Un mardi de 1955 à Nantes. Les chantiers navals sont frappés par une grève. Dans la rue du Roi-Albert, entre la Cathédrale saint Pierre et la préfecture, où habite la colonelle ont lieu des affrontements entre ouvriers et C.R.S. Aux premières lignes, François Guilbaud, ajusteur-outilleur, qui manifeste avec son camarade Dambiel. Les forces de l'ordre obligent les manifestants à se disperser. François regagne la chambre que lui loue Mme Langlois. Celle-ci bouscule un peu son locataire mais lui porte une grande affection, acceptant qu'il ne paye pas sa chambre tant que dure la grève. Cependant, elle lui interdit de recevoir des jeunes filles dans sa chambre.
Édith, la fille de Mme Langlois, vient lui rendre visite. Mme Langlois n'a pas ouvert la chambre de son fils, Philippe, mort il y a un an. Elle informe Edith qu'elle a en revanche loué sa chambre de jeune fille depuis un mois à un ouvrier ajusteur. Edith est troublée car sa voyante lui a prédit un grand amour avec un ouvrier métallurgiste. Edith est très perturbée par son récent mariage avec Edmond qui est impuissant, radin et jaloux. Ils ne sont pas même allés en voyage noce à Ouarzazate.
François retrouve sa fiancée, Violette, devant les magasins Decré où elle travaille comme vendeuse. Ils se promènent cours Saint-Pierre. Elle aimerait bien que François se décide à l'épouser. Mais le jeune homme hésite du fait qu'il est sans le sou et surtout parce qu'il ne pense pas avoir de sentiments assez forts pour Violette. C'est ce qu'il explique à son ami Dambiel au Café des chantiers.
Violette rentre chez sa mère à laquelle elle fait part de son attention de partir vivre bientôt avec François. Edith consulte Mme Sforza, sa voyante, qui lui confirme l'entrée d'un métallurgiste dans sa vie mais l'exhorte aussi à se méfier. Edith descend le passage Pommeray pour rentre chez elle à 21 heures où Edmond l'accueille avec des reproches, lui refuse de l'argent et découvre qu'elle est nue sous son manteau. Il se met vainement à genoux pour l'empêcher de sortir.
François et Damblin se séparent à la sortie du café. François est racolé par Edith qui ouvre son manteau. Un panoramique ascendant de la rue à la fenêtre de l'hôtel montre qu'Edith s'est déshabillée dans les bras de François. Violette est angoissée, la colonelle s'ennuie et Edmond tourne en rond. Les amants discutent et Edith reconnait en François le métallurgiste qu'on lui avait prédit... et le locataire de sa mère.
A trois heures du matin, Edmond vint chercher Edith chez sa mère et menace de la tuer avec un rasoir. Mme langlois le calme.
Au matin du mercredi, François et Edith chantent leur amour et promettent de se revoir le soir à 20 heures. Violette vient chercher François au Café des chantiers et annonce à Dambiel qu'elle est enceinte de François ce qui, d'après elle, va le décider à l'épouser.
Ménager, le syndicaliste, annonce une marche sur la préfecture pour jeudi. La direction a décidé de licencier les nouveaux embauchés dont Guilbaud. Dambiel s'en vient le prévenir chez la colonelle mais ne le trouve pas. Ce n'est qu'un peu plus tard que François rentre dans sa chambre. Puis la colonelle lui ayant indiqué que Dambiel l'attend, il ressort. Mais il croise alors Edith venue le voir et la colonelle découvre leur amour. François rejoint Dambiel au Café de l'aube et lui parle de son amour pour Edith.
Le soir, Violette passe en vain chez la Colonelle. Edith prend une valise pour récupérer ses affaires. François passe chez Violette et tous deux marchent vers le marché couvert de la place du bouffay. Violette frémissante annonce à François qu'elle est enceinte de lui mais François lui répond brutalement être amoureux d'une autre femme. Ils se quittent sans retour.
Lorsqu'Edith retourne au magasin de son mari, elle manque de se faire assassiner par Edmond. Finalement, celui-ci se suicide devant elle. Edith s'enfuit par le toit en brisant un vasistat. François retrouve la baronne assez saoule et réconforte Edith lorsqu'elle rentre de chez son mari, la main ensanglantée. Dambiel vient sonner pour un rendez-vous le lendemain pour la marche sur la perfecture.
