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Emilia Perez

2024

Genre : Drame musical

Avec : Zoe Saldana (Rita Moro Castro), Karla Sofía Gascón (Emilia Perez), Selena Gomez (Jessi), Adriana Paz (Epifanía), Édgar Ramírez (Gustavo), Mark Ivanir (Dr Vasserman). 2h10.

Avocate surqualifiée et surexploitée parce que sa couleur de peau est foncée, Rita prépare les plaidoiries que son patron blanc anone pour, le plus souvent, blanchir des criminels que tout le système judiciaire corrompu protège déjà. Une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle lorsque le chef de cartel Juan "Manitas" del Monte recourt à ses services pour se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être. Rita accepte les deux millions de dollars qu’il lui verse pour trouver un chirurgien fiable afin d'assurer sa transition de genre, le Dr Vasserman, et s'occuper de l'exil de sa famille en Suisse. Tout se passe comme prévu : Manitas est donné pour mort aux yeux de tous, y compris sa femme et ses deux enfants.

Quatre ans plus tard. Dans une réception à Londres où elle est devenue une avocate réputée, Rita reconnaît Emilia qui lui explique avoir besoin d'elle pour ramener ses enfants près d'elle. Elle sera leur tante. Jessi n'a accepté de rentrer que parce qu'elle veut retrouver son amant, Edouardo. Emilia est touchée par une mère de disparu et envoie ses hommes dans les prisons afin de savoir ce que le corps est devenu. Emilia découvre ainsi la réalité des enlèvements : une centaine de milliers. Aidée par Rita, elle fonde l'association La lucecita (petite lumière) pour les retrouver. Repentis et familles des disparus joignent leurs efforts, soutenus par l'argent qu'Emilia récolte dans des galas de bienfaisance et par son aura à la télévision. Elle rencontre aussi Epifanía, une femme de disparu, soulagée d’apprendre la mort de son mari car il la frappait. Les deux femmes tombent amoureuses.

Jessi se sent prisonnière et quand elle retrouve Gustavo elle veut se marier. Emilia ne supporte pas de perdre ses enfants et fait tabasser Gustavo et lui donne 10 000 dollars pour s'enfuir. Mais celui-ci ne se laisse pas faire et enlève Emilia. Rita organise la remise de la rançon entourée des gros bras avec lesquels Emilia était restée en contact. La remise de la rançon se passe mal. Emilia a tout juste le temps de révéler à Jessi qu'elle est son époux et de lui demander pardon. Jessi menace Edouardo mais la voiture fait une embardée et tous trois périssent dans un incendie se leur voiture. C’est Rita qui s'occupera des deux enfants. La cérémonie funéraire est un vibrant hommage à celle qui restera un mystère.

Audiard s'empare du thème de la transition de genre avec une généreuse volonté émancipatrice. Mais, en dévitalisant son personnage après son opération, il échoue à faire sentir les émotions d'Emilia Perez. Il ne réussit pas davantage à incarner le combat social de Rita, la sensualité de Jessi ou la personnalité de Josepha. Le Mexique reconstitué en studio, la Suisse sous la neige ou une scène d’action finale bâclée renforcent l'éparpillement thématique du film qui ne trouve de beaux crescendos émotionnels qu'avec ses chansons.

Un quatuor de femmes mais pas de sujet

Rita, avocate surqualifiée et surexploitée parce que sa couleur de peau est foncée, est le personnage auquel le spectateur est invité à s'identifier. Les trois premières séquences la montrent compétente, raisonnable, énergique en toute occasion. La quatrième séquence, celle du contrat dans le camion, fait en revanche apparaître monstrueux le personnage Juan "Manitas" del Monte, à peine défendu par deux clichés rapides : il joue au foot avec ses enfants et leur montre les étoiles.

Rita défend auprès du docteur Vasserman l'idée que l'on peut profondément changer, que Manitas n'a pas eu l'occasion de vivre sa vraie vie, obligé d'être un porc malfaisant dans une porcherie pour survivre. S'il l'aide à révéler sa vraie nature, Vasserman contribuera à modifier le regard de la société, trop sceptique quant aux changements dont sont capables les êtres humains. Ce discours ambitieux est certes destiné à convaincre un médecin intègre qui ne veut pas galvauder sa pratique mais on aimerait y croire, au moins le temps du film. Hélas, Audiard emprunte le chemin trop classique d'un changement de surface (engagement dans une ONG humanitaire) tout juste décuplé par les moyens financiers (Emilia la crée et s'en fait la porte voix) sans que tout cela apparaisse bien crédible : le caïd ne connaissait pas l'ampleur des disparitions ? Le scénario se charge de produire le désordre avec le retour des enfants de Jessi, faisant d'Emilia un monstre rugissant perdant toute intelligence, menaçant et coupant brutalement les vivres de Jessi. Audiard réduit ainsi à pas grand chose sa thèse de départ sur le changement de personalité.

Rita continue dès lors d'être le seul personnage un peu attachant bien que la révolte contre l'ordre établi, promise par les chansons (la première et la dernière) n'arrive jamais. D'une certaine manière, elle est aussi, si ce n'est contente du moins soulagée, de voir disparaître celle qui est devenue l'encombrante Emilia, réduite à une icône portée par la foule. Encore un cliché sur les Mexicains, facilement empreints de religiosité dont on ne se fait pas faute de dénoncer la corruption des dirigeants et possédants et la violence endémique.

Par ailleurs, Jessi est la seule parée d’un peu de sensualité, néanmoins très codifiée avec la lumière rouge qui la baigne dans la scène de karaoké. Emilia doit se contenter d'un banal amour fleur bleue avec Epifanía. Audiard est bien loin des audaces de John Woo (Volte-face) ou Pedro Almodovar (La piel que habito ou Madre Paralelas).

un quadriple prix d'interprétation à Cannes en 2024 mais seule Jessi va au bout d'elle-même

Ainsi, pudibond et sans humour, le film ne doit qu'à ses chansons, heureusement nombreuses, de susciter un peu d'émotion : la colère de Rita qui la suit sur son ordinateur ou dans la rue ; les burlesques chirurgiens asiatiques ; le dialogue entre le médecin et Rita ; l'enfant qui reconnait l'odeur de son père. Ces chansons ont en commun de commencer moderato et de monter en puissance par leur rythme plus que par un lyrisme débridé.

Jean-Luc Lacuve, le 22 août 2024.

 

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