Un carton informe que le film n'est pas un film en 3D mais qu'il faudra prendre ses lunettes quand le héros s'en saisira.
Une main se saisit d'un micro pour une chanson ; la caméra remonte le long du mur où jouent les reflets colorés d'une boule à facettes rotative puis remonte encore jusqu'à un lit où dort Luo Hongwu : "Dès que je la voyais, je savais que je rêvais" se lamente-t-il en songeant "à ce rêve de pierre dans son corps d'oxygène". Hongwu est dans l'hôtel Jade et la belle jeune femme qui vient s'assoir à côté de lui en se séchant les cheveux lui signale qu'il parle en dormant. "Dès que je suis tout prêt de l'oublier, je rêve d'elle" dit-il. D'elle pourtant, il n'a jamais connu ni son vrai nom, ni son âge ni son passé. Cela ressemble à ce qui est raconté dans le livre vert de ton sac dit la jeune femme. Hongwu lui avait interdit de le lire mais elle l'avait regardé car elle désirait mieux le connaitre.
Générique
Hongwu est maintenant sorti de l'hôtel. Il observe les travaux dans la rue et commente son présent" Tout cela ne serait pas arrivé si je n'étais revenu à Kaili pour l'enterrement de mon père." De Kali, sa ville natale, il s'en était enfui pendant plusieurs années. Il se souvient dit-il de son ami Wildcat, toujours poursuivi par ses créanciers pour dettes de jeu. Le dernier soir où il le vit, il devait l'aider pour en rembourser une partie en vendant des pommes à Zuo Hongyuan. Puis il oublia. Wildcat une fois mort, Hongwu se souvint du cageot et découvrit une arme parmi les pommes pourries. De là, lui vint le goût du danger. Hongwu se mit alors en tête de découvrir Zuo Hongyuan, le meurtrier de Wildcat.
Pour l'heure, Hongwu est dans le restaurant appartenant désormais à sa belle-mère. Celle-ci décroche une pendule verte pour y mettre le portrait du défunt. Elle informe Hongwu que son père la regardait souvent avant de mourir. Il lui a légué la camionnette, car il travaille dans un casino d'une province éloignée. Elle-même reçoit le restaurant en héritage. Hongwu emporte la pendule et quitte sa belle mère sans regret en lui demandant seulement de garder l'enseigne initiale : c'est le nom de sa mère, Xio Feng.
Hongwu pend un bus dont la radio annonce de fortes pluies. Il se rend dans une maison dont le toit fuit et le sol est inondé. Il revisse l'ampoule et marche les pieds dans l'eau. Dans la pendule arrêtée sur 9 heures, Hongwu découvre une vieûulure de cigarette. Au verso, un nom, Tai Zhao-mei, et un numéro de téléphone.
Hongwu se souvient avoir vu le fantôme de Wildcat dans un train qui le ramenait vers Kaili. Dans ce même train était la maitresse de Zuo Hongyuan à laquelle il avait tenté de faire peur, la menaçant d'un revolver alors que le train s'était immobilisé suite à un glissement de terrain. Mais elle ne savait pas où Zuo Hongyuan se trouvait.
Hongwu se promène sous la pluie dans la ville. Il achète une carte téléphone mais le numéro qu'il appelle ne répond pas
Hongwu se souvient qu'il poussait sa camionnette à la main pour suivre la maîtresse de Zuo. Il l'avait, dit-il, auparavant invitée au restaurant Xio Feng pour l'interroger car "quand on mange on ne pense pas à mentir". Il la suivit ensuite se disant, qu'avec son maquillage fané, elle ressemblait à sa mère. Ce jour, c'était l'équinoxe d'été, après les jours allaient raccourcir. Habillée de sa robe verte, la maitresse de Zao, s'était retournée vers lui pour lui demander pourquoi il la suivait. Il lui avait dit qu'elle ressemblait à quelqu'un qu'il connaissait. Elle s'était moquée de lui. Il lui avait alors montré cette photo en noir et blanc de sa mère mal maquillé. C'était son unique photo de sa mère qui avait disparue dans un incendie quand il était tout petit. Elle avait bien remarqué qu'elle avait aussi ce maquillage fané comme sur la photo. Il lui avait alors demandé son nom dans le dialecte de Kaili : Wan Qiwen avait-elle répondue. Il demanda comment se faire pardonner de lui avoir fait peur dans le train. Elle lui demanda de lui trouver des pomelos. Il craignit de pas lui en trouver en été.