Jeudi matin, Violette voit passer les cars de CRS. Elle a décidé d'élever son enfant avec l'aide de sa mère mais veut voir Edith. Elle se rend chez la colonelle. Elle déverse sa colère sur Edith et assiste à la manifestation. Dans la rue, les CRS chargent et François est mortellement blessé. Il meurt devant Edith et celle-ci se suicide d'une balle dans le cur pour rejoindre celui qu'elle avait décidé de ne plus quitter.
"C'est l'histoire de gens qui défendent leur droit, qui défendent leur vie, leur amour, leur bonheur, et cela m'a paru un sujet intéressant. (...) Mais je ne veux pas faire un film politique, cela ne m'intéresse pas, je n'y connais rien (...) Un peu comme dans Les Parapluies de Cherbourg, j'ai voulu faire un opéra populaire", déclare Jacques Demy dans le documentaire sur le tournage du film.
Une tragédie proche du réalisme poétique
Michel Colombier indique que Jacques Demy voulait "quelque chose de très profond, de très russe". Il évoque à propos du film "une tragédie avec des outrances", où les personnages passent d'une émotion violente à son contraire, comme dans la littérature ou l'opéra russes. Colombier ajoute que Demy avait pour modèle la collaboration entre Prokofiev et Eisenstein. Difficile pourtant d'évoquer quoi que ce soit qui ressemble à Alexandre Nevski ou La grève. La violence est plutôt dans l'aridité des sentiments; l'amour est plus fort que l'abandon de Violette enceinte. La justice n'existe pas mais bien plutôt l'amitié et la solidarité.
Le film est nourri de citations extraites du reste de l'uvre du réalisateur. Comme Lola, il se passe à Nantes sur trois jours. On y retrouve des personnages qui font écho à d'autres, notamment les couples mère-filles, si importants dans ces deux films. Comme Les parapluies de Cherbourg, il est entièrement chanté. Mais la structure musicale est très différente. Dans Une chambre en ville, il n'y a plus d'air autonome, mais une sorte de récitatif ininterrompu construit autour d'une vingtaine de motifs. Selon Michel Chion, on accorde trop d'importance à l'idée que lle chant donnerait de la grâce et de la fantaisie à la parole, alors qu'« il s'agirait, avec Demy, grand dialoguiste, de débanaliser et de rafraîchir le langage parlé français, sans le faire plus poétique ou au contraire plus naturaliste qu'il n'est ». Les mots retrouvent la force qu'ils ont dans la vie réelle, ils peuvent être « mieux entendus en tant que mots .
Le réalisateur se nourrit aussi de souvenirs cinématographiques du réalisme poétique duquel son cinéma est proche : ceux de Marcel Carné et Jacques Prévert, avec Le jour se lève et son ouvrier frappé par le destin ; Quai des brumes et sa passion amoureuse ainsi que son personnage d'amant pitoyable, Zabel joué par Michel Simon. Marguerite de la nuit annonce premonitoire d'Edith à la sortie du café des chantiers, Les portes de la nuit et son héroïne qui traverse le film en vison, comme Édith, et dont certaines répliques sont reprises par Demy ; L'éternel retour, scénarisé par Jean Cocteau, pour l'image finale des deux amants morts, allongés l'un à côté de l'autre.
Tournage
Les scènes en intérieur ont été
tournées aux studios de Billancourt, du 13 avril au 17 mai 1982, celles
en extérieur à Nantes même du 19 au 27 mai. Un nouveau
tournage, pour les scènes en intérieur, est effectué
à Paris du 1er au 3 juin. Le budget empêche le tournage intégral
en décor naturel. De plus, Jacques Demy s'enthousiasme à l'idée
de travailler, pour la première fois, en studio. Il sera néanmoins
déçu par cette expérience.
Le décorateur Bernard Evein est particulièrement vigilant sur
la continuité entre les décors naturels, en extérieur,
et ceux des studios. Il crée cette continuité notamment autour
de la couleur bleue : « Tous les extérieurs sont construits sur
le bleu, et cela, c'est venu dès le départ. [...] Au départ,
j'avais prévu un bleu céruléen très fort, et puis,
ayant vu les décors construits en studio, ça s'est décalé,
le bleu est devenu plus sombre ».
