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Les contes de la lune vague
après la pluie

1953

(Ugetsu monogatari). Avec : Masayuki Mori (Genjuro), Machiko Kyô (Lady Wakasa), Kinuyo Tanaka (Miyagi), Eitarô Ozawa (Tobei), Ikio Sawamura (Genichi), Mitsuko Mito (Ohama), Kikue Môri (Ukon).

A la fin du XVIe siècle, le Japon est ravagé par les guerres intérieures. Dans un petit village près du lac Biwa, vivent pauvrement le potier Genjuro et le paysan Tobei, avec leurs épouses respectives, Miyagi et Ohama. Chacun des deux hommes poursuit son rêve d'enrichissement ou de gloire.

Les hommes partent pour la ville, où les poteries se vendent bien. Tobei, ignorant les conseils de sa femme, court dépenser sa fortune à l'achat d'un équipement de samouraï. Genjuro est entraîné par une étrange et belle princesse en direction d'un manoir où il succombe à ses sortilèges... Pendant ce temps, le malheur fond sur les épouses délaissées : Ohama est violée par des soudards et réduite à la prostitution, Miyagi est attaquée par des soldats affamés, qui la tuent pour lui voler sa nourriture.

Le réveil sera rude : Genjuro ne tarde pas à découvrir que la femme qu'il a suivie est un spectre, défunt depuis des années, et le manoir où il a vécu des heures enchantées, un amas de ruines; quant à Tobei, il retrouve Ohama dans un lupanar et comprend quelle folie a été la sienne.

Tous deux rentrent au village. Genjuro croit revoir Miyagi qui l'accueille avec douceur, mais ceci est encore un rêve. Le chef du village lui apprend la vérité. La voix de la morte est bien là pourtant, présente à toute heure du jour, et leur fils Genichi va porter un bol de riz sur sa tombe. La vie continue...

Inspiré de deux contes d'un recueil de nouvelles célèbre au Japon et d'un autre de Maupassant, Les contes de la lune vague sont une réflexion sans précédent sur le conflit des désirs masculins et féminins et la position de l'artiste.

C'est surtout une oeuvre à la précison de mise en scène inégalée. Mizoguchi filme presque toujours en légère plongée et d'assez loin pour que toute la scène se déroule dans un espace où les mouvements des personnages seront l'expression de leur sentiment. Si un personnage exprime un désir, il est immédiatement mis en échec par une force contraire ou alors il se réalise et se matérialise dans le milieu de l'image. La guerre vient-elle ainsi bien davantage du dedans des personnages que du dehors où s'opposent deux clans dans le XVIème siècle japonais.

Genjuro veut profiter du conflit pour sortir sa famille de la pauvreté. Miyagi, sa femme, épouse soumise, mère attentive et inquiète n'aspire qu'à une vie paisible. L'autre couple, Ohama-Tobei, exprime clairement et ouvertement ce que Miyagi ressent par rapport à l'entreprise de son mari et que celle-ci n'oserait même pas penser. La projection qui unit ces deux couples fait de Tobei le contraire de Genjuro et d'Ohama l'opposée de Miyagi. Ce système de projection est le moteur qui actionne la conduite du récit et de la mise en scène.

Lors de son premier retour de la ville, Genjuro, au premier plan, contemple l'image d'un bonheur familial fondé sur la richesse. Il regarde son fils avec un plaisir narcissique. Profondément artiste, Genjuro éprouve le besoin d'embellir le monde. Derrière lui, Miyagi réalise le rêve de son époux : en passant le kimono, elle devient un objet érotique. Mais Genjuro la regarde à peine car son fichu de paysanne jure avec la splendeur du vêtement.

Le désir de l'homme n'est pas celui de la femme. Le reflet de l'âtre sur le mur justifie son déplacement, elle n'aspire qu'au rôle de gardienne d'un foyer chaleureux. La différence des désirs active la séparation qui lézarde secrètement le couple : la crémaillère la figure clairement. Elle coupe l'écran en deux. La scission se fait violente : son regard à lui fixe le dehors, elle le dedans. La violence du conflit est prise en charge par le raccord : Genjuro s'arrache à l'espace du foyer et se dirige vers son espace propre. Le plan est maintenant divisé en deux, non plus sur la largeur mais en profondeur : lui dans son décor, elle près du feu. Lui dans l'ombre, elle sous l'éclat de la lumière. Entre eux, un vide qui dit la vérité du conflit. Pour la première fois, Miyagi manifeste son désaccord. En se retournant, elle se cache à nos yeux, la lumière frappe et son kimono et son fichu. La position des personnages fait que chacun devient la projection de l'autre, que leurs désirs s'opposent, que commence le processus d'un divorce. L'arrivée d'Ohama met un terme au conflit. Elle annonce le danger de la guerre qui rôde. Elle oblige la cellule familiale à se reconstituer. Par rapport à sa belle-sœur, Miyagi enlève son kimono, vécu comme indécent, trop sexualisé. Elle abandonne son costume de femme désirée pour reprendre celui de mère. Inconsciemment, Miyagi transmet sa colère à Ohama. Dans un changement d'espace par travelling latéral, celle-ci, projection de la pensée et des sentiments de Miyagi, extériorise ce que sa belle-sœur a occulté et a étouffé en elle. Elle réprimande sévèrement Tobei. Son couple avec lui offre l'image inversée, grossière et comique du premier couple.