Hongwu est allongé sous le camion qu'il répare lorsqu'il reçoit un appel téléphonique : le numéro qu'il cherchait est celui d'une femme désormais incarcérée à la prison pour femmes de Guiyang. L'information vient du mari de son ex-femme, auxiliaire de police, qui va aussi lui fournir un permis de visite. Allongé sous le camion, Hongwu rêve que Wan Qiwen l'embrasse doucement dans sa robe verte dont la couleur pare désormais l'herbe autour d'eux et s'empare de l'eau de la petite mare dans laquelle on distingue un petit chapeau blanc.
Hongwu est au parloir de la prison pour femme de Guiyang où il interroge Tai Zhao-mei au sujet de la photo qu'elle envoya au restaurant Xio Feng. Zhao-mei accepte de répondre quand elle le voit sortir la photo du livre vert. Elle lui raconte d'où celui-ci vient. Lorsqu'elles avaient 15-16 ans, elle et Wan Qiwen avaient décidé de cambrioler la maison d'un couple de bourgeois. Elles étaient restées un long moment sans bouger avant de trouver bagues, collier et un peu d'argent. Mais le couple était revenu trop tôt et elles avaient dû se décider à ne ramener qu'un seul objet; celui qu'elles trouvaient le plus précieux. S'étant ensuite retrouvées au fond d'un bois, elles avaient découvert que Wan Qiwen avait choisi ce livre vert dont elles avaient immédiatement lu une bonne moitié. C'était une histoire d'amour où, en prononçant une incantation, les amants se donnait l'illusion lyrique que la maison tournait sur elle-même. Wan Qiwen avait promis de donner le livre à la personne qu'elle aimerait le plus.
Lorsqu'elles s'étaient retrouvées douze ans plus tard, Wan Qiwen avait dit regretté de n'avoir jamais été prise en photo. Elle avait alors sorti la fameuse photo en noir et blanc qu'elle prétendait avoir été prise au restaurant Xio Feng et demandé si la femme lui ressemblait. Zhao-mei lui avait dit que non. Plus tard, sans nouvelle de Wan Qiwen, Zhao-mei avait envoyé la photo, désormais au visage brulé, au restaurant Xio Feng avec son numéro, espérant qu'elle la rappelle. Mais elle resta sans nouvelle. Emu, mais reconnaissant en savoir moins sur Wan Qiwen que Zao-mei, Hongwu lui laisse le livre vert.
Hongwu se souvient de la grâce de Wan, en équilibre sur un mur et faisant tomber le livre vert sur le canapé en contrebas. Il savait que sur la première page du livre se trouvait l'incantation amoureuse qui faisait tourner la maison sur elle-même.
Hongwu s'éloigne de la prison dans sa camionnette lorsqu'il est appelé par la police. C'est un gardien qui lui remet un papier de la part de Zhao-mei
Dans la maison inondée qui servait de cache aux amants, Hongwu en regardant la pendule verte arrêtée sur 9 heures se souvient que Wan disparaissait souvent avant de réapparaitre. Ils allaient souvent au cinéma. Mais les films sont faux puisque les images sont mises en ordre alors que dans la mémoire, elle apparaissent toutes en même temps. Au cinéma, il était derrière elle qui pleurait en mangeant une orange
Sur le papier transmis par Zhao-mei était inscrit "Trouve Chen Hui-xia à Dangmai". Là, Hongwu interroge la jeune femme qui lui dit avoir trouvé deux femmes correspondant à sa recherche dont l'une habite un hôtel près d'une station essence.