C'est aussi le décorateur qui, avec l'aide d'un spécialiste
du trucage, André Guérin, recrée pour les besoins du
générique un monument détruit en 1958, le pont transbordeur
de Nantes, grâce à un effet appelé glass shot. Ce procédé
consiste à poser au premier plan une plaque de verre sur laquelle a
été reproduite une photo du pont transbordeur détruit
à la fin des années 1950, et de filmer le port de Nantes à
travers la plaque, en jouant avec la perspective. Le temps du générique,
ce trucage donne ainsi l'illusion que le pont enjambe à nouveau le
port et permet au spectateur de voir la ville telle qu'elle était à
l'époque de la narration. Le soin mis à réaliser cette
image, que rien dans l'action ne justifie, témoigne de l'importance
symbolique de ce monument pour Demy.
Un projet ancien
Jacques Demy avait commencé à
écrire un roman sur le sujet, au milieu des années cinquante,
puis le transforme en scénario à la fin de la décennie.
Il met de côté ce projet, car il n'arrive pas à trouver
une fin satisfaisante, sans doute parce que l'histoire est trop proche de
lui et de la vie de son père. Dans le roman, et le scénario
qu'il reprend en 1964, la veuve du colonel n'a pas de fille, mais un fils
homosexuel attiré par l'ouvrier qu'elle loge ; la fille de l'industriel
contre lequel les ouvriers luttent tombe amoureuse du héros ; la colonelle
se suicide après la mort de son fils dans un accident de voiture ;
Guilbaud et Violette se retrouvent à la fin du film. Demy pense réaliser
un véritable opéra mais abandonne à nouveau le projet
face aux difficultés pour trouver des fonds.
Il réécrit l'histoire en 1973 et 1974. Le scénario se
rapproche alors de la version finale. Il envisage Catherine Deneuve dans le
rôle d'Edith, Gérard Depardieu dans celui de Guilbaud, Simone
Signoret pour camper la colonelle et Isabelle Huppert en Violette. Mais il
se heurte à plusieurs refus : celui de Michel Legrand, son compositeur
attitré, à qui le script déplaît, puis celui de
Catherine Deneuve, qui tenait à chanter elle-même et non plus
à être doublée comme dans les films musicaux précédents.
En 1981, l'actrice explique son refus : « À tort ou à
raison, j'estimais que ma voix faisait partie de mon intégrité
d'artiste ». En 1990, son explication est légèrement différente
: « Jacques a pris mon désir de chanter pour un désir
d'actrice d'exprimer tout. J'essayai de lui expliquer que nous étions
trop connus, Gérard et moi, pour faire un film entièrement doublé
musicalement [...] Avant de changer d'avis ou de renoncer, j'aurais voulu
qu'on essaie».
Sans les noms de Legrand, Deneuve et Depardieu - qui soutient l'actrice -
Demy ne peut monter la production du film. Il doit à nouveau abandonner
le projet, étant aussi lâché par Gaumont, qu'il avait
pourtant réussi à intéresser. En effet, Daniel Toscan
du Plantier, échaudé par les échecs commerciaux de films
qu'il vient de produire, renonce à financer un projet aussi audacieux,
d'autant que Demy, à l'époque, vient aussi d'essuyer un revers
commercial avec L'Événement le plus important depuis que l'homme
a marché sur la Lune.
C'est en 1981 que le réalisateur peut enfin reprendre son projet. Dominique
Sanda, avec laquelle Demy, l'ayant déjà dirigée dans
le téléfilm La Naissance du jour, souhaitait retravailler, sollicite
Christine Gouze-Rénal, productrice qui se consacre à l'époque
essentiellement aux uvres télévisuelles, et belle-sur
du nouveau président de la République ; cette dernière
accepte de produire le projet. Jacques Revaux, qui doublait Jacques Perrin
dans Les Demoiselles de Rochefort et Peau d'âne et a entre-temps gagné
en notoriété, finance la réalisation de la bande-son
et prête sa voix à Richard Berry pour les chants du personnage
de Guilbaud. Il aura donc fallu près de trente ans pour que le projet,
au départ littéraire, aboutisse à un film.
Jacques Demy tire son inspiration de ses souvenirs. Il met en scène
des lieux qu'il fréquentait, comme le passage Pommeraye où il
a vécu son enfance et son adolescence à déambuler, entre
autres pour aller au cinéma. Le drame est aussi traversé par
l'évocation des grèves et manifestations qu'il a connues, ou
dont son père lui a fait le récit. L'une d'entre elles avait
conduit à la mort d'un ouvrier, lors d'affrontement avec les forces
de l'ordre. Nantes, ville habitée par l'histoire et les tensions qu'elle
soulève, joue ainsi un rôle fondamental dans la construction
du film.
