Une usine de la Russie tsariste, en 1912. Les conditions, les cadences de travail y sont insupportables, les salaires misérables. La révolte gronde chez les ouvriers, les patrons la police, les contremaîtres des premiers, les indicateurs de la seconde s'emploient à en connaître les meneurs. Un ouvrier est accusé à tort d'avoir volé un micromètre. Il se pend. Immédiatement, la grève est déclenchée, unanime. Les ouvriers punissent sévèrement les responsables de la mort de leur camarade, organisent leur mouvement et peuvent ainsi profiter de quelques heures de liberté pour vivre enfin en famille.
Mais la direction, les administrateurs de l'usine vont rapidement réagir. D'abord en affamant les grévistes, puis en faisant arrêter et torturer certains meneurs, enfin en montant une provocation, l'incendie d'un dépôt d'alcool, que les travailleurs déjouent. La police intervient alors, en force, investit le quartier ouvrier avant d'y pénétrer et d'y tuer sauvagement hommes, femmes et enfants. La grève est terminée.
Le prolétariat a gardé les cicatrices de ces sanglantes blessures. Souviens-toi, prolétaire !
Lorsque Eisenstein entreprend La grève dans le cadre du Proletkult, une organisation de culture prolétarienne où de jeunes avant-gardistes cherchent à révolutionner le théâtre et les arts, Koulechov et Vertov sont à la pointe du cinéma. Pour Vertov, il faut filmer la réalité telle qu'elle est dans la rue. Le ciné-il, le documentaire pris sur le vif, s'oppose au ciné-drame qu'il faut combattre car bourgeois.
Eisenstein est un grand admirateur de Vertov et il lui semble suivre ses principes dans La grève en s'opposant au cinéma de fiction. Il se propose de "Faire tout à l'envers : abroger l'intrigue, bannir les stars et, en guise de personnage principal, propulser la masse". Il refuse un récit cohérent et une narration clairement compréhensible. Aucun héros n'est mis en avant pour porter le récit.
Pourtant, Vertov n'approuve pas La grève et qualifie Eisenstein de ciné-sorcier. C'est pour lui un cinéma trop artistique, gangrené par les effets cinématographiques.
Eisenstein comme Vertov veut orienter et influencer les consciences mais leur moyens seront radicalement différents. Eisenstein est un adepte des effets appuyés et son cinéma ne sera jamais documentaire. "Nous ne faisons pas du ciné-œil, mais du ciné-poing" répondra-t-il à Vertov.
La Grève contient en germe tout le cinéma d’Eisenstein qui y met en œuvre le "montage des attractions", d’abord conçu pour le théâtre comme une série de procédés destinés à solliciter violemment l’attention du spectateur et que l’on retrouve dans le célèbre montage parallèle du massacre des ouvriers avec les images d’un bœuf qu’on égorge.
Jean-Luc Lacuve le 5/11/2008