Hongwu se souvient être resté caché au-dessus d'une voix de chemin de fer où s'agitaient quelques hommes; un crotale était enfermé dans une cage en verre. Il avait ensuite rassuré Wan : Zuo et sa bande étaient partis. Elle hésitait à lui avouer, en jouant avec la longue flamme d'un briquet, qu'elle avait été enceinte. Qu'aurait-il fait avec un enfant ? "Je lui aurais appris à jouer au ping-pong" avait-il dit avant que, déçu, elle lui annonce avoir avorté lors de l'une de ses précédentes disparitions. Hongwu l'avait incitée à fuir avec lui dans un casino en Birmanie. Mais elle avait trop peur de Zao pour quitter Kaili. Il avait juré que, où qu'elle aille, il la retrouverait. Crois en moi comme tu crois dans l'incantation avait-il répliqué lui ordonnant de faire ses bagages pour le soir même. Après tout, en 1999, tous avaient prédis le bug de l'an 2000 et pourtant, aujourd'hui, ils sont toujours vivants. Wan avait posé la tête sur son épaule. Tout deux avaient regardé le verre sur la table que les tremblements dus à l'arrivée d'un train avait fait tomber par terre.
Hongwu conduit sa camionnette sur une route dont une partie est en rénovation. Un car l'y attend ; des policiers y procèdent à un contrôle d'identité. Il est maintenant dans le bus et se souvient.
Un homme en blanc chante sur une musique de karaoké "Je sais que tu vas me quitter"; c'est Zuo. Il avait rattrapé les amants avant leur fuite et Hongwu était captif, les bras levés vers une poutrelle avec les poignets liés. Hongwu avait dédaigné le micro que lui tendait Zao qui s'était alors tourné vers Wan Qiwen, assise dans le canapé.
Dans l'hôtel de Dangmai, le patron réveille avec un faux fusil son employé endormi devant une télévision à l'image déformée. L'employé lui signale qu'un homme veut lui parler, Hongwu. Le patron recherche son chien, Kaili, avec lequel joue son enfant.
De nouveau, le plan d'eau verte au petit chapeau blanc qui se raccorde à une piscine de béton dans laquelle nage Hongwu." Depuis ce jour où ils avaient été découverts, plus jamais leur corps n'avaient trouvés le repos" Wan Qiwen, pieds nus au bord de la piscine, lui demande s'il a bien réfléchi. Il a seulement peur d'échouer. Dans la salle de cinéma, il devra tirer en même temps que le tueur à l'image pour rendre inaudible son propre coup de feu.
Le patron lui dit que Wan Qiwen était arrivée avec très peu d'argent puis lui avait raconté une histoire par jour pour payer son loyer. Elle racontait si bien qu'il ne savait démêler le vrai du faux. Ils s'étaient mariés mais sont aujourd'hui en train de régler leur divorce. Elle chante dans un bar de Pangmai, où il va la voir quelquefois chanter, toujours la même chanson. L'enfant n'est pas d'elle. Elle disait être stérile mais était-ce vrai ?
C'est au fond d'un puits que Hongwu avait lancé le wagonnet du corps de Wildcat ensanglanté, une carte à jouer perdue, un as de pique, posé sur le sol.
C'est sa mère qu'il voit maintenant dans son salon de coiffure s'essayant à la gymnastique en suivant un programme télévisé ad hoc. Elle lui dit de se méfier de Wan qu'il recherche : Zuo avait tué pour elle avec le révolver que son fils avait caché, espérant le faire chanter. Wan est une femme dangereuse qui a eu plein d'amants. "Quand on est malheureux, on mange une pomme tout entière jusqu'au trognon" dit-elle alors que Hongwu visualise Wildcat, le torse tatoué, la mangeant jusqu'au bout en pleurant. La radio annonce pluie et éboulements dangereux. Hongwu s'inquiète pour la mère de Wildcat. Celle-ci se teint les cheveux rappelant à Hongwu qu'il fut son apprenti, peu doué, en même temps qu'il était l'ami de Wildcat, fabulant sur son père et refusant d'avouer qu'il était en prison. Si sa mère s'était teint les cheveux, Hongwu imagine qu'elle aurait choisi le rouge. La mère de Wildcat n'y croit guère et l'implore de sortir de la pire des malédictions : vivre dans le passé.
Quand Wan Qiwen avait disparu pour de bon, lui avait-elle donné le livre vert ou l'avait-il seulement trouvé à son départ ? Il avait tenté d'assassiner Zuo, l'arme pointée derrière son siège de cinéma.