Après le refus de Michel Legrand, Demy contacte Michel Colombier qui
s'intéresse au projet. Celui-ci, qui ne peut composer en présence
de quiconque, enregistre des propositions de musique sans se fonder sur le
scénario, ni sur les paroles. Il estime que c'est à Demy de
faire le tri et travaille donc à partir d'une interprétation
confuse de l'atmosphère générale du film. La seule exception
réside dans les scènes de confrontation entre manifestants et
CRS, pour lesquelles il a travaillé à partir des dialogues.
Colombier orchestre sa partition pendant l'hiver 1981 et procède à
l'enregistrement en février 1982.
Accueil public et polémiques
Le film reçoit un soutien unanime de la critique. Mais le public ne
suit pas. En effet, le film n'est classé que quatorzième au
box-office, avec 3 165 entrées le premier jour et 20 000 entrées
la première semaine, loin derrière un film populaire sorti la
même semaine, L'As des as de Gérard Oury, qui attire environ
71 000 spectateurs le premier jour et cumule 463 000 entrées la première
semaine. En 1983, le drame musical a cumulé 102 872 entrées
sur Paris et sa périphérie, contre cinq millions et demi sur
toute la France pour la comédie d'aventures de Gérard Oury.
Le film va alors être au centre d'une polémique dans la presse
écrite, déclenchée involontairement par les critiques
de cinéma qui cherchent à promouvoir l'objet de leur admiration.
Derrière Gérard Lefort, les chroniqueurs cinéma de Libération
signent un texte « Pour Jacques Demy », le 6 novembre 1982. Puis
23 critiques, réunis autour de Gérard Vaugeois, publient dans
le numéro de Télérama du 10 novembre, un texte intitulé
« Pourquoi nous louons Une chambre en ville », dans lequel les
auteurs opposent le film de Demy et celui d'Oury, parlant de « deux
poids, deux mesures », pointant le rôle essentiel de la critique,
« noyée par le flot promotionnel » et n'hésitant
pas à parler d'échec du cinéma français, comparant
le sort public d'Une chambre en ville à celui de La Règle du
jeu. Jean-Pierre Berthomé souligne la maladresse de cette argumentation,
montrant notamment que le film de Demy a profité d'une promotion et
d'une distribution bien supérieures à celles d'autres films
qui ont eu les faveurs du public.
Dans Le Monde daté du 17 novembre 1982, 80 critiques publient une nouvelle
tribune, moins ouvertement polémique : « Le film à voir
aujourd'hui, c'est Une chambre en ville ». L'affaire devient encore
plus médiatisée quand Jean-Paul Belmondo, héros de L'As
des as, se jugeant mis en cause, publie dans la presse une « Lettre
ouverte aux « coupeurs de têtes » », qui dénonce
l'intolérance des critiques et leur mépris du public, et rappelant
que le succès d'un film peut inciter le public à aller en voir
d'autres. L'acteur écrit : « Gérard Oury doit rougir de
honte d'avoir "préconçu son film pour le succès".
Jacques Demy a-t-il préconçu le sien pour l'échec ? Lorsqu'en
1974 j'ai produit Stavisky d'Alain Resnais et que le film n'a fait que 375
000 entrées, je n'ai pas pleurniché en accusant James Bond de
m'avoir volé mes spectateurs. (..) Oublions donc cette agitation stérile
et gardons seulement en mémoire cette phrase de Bernanos : "Attention,
les ratés ne vous rateront pas !" ». S'ensuivent de nombreux
articles, tribunes, dont la « Lettre d'un coupeur de tête »
de Gérard Vaugeois.
Demy, embarrassé, se contentera d'une simple déclaration dans
Les Nouvelles littéraires du 25 novembre 1982 et d'une page publicitaire
de remerciements à ses soutiens dans Le Monde. Mais la polémique
contribue à le marginaliser, le fait passer pour un mauvais perdant
et le met involontairement dans le camp d'une « intelligentsia »
coupée du public, ce qui est pourtant à l'opposé de ses
principes. En 1986, dans Libération, Marguerite Duras, qui vient de
découvrir le film, constate son succès grandissant auprès
du public, assurant que celui-ci "ne rate jamais le génie à
longue échéance". Jacques Siclier juge pour sa part que
c'est le sujet d'Une chambre en ville qui lui a porté préjudice
et non le succès de L'As des as.