1936. Foshan, une des préfectures de province du Guangdong dans le Sud de la Chine. Ip Man, spécialiste du Wing Chun, affronte seul une bande rivale, des spécialistes d'une autre discipline du Kung-fu. Il se fait ainsi remarquer de Gong Baosen.
Ip Man est un habitué du Pavillon d'or, un chatoyant bordel où les spécialistes d'arts martiaux aiment à se retrouver. Ip Mann a quarante ans et a vécu une existence dorée : beau, riche, marié à la belle Zhang Yong-cheng. Celle-ci, issue d'une grande famille impériale, parle peu et comprend son mari à demi-mot. Elle l'aime et allume la lumière quand il part et lui nettoie le corps comme lui-même l'initie à l'opéra et lui masse les pieds. Ils ont deux jeunes enfants. C'est son printemps.
Gong Baosen a fondé le Syndicat des Arts Martiaux du Nord et a établi une école dans le sud en 1929. Il s'est trouvé un successeur dans le Nord, le jeune Ma San, et revient ici pour une cérémonie d'adieu. Il est le premier à avoir réuni le Xing Yi et le Ba Gua au sein de la même école. Maître Gong n'a jamais perdu un seul combat au cours de sa carrière et il est respecté de tous. Au Nord, il a désigné son successeur en la personne du jeune Ma San qui l'accompagne. Il aurait aimé faire connaitre au Nord les traditions du sud, dont il vient. Il n'en a pas plus le temps mais propose en guise de cérémonie d'adieu, une démonstration avec un maître du sud. C'est Ip Man qui est désigné. Ma San humilie les combattants du Sud et Baosen le renvoie en train dans le Nord. Baosen rencontre le mystérieux Ding Lianshan, très au courant de l'avancée des Japonais dans le Nord et qui travaille dans la plus grande discrétion à Foshan, comme cuisinier dans un hôtel.
En juin 1936 le couvre-feu est déclaré car les provinces du Sud ont fait sécession. C'est alors qu'arrive à Foshan Gong Er, la fille de Gong Baosen. Elle est conduite par le redoutable Jiang qui l'accompagne toujours sans se séparer de son petit singe. Er, maître du style Ba Gua, est la seule à connaître la figure mortelle des 64 mains. Son père souhaite pourtant qu'elle abandonne les arts martiaux et accepte son statut de femme : qu'elle trouve un mari et devienne médecin. Er, de son côté, voudrait que son père renonce à ce combat sans gloire contre un inconnu et reprouve l'atmosphère du pavillon d'or. Baosen lui répond que la hauteur du seuil de leur maison empêche la petitesse d'y entrer et que même celui qui est en haut de la montagne doit savoir regarder la pleine.
Le jour de la cérémonie d'adieu est arrivé. Ip Man est accueilli au pavillon d'or. Il affronte sur San, une spécialiste du Ba Gua, puis maitre Ba, spécialiste du Xing Yi et un son ami Yong qui lui promet une "belle pétarade". Il les vainc tous trois et se présente devant Gong Baosen qui lui propose un affrontement plus intellectuel que physique. Il le met au défi de lui prendre des mains un gâteau et de le briser. Nul ne pense Ip Man en mesure de gagner: Gong Baosen est si vif qu'il a empêché un oiseau de s'envoler en lui retirant le perchoir d'où il aurait dût prendre appui. Après avoir renoncé à un duel frontal de rapidité, Ip Man exécute plusieurs figures délicates avant de trouver la réponse adéquate : il ne faut ne faut pas se contenter du gâteau (le pays) mais voir plus loin pour étendre la connaissance. Cette réponse convient à Gong Baosen qui le déclare vainqueur de leur combat. Il rentre dans le Nord et confie à sa fille le soin du banquet d'honneur.
Gong Er défie alors Ip Man lui reprochant d'avoir vaincu un vieillard. Ip Man accepte le combat déclarant qu'il aura perdu si le moindre objet se brise lors du combat. Très vite, l'admiration laisse place au désir et à l'amour. Ip Man concède qu'il a laissé se briser une lame de parquet. Gong Er repart dans le Nord
Gong Er et Ip Man revivent tous deux leur combat amoureux et s'écrivent : "En rêve, j'ai tracé un chemin dans la neige". "Qu'importe l'obstacle de mille montagnes quand la décision est prise". Pourtant Ip Man retrouve sa femme qui était parti rejoindre sa famille durant le temps du duel des maitres. Ip Man lui ramène un chaud manteau dont elle s'étonne. Il veut une photographie de leur couple avec leurs deux filles.