Hongwu, vêtu d'un imperméable, parcourt la ville en ruine et regarde l'affiche des chanteuses du bar de Wan Qiwen dont se sera ce soir la dernière représentation. II est abordé par une prostituée qui lui dit qu'il a encore le temps d'aller au cinéma. Hongwu s'y installe et met ses lunettes :
Hongwu actionne une draisine qui le conduit au fond d'une vieille mine devant la porte d'une grotte. L'ayant ouverte, il l'inspecte avec une lampe à huile. Un calendrier indique que l'on est au solstice d'hiver. Hongwu entend des coups frappés et sort un revolver. Les coups proviennent d'une cache fermée du manche d'une raquette de ping-pong de laquelle sort une tête couverte d'un masque fait du squelette de chèvre.
Derrière le masque, c'est un garçon de douze ans. Hongwu lui explique qu'il était au cinéma et s'est retrouvé perdu ici. Il n'en sortira jamais lui dit le garçon. Hongwu jette alors sa photo sur les braises du poêle. Il désespère de pouvoir sortir avant le dernier spectacle de Wan Qiwen. Le garçon se ravise et lui promet de l'aider à sortir s'il le bat au ping-pong. Hongwu installe alors la rustique planche sur les tréteaux et commence un match qui gagne facilement avec son revers coupé et du fait de l'inexpérience totale du jeune garçon.
Celui-ci dit s'appeler "Jeune chat". Il prend son scooter pour ramener Hongwu vers la ville. Hongwu demande à "Jeune chat", qui se prétend un fantôme naïf où il a appris à si bien mentir. Au bout de la route se trouve une falaise qui domine la ville. Jeune Chat confie à Hongwu sa raquette volante qu'il suffit de faire tourner pour voler. Il lui suffira, une fois en bas, de longer le mur de la prison pour retrouver le cabaret où chante Wan. Comme Hongwu ne semble pas croire au pouvoir de la raquette volante, Jeune Chat lui propose plus simplement, en lui disant adieu, de s'accrocher à la tyrolienne qui va le descendre jusqu'en bas. Et Hongwu descend ainsi lentement vers le village en contrebas. Cris et chants d'enfants se font de plus en plus perceptibles.
Arrivé au bout de la tyrolienne, Hongwu traverse une salle de billard et rejoint, en suivant le trajet d'un petit camion bleu, une pièce où une femme habillée de rouge joue aux machines alors qu'un air de karaoké évoque des pomelos. "Tu ressembles à une de mes amies" lui dit Hongwu. La jeune femme lui dit de s'en aller. Elle est de mauvaise humeur et va fermer sa salle de billard. Curieuse, elle l'interroge toutefois sur le nom de la jeune femme et sourit au non de Wan Qiwen qui serait celui d'une star de cinéma. Elle-même s'appelle Keihzen.
Keihzen le plante là et s'en va pour éteindre les lampes de la salle où jouent encore deux adolescents. Ceux-ci la draguent lourdement et se font menaçants. Hongwu intervient et maintient solidement la tête de l'un deux sur le rebord de la table de billard enjoignant l'autre à réussir son coup, s'il veut qu'il les laisse partir. C'est chose faite et les deux gamins s'enfuient. Keihzen le remercie, lui indique le sens de son nom, "la perle de Kaili". Elle s'excuse d'avoir été un peu agressive; elle cherchait à obtenir le gros lot sur la machine à sous: le triple pomelos. Elle sait que son homme, à Kaili, la trompe avec une femme plus jeune et plus belle mais qu'il lui a promis de l'amener en avion jusqu'à Kaili. Hongwu lui apprend qu'il n'y a pas d'aéroport à Kaili. Comme ils veulent s'en aller sur la place du village, ils comprennent qu'ils ont été enfermés par les deux garnements. Hongwu propose de s'envoler avec la raquette qu'il fait tourner. Au-dessus du village, elle lui dit de partir retrouver la femme qu'il aime. Elle-même veut revoir la maison des amants. Ils atterrissent devant un âne chargé d'oranges et de pommes que son maitre contrôle mal.
