotidien, tel ceux d’Ozu ou de Naruse, sera découvert seulement quelques décennies plus tard. Le jidai-geki et son exotisme tiennent en effet un rôle important dans les récompenses obtenues alors par le cinéma japonais à l’étranger. Il ne faudrait néanmoins pas sous estimer la portée shakespearienne insufflée par Kurosawa à deux nouvelles de son compatriote Ryunosuké Akutagawa.

Le propos est bien plus ample que celui d'une méditation sur la fragilité du témoignage humain et l'absence de pitié d'une époque troublée (l'ère Heian des IX au XIIe siècles). Il s'agit bien davantage du difficile accouchement de la vérité pour l'homme et de qu'il peut tirer de cela. Par nature en effet, l'homme cherche à cacher ce qui ne lui convint pas. Ainsi, même si le témoignage final est le plus proche de la vérité, il est entaché par le mensonge initial du bûcheron fait devant la cour et par l'omission du vol de la dague. Le bonze peut alors bien perdre la foi en l'humanité. La vérité est pour Kurosawa une valeur essentielle quand son émergence permet la réconciliation de l'homme avec le monde. Qu'importe que le bûcheron ait mis du temps à la faire advenir, l'important est que son parcourt le conduisent à adopter l'enfant abandonné. Cette action qu'il n'aurait probablement accomplie s'il n'avait eu autant de mal à aller au bout de lui-même réconcilie l'homme avec l'univers : la pluie cesse et le soleil revient.

Quatre plus quatre flashes-back

La structure du film est aussi trouble que le portique de Rashômon balayé par la pluie. Quatre courts flashes-back du bûcheron, du bonze, du policier et de Tajômaru précèdent les quatre grands flashes-back des quatre protagonistes de la scène qui suivi le viol de la femme. Les intérêts divergents des trois protagonistes principaux de l'affaire (le bandit, la femme, le samouraï) provoquent des récits complètements différents chacun cherchant toujours à se donner le meilleur rôle possible. Le quatrième récit celui du témoin, le bûcheron confirme en grand partie celui du bandit et rend cette double version la plus probable.

Apres le viol, Tajômaru tenta de garder la femme pour lui. Elle demanda que les deux hommes s'affrontent. Ce fut un beau combat pour le bandit, un combat minable pour le bûcheron. A la fin de ce combat le samouraï, acculé entre des branches d'arbres, fut tué d'un coup de sabre. Tout à son triomphe ou épuisé par le combat, Tajômaru ne vit pas la femme s'enfuir.

Le récit du samouraï et de sa femme ont pour point commun la dague comme arme de mort. Pour la femme, c'est le regard de mépris de son mari qui la conduisit dans une demi-folie, rythmée par une musique obsédante proche du Boléro de Ravel, à lui planter la dague dans le corps. Pour le mari c'est le chagrin causé par son déshonneur suite au viol et au comportement infâme de sa femme, qui le conduisit au hara-kiri. Il doit toutefois faire intervenir une mystérieuse présence fantastique pour lui extraire la dague du corps. On voit mal le bûcheron froussard effectuer cet acte qui serait sacrilège. Et il faut tout l'idéalisme du bonze pour penser que ce récit d'un mort sorti de la bouche dune chamane peut être la vérité.

Restituer une perspective heureuse

C'est ainsi sous le portique en ruine de Rashômon que la vérité et la grâce sont advenues et non dans la cour de justice abstraite où s'est déroulé le procès. Celle-ci bloque toute perspective. C'est un espace purement mental constitué d'une cour circulaire fermé par un mur. L'homme et la femme ne sont face qu'à eux mêmes. Les juges sont toujours hors champs et n'ont de présence que par les questions qu'ils posent. Dès lors, chacun peut dire la vérité qui l'arrange.

Le portique de Rashômon est presque en ruine. On peut y arracher des planches pour y faire du feu. Des piliers sont abattus et l'effigie d'un dieu protecteur est noyée dans une flaque d'eau. On peut y voir l'état des consciences humaines malmenées en cette période troublée. C'est là que la perspective d'un lendemain de soleil peut surgir. La profondeur de champ est extrêmement travaillée dans els flashes-back. Souvent le visage de la femme et du bandit laissent la figure du mari prisonnier à l'arrière plan. Celui-ci ne parvient pas à donner un sens moral à son histoire. C'est du hors champ, du regard opposé du bûcheron que s'organise la perspective vers un monde meilleur. On pourra trouver artificiel l'épilogue de l'enfant sauvé qui est un ajout de Kurosawa aux nouvelles de Ryunosuké Akutagawa. Il s'agit bien pourtant de renverser la perspective. C'est l'infamie des hommes qui a fait fuir les monstres de Rashômon. Leur fuite génère un appel d'air que rempli l'acte du bûcheron tout comme le soleil revenu.

Jean-Luc Lacuve le 10/01/2014

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Rashōmon, nouvelle écrite par Ryūnosuke Akutagawa en 1915 n'inspire pas l'intrigue du film et ne lui emprunte que le lieu où se rencontrent les protagonistes (la porte Rashō) sous la pluie. En réalité, le film s'inspire de Dans le fourré; du même auteur paru dans dans la même revue, Shinshichō, en 1922. Cette nouvelle consiste en des dépositions successives auprès du lieutenant criminel. D'abord celle d'un bûcheron qui a découvert le corps, puis celle d'un moine bouddhiste, puis un indic, puis une vieille femme, puis un brigand, puis l'épouse du samouraï et enfin le mort lui-même par le truchement d'une sorcière. cette nouvelle constitue un récit moderniste : les différentes versions de l'assassinat modifient en permanence la vision qu'a le lecteur de cet événement.