Octobre 38. Les Japonais envahissent Foshan. Les soldats nippons occupent la maison d'Ip Man. Ses amis sont exécutés. Il refuse la nourriture japonaise et sombre dans la misère et la faim. Il vend jusqu'au manteau offert à sa femme même s'il manque un bouton. De ses instruments d'entrainement, il fait du bois pour chauffer leur maison sans réussir à empêcher la mort de ses enfants. Durant les huit ans de guerre, les deux filles du couple meurent de faim.
1939. Les Japonais sont maîtres de la Chine. En allant apprendre la médecine, Gong Er sauve dans un train "La lame", poursuivi par les Japonais.
En 1940, Ma San participe au gouvernement mis en place par les Japonais. Il vient voir son maitre Gong Baosen qui lui retire alors le droit de lui succéder pour s'être compromis avec les Japonais et ainsi n'avoir pas su regarder derrière lui. Né dans la pauvreté, Ma San a été baptisé "San" (trois) en référence à une expression propre aux arts martiaux sur la valeur d'humilité. Gong Baosen propose de lui montrer sa dernière figure : "le vieux singe tire sa révérence". Ma San est jeté dehors mais il a mortellement blessé son maître.
Gong Er revient par le train et malgré les conseils des anciens du clan décide de venger la mort de son père. Dans la pleine enneigée, Gong Er conduit le somptueux enterrement de son père. Mais Ma San garde la demeure des Gong. Er n'est plus rien. En dépit des conseils de prudence de Jiang, elle se consacre aux dieux. Elle renonce au mariage, aux enfants et à l'enseignement.
1949. Ip Man est à Hong Kong, et se propose comme maître au syndicat des restaurateurs. Pour montrer ses capacités, il lui suffit de faire vomir d'un seul enchainement, le propriétaire de la salle. Ip Man recrute un malfrat grâce à ses "huit pieds". En 1949, "La lame" est aussi à Hong-Kong. Il croise Er par hasard. Il se souvient avoir dû se battre pour quitter le Guomindang afin de s'exiler ici et non à Taïwan.
1950. Ip Man rencontre Er au dispensaire qu'elle dirige. Il lui offre le bouton de manteau et lui avoue avoir pensé la rejoindre en 1937. Elle lui déclare que dix ans plus tôt, après la mort de son père, il ignorait ce qu'elle faisait.
Pour le jour de l'an chinois de 1940, elle était revenue pour se venger de Ma San. Elle était restée dans la gare à l'attendre. Jiang avait écarté la garde de Ma San et permis le duel. Er avait vaincu Ma San et repris la tête du clan mais était restée gravement blessée.
1952. "La Lame" ouvre le salon de coiffure de la Rose blanche. Il époustoufle San Jiang Shui, petit malfrat originaire du nord-est du pays qui venait le racketter. Devant ses supplications, il se résout à enseigner le Ba Ji. Ip Man croise une dernière fois Er dans un salon de thé. Elle lui rend son bouton de manteau et avoue avoir des regrets mais une vie sans regrets serait une vie dérisoire. Elle le quitte en disant n'avoir réussi que deux choses sur trois : se connaitre, avoir vu le monde mais ne pas avoir fréquenté ses semblables.
Dans une fumerie d'opium, Er se souvient de sa jeunesse heureuse sous la direction de son père. Plus qu'une technique de combat, celui-ci lui enseigna une éthique de l'honneur. Un carton annonce sa mort en 1954.
Cette année-là, Ip Man rencontre le jeune Bruce Lee qui lui rappelle sa propre introduction dans une école de kung-fu. La frontière avec la Chine est fermée et il ne reverra plus jamais son épouse qui mourra en 1960. Ip Man enseigne ; c'est sa manière de vivre. Il continuera les combats... et nous-mêmes, quel est notre style préféré, nous demande-t-il en clignant des yeux sous son panama blanc.
The grandmaster, basé sur la biographie d'Ip Man (1893-1972), est un film de genre ; sept grands combats le ponctuent comme les danses dans une comédie musicale. Et comme pour les meilleures d'entre elles, ces morceaux lyriques permettent de faire varier la tonalité du récit. Wong Kar-wai se confronte toutefois moins à la forme mineure, répétitive et dense, du genre du film d'arts martiaux qu'il n'utilise le Kung-fu comme art majeur, représentatif de la Chine.