Keihzen interdit à Hongwu de le suivre et de poursuivre son chemin. Elle se rend sur la place et achète un feu de Bengale planté sur une fleur. Sur la place, surgit la femme rousse avec une torche que l'on prétend folle. Hongwu la suit. Elle interpelle l'homme qui l'attend de l'autre côté des grilles mais qui s'effraie de son état. Elle reconnait avoir incendié la chambre des amants. Hongwu menace de son revolver l'amant de la femme rousse disant à celle-ci qu'il va les aider à fuir ensemble. "Je n'ai connu que l'amertume. Mais chez lui, le miel était si doux". a-telle dit, reprenant ainsi la seule pharse que dans son souvenir sa mère avait prononcé. Hongwu lui offre une pomme qu'elle dédaigne mais, en réponse à sa demande, elle lui offre son objet le plus précieux : une montre. Hongwu revient en pleurant et mangeant sa pomme toute entière jusqu'au trognon. Il rejoint Keihzen dans les loges où elle se prépare pour le concours de karaoké. Il lui donne alors la montre, signe d'éternité alors qu'elle lui offre sa rose au feu de Bengale, signe de l'éphémère. Keihzen constatant qu'il fait encore nuit, allume le feu de Bengale et décide de l'emmener voir la maison des amants. Mais il n'en reste presque plus rien; rien des lustres d'autrefois : la maison des amants a brûlé. Hongwu craint que la nuit soit trop courte et demande à embrasser Keihzen sur le lit de ferraille. Elle le lui accorde s'il pense que la lune les éclaire assez. La lune est faible ce soir mais, en contrepartie, Hongwu récite l'incantation : "Percer l'eau avec une pointe, regarder la lune, ne jamais renoncer, compter les étoiles comme on compte les petits oiseaux". La pièce tourne sur elle-même. Ils s'embrassent dans un tournoiement qui arrête le temps puisque, en haut dans les loges, le feu de Bengale brûle toujours.
Pour son deuxième film Bi Gan fait preuve d'une ambition réjouissante qui le porte à la hauteur de ses modèles revendiqués : Hitchcock (Vertigo), Tarkovski (Stalker), Wong Kar-wai (Nos années sauvages). Rien d'étonnant après tout puisque son vrai sujet est la mémoire. Mais comme Hongwu le dit dans le film "Les films sont faux puisque les images sont mises en ordre alors que dans la mémoire, elle apparaissent toutes en même temps". Ainsi Bi Gan réalise-t-il une première partie où la mémoire déconstruit assez classiquement l'intrigue à coups de flashes-back (en italique dans notre résumé ci-dessus) alors que, dans la deuxième partie, l'apparition d'images toutes en même temps est moins une affaire de temps que d'espace. Dans ce grand plan-séquence de 55 minutes, la 3D rend l'aspect étrange du souvenir où ne cessent de surgir, déformés, les échos d'images d'un passé entraperçu ou inabouti évoqué dans la première partie.
Le puzzle du temps
Bi Gan avoue avoir déconstruit son film pour en respecter la perception comme vue au travers du souvenir et du rêve. La reconstruction permet toutefois de saisir tout le lyrisme de ce grand film noir.
La trame en est relativement simple : Hongwu a le désir de venger son ami Wildcat tué par Zuo alors qu'il voulait le faire chanter. Il rencontre Wan Qiwan, la maitresse de celui-ci, et en tombe amoureux, en partie parce qu'elle ressemble à sa mère dont il ne garde qu'une photo après qu'elle aie disparue étant enfant. Wan Qiwan aime Hongwu, même si elle avorte de leur enfant car elle craint Zuo qui, ayant tué pour elle, est prêt à tout pour la retrouver. Et effectivement alors qu'ils vont fuir, Wan et Hongwu sont capturés par Zuo qui les laisse néanmoins assez libre pour qu'ils se revoient parfois mais plus dans la maison qui leur servait de cachette et où ils ont été capturés. Ne reste qu'une solution aux amants : tuer Zuo dans un cinéma en profitant du coup de feu d'un film. Mais assassinat ou pas Wan Qiwan avait déjà fuit lui laissant un livre vert. Ces événements sont datés de l'an 2000 après ce qui aurait pu être le bug du millénaire.
15 ans après, lorsque Hongwu revient à Kaili pour le décès de son père, il loge d'abord à l'hôtel Jade puis se rend chez sa belle-mère. Il remarque la pendule que son père fixait souvent avant de mourir. Dans la maison maintenant délabrée qui lui servait de cachette avec Wan Qiwan, il l'ouvre et découvre la photo au visage troué de cigarette qu'il lui avait montré parce qu'elle ressemblait à sa mère. Le numéro de téléphone inscrit derrière cette photo lui permet, grâce à l'aide du nouveau mari de son ex-compagne, de retrouver celle qui l'envoya, une femme incarcérée dans la capitale de la province. Tai Zhao-mei, la prisonnière, lui explique l'origine du cahier vert et l'adresse d'une femme à Dangmai qui l'aidera peut-être à retrouver la trace de Wan Qiwen. Celle-ci avait fuit dans un hôtel et avait fini par se marier avec son propriétaire. Celui-ci lui dit qu'elle chante dans un bar de la ville. Hongwu s'y rend mais, en attendant l'ouverture du bar de nuit, s'en va au cinéma où, semble-t-il, il rêve.
