L'ailleurs pour l'art représente une source d'inspiration alternative à la recherche d'une plus grande proximité, d'un plus grand réalisme qui est, tout autant, source de renouveau et de rupture. Ainsi le baroque du Caravage prend-il sa source dans l'observation des miséreux de son temps et le réalisme de Courbet dans l'observation de ses proches. Néanmoins l'ailleurs géographique (exotisme, orientalisme) ou historique (ressourcement dans la culture antique ou gothique) voire hors âge adulte (art naïf ou art brut) a-t-il été à l'origine de mouvements aussi importants que celui de la renaissance italienne, du néoclassicisme de l'académisme, du romantisme et du symbolisme et de tous les mouvements qui ont prôné la rupture avec un présent sclérosé. En ce sens, l'ailleurs comme une utopie se révèle un horizon toujours désirable et le métissage des cultures toujours stimulant.
L'ailleurs antique de la Renaissance
C'est Georgio Vasari, dans "Les vies" (1550 puis 1568) qui propose le terme rinascita, renaissance, pour qualifier le renouvellement artistique. Mais bien avant Georgio Vasari, les artistes et humanistes ont conscience de vivre une nouvelle époque. En 1447, Lorenzo Ghiberti dans "I Commentari" définit le nouvel âge comme s'opposant au moyen-âge avec un retour à la nature pour la peinture, un retour à l'antiquité classique pour l'architecture et une forme médiane pour la sculpture.
Les artistes opèrent une transition entre l'art primitif byzantin et un style naturel que l'on associait alors à la Rome antique. Giotto fut considéré comme celui qui initia cette transition. Son oeuvre la mieux préservée, Les fresques de la chapelle des Scrovegni (1303-1306) à Padoue, en est une illustration exemplaire.
Les emprunts à l'Antiquité sont évidents dans les trois disciplines artistiques; ainsi, les statues de Donatello font revivre la statue en pied qui distingue le côté de la jambe d'appui, tendue et le côté de la jambe libre détendue. Vers 1420, Brunelleschi entreprend la construction du dôme de la cathédrale de Florence. Il remplace l'architecture gothique par des concepts qui d'une part ramènent les oeuvres à des dimensions plus humainement compréhensibles et qui reprennent d'autre part les différents éléments de l'architecture antique de Rome.
L'ailleurs antique du néo-clacissisme et de l'académisme
Le néoclassicisme est un mouvement artistique qui s'est développé dans la peinture, la sculpture, l'architecture et la littérature entre 1750 et 1830 environ.
David,
1784
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Antoine-Jean
Gros, 1796
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Ingres,
1856
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Sous l'influence de Winckelmann, il préconise un retour à la vertu et à la simplicité de l'antique après le baroque et les excès des frivolités du rococo des années précédentes. Cette expression nouvelle d'un style ancien voulut rallier tous les arts à ce qu'on appela alors « le grand goût ». On ne jurait plus que par l'antiquité et l'on vécut à la mode de Pompéi ou d'Herculanum. Le néoclassicisme se définit par :
Novateur un temps, le néoclassicisme va se figer dans l'académisme qui, l'héritage du romantisme passant par-là, va promouvoir l'ailleurs dans le goût bourgeois.
Les
romains de la décadence
Thomas Couture, 1847 |
Pollice
Verso
Jean-Léon Gérôme, 1872 |
Naissance
de Vénus
W. Bouguereau, 1879 |
L'ailleurs gothique du romantisme et du symbolisme
Le romantisme nait en Angleterre à la fin du XVIII en réaction face aux certitudes du siècle des lumières. Cette "rupture dans la tradition" comme la nomme Ernst Gombrich de son Histoire de l'art, n'est encore qu'un préromantisme assimilable au style néo-gothique. Elle correspond à "la fin des certitudes admises durant des siècles dont l'aube coïncide avec la révolution de 1789 (...) Auparavant, le style du temps c'était tout simplement la manière courante dont on travaillait, manière qui reflétait le goût général adopté. Avec le siècle nouveau, on commença à se poser des questions sur le style et sur les styles. Beaucoup d'architectes étaient encore convaincus que les règles établies par Palladio étaient les garanties d'un style correct. Mais dès l'instant que l'on consulte des manuels, en de tels manières, il se trouvera inévitablement quelqu'un pour dire : "Mais pourquoi précisément le style de Palladio ?". C'est ce qui arriva en Angleterre au cours du XVIIIe siècle. Certains connaisseurs parmi les plus raffinés voulurent se distinguer des autres. Le type de ces gentlemen qui occupaient leurs loisirs à méditer sur des questions de style et de bon goût, c'est Horace Walpole, le fils du grand homme d'état. Il trouva ennuyeux de voir sa maison de campagne ressembler à n'importe quelle correcte villa palladienne. Il avait le goût de l'étrange, du romantique ; il était célèbre pour son humeur fantasque. C'est dans cet esprit qu'il décida de faire bâtir Strawberry Hill dans un style gothique, comme un château de d'un passé légendaire. Lors de sa construction vers 1770, la demeure passa pour la bizarrerie d'un homme qui voulait faire montre de son gout de l'archéologie ; mais, à la lumière de ce qui se fit plus tard, c'était en fait bien davantage. C'était la première manifestation d'une attitude nouvelle à l'égard du style : on choisira bientôt le style d'un édifice comme on choisit le dessin d'une tenture murale."