De nouveau, au rendez-vous du dixième long-métrage de Wong Kar-wai : ralentis, vertigineuses chutes de pluie, lentes tombées de neige, éclairages diffractés, besoin de trouver "comment ça a commencé", de retrouver les sensations perdues, d'éprouver la douleur, le regret de n'avoir pas compris au moment où on les éprouvait que ses sensations étaient importantes. Néanmoins cette quête du passé est traitée sur le mode mineur. Elle fait l'objet de l'histoire d'amour inaboutie entre Ip Man et Gong Er.
Le thème principal du film est plus ample : s'il faut savoir se retourner sur son passé, c'est pour ne pas rester immobile et avancer. The grandmaster reprend ainsi le trajet plus circulaire que labyrinthique, plus positif et moins désespéré de My blueberry nights. Ip Mam a beau plier sous le poids de l'histoire qui lui enlève sa fortune et ses amis en 1938, ses enfants avant 1945 et sa femme en 1960, il réussit à donner sens à sa vie. En devenant un grand maitre, il tient la promesse faite à Gong Baosen d'étendre le rayonnement du kung-fu au-delà du nord et du sud.
C'est la musique écrite par Ennio Morricone pour Il était une fois en Amérique qui termine le film. Wong Kar-wa reprend à la fresque de Sergio Leone ses derniers plans et transforme son thème majeur : la perte irrémédiable due au temps qui passe et aux corruptions du monde des adultes. A ces derniers, il ne restait pour Leone que l'éternité du rêve. Pour Wong Kar-wai, il leur reste l'éternité de l'art, celui du Kung-fu.
Sept combats dramatisés, chorégraphiés, politisés
Les séquences de combat ne sont guère plus nombreuses que celles de danses dans une comédie musicale hollywoodienne classique ou celles de combat dans un film de karaté traditionnel. Elles intensifient le récit en étant situées à des moments stratégiques, le faisant basculer dans l'action, le mental, le sentiment amoureux puis de la perte, de l'acceptation joyeuse et facétieuse d'être un maitre puis du difficile arrachement à la terre natale et au monde. Ce sont le combat initial sous la pluie ; le combat mental avec Gong Baosen ; le combat amoureux avec Gong Er ; Le combat espiègle des huit pieds puis les trois combats en flash-back, celui de "La lame" avec les membres du Guomindang, celui, mortel aussi, de Gong Er avec Ma San et le ballet-souvenir de Gong Er dans la neige.
Durant celles-ci, c'est une vraie leçon de Kung-fu qui est donnée. Certes tout est simple si l'on s'en tient à la règle de base, le principe horizontal-vertical où celui qui gagne est celui qui reste debout. Ip Man donne une leçon de Wing Chun dont on apprendra qu'il ne possède que trois figures : pique, aiguille et fourreau et deux armes le bâton et les poignards papillons. Un premier aperçu du Ba Gua, spécialité de Gong Er, est donné par sur San lors de son premier combat au pavillon d'or. Le Ba Gua puise ses sources dans les hexagrammes des textes anciens et ésotériques du Yi Jing. Il comprend les célèbres figures des 64 mains, de la fleur sous la feuille ; les mains y sont comme des sabres. Une première démonstration du Xing Yi est donnée par maitre Ba; les poings y sont comme des pilons. Le Xing Yi est la spécialité de Ma San. Gong Baosen a unifié tous les mouvements du nord, le Ba Gua dont s'est emparé sa fille et le Xing Yi qu'il enseigna d'abord à ses disciples au premier rang duquel Ma San. Mais les arts du Nord comptent aussi le Ba Ji, spécialité de "La lame". Yuen Wo Ping, le célèbre chorégraphe des combats, de Matrix notamment, a redonné vie à ces différents styles.
Intégrés dramaturgiquement à l'action et magnifiquement chorégraphiés, ces combats possèdent aussi un sens politique. Gong Baosen a fondé Le Syndicat des Arts Martiaux du Nord pour réunir les combattants du Nord à des fins patriotiques au lendemain de la révolution des républicains en 1911-1912. Celle-ci, menée par le docteur Sun Yat-sen, mettait fin à la dernière dynastie impériale de la Chine, les Manchu Qing (1644-1911). Gong Baosen unifie ensuite les différents styles alors que la république est fragilisée lors de l'époque des Seigneurs de la guerre (1916-28). En 1931, les Japonais envahissent les trois états du nord-est de la Chine, foyers traditionnels des Mandchouriens et y installent le dernier empereur Qing, Henry Puyi, sur le trône du royaume fantoche de Mandchoukouo. Ainsi, lorsqu'en 1936, les provinces du sud-est sont sur le point de faire sécession avec le reste du pays, Gong Baosen est-il incité à revenir à Foshan. Il y rencontre le mystérieux Ding Lianshan, très au courant de l'avancée des Japonais dans le Nord-est et qui travaille dans la plus grande discrétion à Foshan, comme cuisinier dans un hôtel.