L'intrigue est facile à suivre si l'on se concentre sur les vêtements et la barbe de Hongwu. Il est habillé de sa chemise bleu, blanc, rouge aux couleurs délavées puis d'un polo marron dans le présent et porte une légère barbe, alors qu'il est imberbe et porte un polo bleu dans les flashes-back.
L'espace étrange du rêve
Dans la 3D resurgissent les réminiscences du passé. La draisine qui conduit à la grotte renvoie à Wildcat dont le corps avait été enterré faute de mieux au fond de la mine par Hongwu. Le jeune garçon de douze ans ce pourrait ainsi être Wildcat jeune comme l'indique son nom, "Jeune chat" et dont la tête de chèvre morte préfigure la mort. Mais ce pourrait tout aussi bien être le fils qu'Hongwu n'a jamais eu et auquel il avait répondu à Wan Quin qu'il aurait aimé lui apprendre à jouer au ping-pong. Sa capacité à mentir en fait alors le digne fils de sa mère.
Keihzen est une transposition de Wan Qiwen, cette fois en rouge et non plus en vert. Hongwu, une fois descendu de la tyrolienne, est conduit à elle par un petit camion-jouet bleu qui évoque la camionnette avec laquelle il la suivait autrefois. L'air de karaoké évoque un pomelo et Keihzen recherche à la machine à sous le gros lot qui se présente sous la forme du triple pomelos ; le retour de ces fruits dans le rêve est le signe que Hongwu aspire au pardon qu'il avait demandé à Wan Qiwen. Le baiser qu'elle lui accorde lorsqu'il récite l'incantation est filmé, comme le baiser de Vertigo avec le lit comme plateau tournant autour duquel s'effectue un travelling circulaire (Bi gan s'en explique dans l'entretien accordé à Positif même si, en fait, Hitchcock maintient la caméra fixe et filme une transparence derrière les amants). Il préfigure peut-être une rencontre heureuse pour Hongwu lorsqu'il sortira du cinéma. Le feu de Bengale brulant pour l'éternité de l'amour est aussi un signe positif.
La femme rousse évoque la mère de Hongwu, jouée par l'actrice qui joua auprès de lui sa mère de substitution, la mère de Wildcat. Elle dit être responsable de l'incendie de la maison des amants. Hongwu a vécu sans aucun doute douloureusement la mort de sa mère dans un incendie. Elle aussi fut une amante pour son père qui lui dédia le nom du restaurant et qui, dans ses dernières années, contemplait la pendule où se trouvait la photo de sa femme même s'il ne devait pas comprendre pourquoi son visage avait brulé mais qu'il conservait comme un précieux secret dans la pendule.
Le vert, le jaune et le rouge
L'aspect très maniéré de certains passages du film renvoie à celui de Wong Kar-wai. La recherche de la mère au travers des femmes aimées est une allusion assez directe à Nos années sauvages tandis que la lampe jaune sous la pluie et la robe de satin vert renvoient à In the mood for love. La photo cachée par le père dans la pendule verte rappelle aussi la fin de ce film où il s'agissait de confier son secret dans le trou d'une d'un mur puis de boucher le trou avec une poignée de terre pour qu'il y demeure scellé à jamais.
Le vert de la petite mare, vue deux fois comme un prolongement de la pensée amoureuse, renvoie à Stalker de Tarkovski tout comme le verre qui tout seul va jusqu'au bout de la table et conclut ce film.
Si une première vision suffit à goûter la saveur de cette grande machine hypnotique et conceptuelle, une seconde vision est sans doute nécessaire pour reconstituer tout le lyrisme de ce grand film noir, le plus émouvant et fascinant depuis Mulholland drive ou Black coal.
Jean-Luc Lacuve, le 10 février 2019.