Strawberry
Hill,
bâtie par Horace Walpone, 1775 |
Le cauchemar
Johann Heinrich Füssli, 1781 |
Nabuchodonosor
William Blake, 1795 |
Cet univers qui se construit à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre dans les romans gothiques séduit le public par son goût du mystère et du macabre dont se font écho Füssli et Blake. La divine comédie de Dante eut un vif succès avec son inferno peuplé de sombres figures ; les drames de Shakespeare que Voltaire avait encore qualifié de barbares et Le paradis perdu de John Milton devinrent incontournables.
Les
ombres de Francesca et Paolo
Ary Scheffer, 1855 |
La
piste de l'Oregon
Albert Bierstadt, 1869 |
Un romantisme national s'est développé aux Etats-Unis avec le mouvement dit L'Hudson River School qui regroupe plusieurs peintres américains travaillant des années 1820 aux années 1870. Peintre d'origine allemande, Albert Bierstadt (1830-1902) en est le dernier représentant. En 1858, il participa à l'expédition du colonel Frederick W. Lander dans les Montagnes Rocheuses. Il retourna dans cette région en 1863 et en 1871-1873. Ses paysages de l'Ouest américain sont détaillés, grandioses, parfois écrasants.
L'ailleurs oriental du romantisme
Bonaparte, mu par l’exemple des grands conquérants de l’Antiquité et désireux d’imposer la présence française dans une région du monde également convoitée par les Anglais, débarque à Aboukir le 1er juillet 1798. Il est accompagné par un groupe de savants chargé de doter le pays de techniques modernes et par quelques artistes qui font des relevés de sites et de monuments (le baron Vivant Denon, devenu ensuite directeur général des musées, publie en 1802 le Voyage dans la Haute et Basse Egypte). L’occupation française en Egypte ne dure que trois ans mais inspire des oeuvres célèbres comme Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa de Gros (1804) et alimente la mode de l'égyptomanie.
Les échos de la Révolution française ont soulevé l’enthousiasme des patriotes grecs et éveillé le désir d’indépendance d’un peuple soumis à l’autorité ottomane. La cause grecque rallie de nombreux étrangers - comme le poète anglais Byron - qui se constituent en brigades volontaires (les Philhéllènes) et remportent des succès sur les troupes du Sultan. Cette lutte inspire et émeut les artistes libéraux. L’une des plus célèbres oeuvres de Delacroix, Scènes des massacres de Scio, (1824, musée du Louvre) fait explicitement référence au massacre de la population de lÎle de Chio par les Turcs, survenu en avril 1822. Delacroix présente son tableau au Salon Officiel et obtient la médaille de seconde classe. Il est acheté 6 000 francs, par lÉtat, pour être exposé ensuite au musée du Luxembourg.
Au Salon officiel de 1827-1828, Eugène Delacroix expose plusieurs œuvres, dont La mort de Sardanapale, unanimement rejeté par les critiques. Pourtant, par ses références à l’art du passé, par la multiplicité de ses sources d’inspiration et par le choix de son thème dans l’Orient ancien, Delacroix n’a nullement voulu choquer ses pairs mais plutôt les convaincre de son génie.
A partir de 1830 (prise d’Alger par l’armée de Charles X), la conquête et la colonisation de l’Algérie sont conduites parallèlement par les Français. Les différents affrontements qui s’échelonnent tout au long du XIXe siècle fournissent aux peintres de batailles l’occasion de représenter de nouveaux décors, comme le montre, par exemple, la Prise de la Smala d’Abd-el- Kader de Bellangé (Chantilly, musée Condé).
Le voyage que Delacroix effectue en Afrique du Nord de fin janvier à juillet 1832 est primordial pour sa technique et son esthétique. Il en rapporte sept carnets constituant le journal de son voyage, dont il ne reste plus que quatre exemplaires (trois sont conservés au musée du Louvre et un, au musée Condé de Chantilly) et quelque 800 feuilles. Ils permettent de suivre pas à pas le périple africain du peintre. Grâce à Madame Delaporte, la femme du consul de France à Tanger, il peut dessiner de jeunes musulmanes, très effarouchées par un étranger. Il peint en tout plus de quatre-vingts tableaux sur des thèmes orientaux, notamment Les Femmes d'Alger dans leur appartement (1834, musée du Louvre), La Noce juive au Maroc (1841, musée du Louvre), Le Sultan du Maroc (1845, musée des Augustins de Toulouse).
Scènes
des massacres de Scio
Eugène Delacroix, 1824 |
Femmes d'Alger dans leur appartement
Eugène Delacroix, 1834 |
Chassériau ne fait pour sa part qu’un court séjour en Algérie en 1846, mais il s’en inspire encore des années plus tard, de manière très libre comme dans le cas de ses nus féminins, qui évoquent un Orient imaginaire et sensuel, tout en s’inspirant de modèles parisiens. Souvent les peintres orientalistes collectionnent armes, tapis, et autres objets rares et insolites. Mais ces accessoires sont utilisés au gré de leur fantaisie imaginative.
La confrontation avec l’Orient, rendue plus directe par l’amélioration des conditions de voyage, conduit certains artistes à s’intéresser plus volontiers à sa réalité : le surnom de “Millet du désert” donné à Guillaumet montre qu’il est assimilé au courant réaliste.
Frappés par l’immensité du désert, des artistes comme Fromentin, Guillaumet ou Tournemine cherchent à rendre compte de la sensation d’infini qui s’en dégage. L’esprit d’observation, le désir de rendre compte et de témoigner des choses vues comme des phénomènes atmosphériques et lumineux entraînent ces artistes à privilégier le reportage par rapport à l’émotion.