Le divorce éclate dans le plan suivant. La brutalité du changement de plan, la construction orthogonale exagérée avec l'horizontale occupée par le potier et la perpendiculaire qui mène à l'épouse. Cette construction du plan rend évidente l'attitude obsessionnelle du potier qu'accentuent les percussions musicales. Le regard sur la crise du couple est désormais frontal et pose les problèmes fondamentaux des rapports sexuels. L'attitude de l'homme obsédé par son tour, l'obligation qu'il fait à sa femme de tourner sans repos à son rythme, son refus de l'enfant désigne un homme voué à la satisfaction de son plaisir solitaire. La flûte sur un fond de percussions accentue la sensation de dysharmonie, de désaccord. La réalité qu'impose Genjuro, sa dureté, font mal.

Plus tard, la scène du lac quitte le réalisme. Manifestement tournée en studio, elle est traitée sur le mode onirique, fantastique. Le scintillement de l'eau tend un miroir aux craintes et désirs des personnages. La projection du péril qu'ils encourent se manifeste par une barque sombre qui entre dans le champ. Elle nous prépare à l'apparition des fantômes, la barque disparaît. Le récit réaliste peut reprendre.

Mizoguchi met en scène la première apparition de Wakasa en figurant un écran dans l'écran. Une forme indistincte mais reconnaissable vient vers nous, spectateur. La caméra recule et découvre Genjuro qui occupe notre place, qui est aussi celle du metteur en scène. Miyagi semble passer sous le regard de Genjuro un test pour l'obtention d'un rôle, celui d'une femme désirable, mais son allure de paysanne le lui interdit. Genjuro l'élimine de sa pensée donc elle disparaît de notre vue. Car Genjuro aspire à une vraie star. Et il appelle inconsciemment la femme idéale dont il rêve et dont l'aspect sophistiqué, maquillé, puisse satisfaire son fétichisme. Par un jeu de champ contre-champ, rare chez Mizoguchi, celui-ci répond à notre attente, Wakasa entre dans la champ. Elle n'est que séduction comme l'image immatérielle d'une star hollywoodienne.

La beauté artificielle, apprêtée, de Wakasa appelle un discours sur l'art, la vraie beauté, et l'artiste. Pour Mizoguchi, l'art doit être utile, aider les gens à vivre à comprendre, à aimer. S'il reste extérieur, social, ritualisé, décoratif, il devient dangereux, voir mortel. La séparation entre l'artisan et l'artiste est infime. L'artisan potier fabrique des objets nécessaires à la vie de tous. L'artiste, souvent narcissique, égoïste, doit donner une image sublimée de la vie. L'artiste, tel Mizoguchi, sait qu'il doit passer par la beauté qu'il condamne pour atteindre la vérité qu'il défend.

Dans une première scène, Mizoguchi décrit l'amour de Genjuro et Wakasa : l'eau court de la nuit au jour pour nous montrer une nature domestiquée par la culture. Suit une scène aristocratique : sur le tapis, les deux amants s'enivrent de l'art pour l'art, du plaisir de la forme, de la recherche de la pure sensation. C'est un jeu vain pour étreindre un corps inexistant et une volupté proche de la mort.

Mizoguchi passe dans la scène suivante à une nature triste, réaliste, à l'opposé de la scène précédente. Le comportement de Genjuro, oublieux de Miyagi appelle, entraîne, projette la mort de celle-ci. Mizoguchi a commencé ce plan-séquence par une vue générale. Il laisse Miyagi approcher pour la saisir en forte contre-plongée pour la filmer dans un combat terre à terre avec la soldatesque. L'espace est coupé de tout horizon. Le sol impose sa dureté. Les victimes de la guerre se combattent entre elles pour assurer leur survie. Une fois blessée, Miyagi se relève. Mizoguchi ouvre le champ de vision, élargit le plan, offrant ainsi une chance de survie pour Miyagi et son enfant.

A l'inverse de Genjuro, à la recherche de son fétichisme féminin, Tobei recherche les attributs les plus voyants de la virilité : casque, armure, sabre, cheval. Il aspire à briller pour oublier le sentiment d'impuissance qu'il ressent vis à vis de sa femme. Opposition de l'univers féminin et masculin (morgue, infantilisme, femme marchandise à disposition, jouet qu'on ne respecte pas). Les pièces qu'un soldat lui avait jetées après son viol ont marqué Ohama à jamais d'où son rapport âpre et violent à l'argent

La fin du film se conclut sur le triomphe posthume de Miyagi avec le rappel des valeurs essentielles d'amour et de protection de l'enfant. Genjuro, obsédé par son désir de transformer la réalité, refusait de la voir telle qu'elle est. Dans sa première exploration de sa maison abandonnée, celle-ci n'est éclairée que de l'extérieur. Il doit la quitter pour y revenir une seconde fois : elle est alors transfigurée par la spiritualité de la lumière. Se rappelant du message de Miyagi, il prend conscience de l'inanité du pur formalisme. Il rejette le kimono et le casque qui, uni à l'histoire de Tobei figure l'autorité des pères passés que l'on doit fuir pour revenir à la vie réelle. Il n'est plus impatient mais fait tranquillement son métier de potier. Il ne recherche plus l'exceptionnel mais l'utile.

Alors que dans le plan initial, le mouvement panoramique droite-gauche contrariait le sentiment d'harmonie entre l'homme et le paysage. A la fin du film, l'enfant prie devant la tombe de sa mère. La caméra s'élève unissant l'humain à la nature.

Source : L'art de Mizoguchi dans les Contes de la lune vague, Film de montage de Jean Douchet, inclus dans le DVD du film.

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