Le personnage de "La lame" trouve ainsi sa justification première dans le fait qu'il soit typiquement chinois au sens où Wong Kar-wai l'entend. Nationaliste sous la domination japonaise et durant la guerre civile, il quitte le Guomindang lorsque la défaite face aux communistes est consommée. Alors et que Tchang Kai-cheik s'embarque pour Taïwan, il préfère se réfugier à Hong-Kong. Seul Ma San n'a pas su regarder derrière lui, savoir qu'il venait d'une tradition patriotique et c'est pourquoi Gong Baosen lui refuse sa succession. Seul Ma San n'a pas vu la trajectoire, mortelle pour lui, de Gong Er qui tient sa détermination d'une force acquise depuis l'enfance auprès de son père.
In the mood for love en mode mineur
La grande fresque chorégraphiée et politisée s'accompagne en mode mineur de l'histoire d'amour contrariée entre Ip Man et Gong Er. Les moments où Gong Er quitte Ip Man dans la rue, en 1936 puis en 1952, rappellent In the mood for love pour ses frôlements et les déambulations à deux dans les rues.
C'est par un fragment, le bouton d'un manteau, que l'on suit leur histoire. Après leur combat amoureux et leur échange de lettres, l'amour est manifeste entre eux tant est si bien que Ip Man envisage de partir pour le Nord alors qu'il est pourtant devenu le représentant de Gong Baosen dans le Sud. Il renonce finalement et offre le manteau prévu pour Gong Er à sa femme qui s'étonne qu'il lui donne un manteau trop chaud pour Foshan. Ip Man ne dit rien à Zhang Yong-cheng mais celle-ci semble se douter de quelque chose. Lorsque Ip Man vend le manteau durant la guerre, il reconnait qu'il lui manque un bouton. C'est celui qu'il cloute au mur de son appartement de Hong Kong en 1949. Il l'offre en gage d'amour à Gong Er en 1950, qui l'accepte en lui racontant son combat contre Ma San. Elle lui remet en 1952 lorsque plus aucun espoir de survie ne lui est permis.
Gong Er est la femme malheureuse de l'histoire, celle qui dans le temple bouddhiste demande, face au mur, que son père lui fasse signe sur sa conduite à tenir. Ce plan ne peut manquer d'évoquer le secret enfoui dans un tronc d'arbre qui clôturait In the mood for love tout comme il inaugurait sa suite, 2046. Zhang Ziyi semble ainsi retrouver en partie son personnage malheureux de Bai Ling dans 2046. Privée de descendance et d'enseignement pour avoir, probablement, demander l'aide des dieux pour combattre Ma San, elle est condamnée à l'oubli et au retour au passé.
Wong Kar-wai reprend ainsi pour Gong Er les derniers plans de Il était une fois en Amérique alors que retentit l'un des thèmes d'Ennio Morricone pour ce film.
A la fin du film de Leone, David Noodles (Robert de Niro), brisé par la trahison de son ami, revenait mystérieusement dans la fumerie d'opium où il s'éclipsa en 1933. Les mêmes deux plans de l'opium fumé et du visage en gros plan, non plus ici recouvert de tulle mais du fondu sur la neige, entrainent Gong Er dans son passé.
Des promesses pour 2046 et au-delà
En réservant le thème de Il était une fois en Amérique au personnage de Gong Er, Wong Kar-wai semble préserver son personnage principal, Ip Man, de l'irrémédiable corruption du temps, thème principal du film de Leone. C'est bien sur un ton gouailleur que Ip Man, lors du post-générique nous demande quel est notre style.
En s'appropriant la fresque de Leone et pour en transformer le sens, Wong Kar-wai semble écrire un Il était une fois en Chine où non seulement les combattants du kung-fu remplacent les gangsters mais aussi où le temps semble non plus perdu mais bien retrouvé grâce à la transmission du kung-fu. Peut-être les images du générique, plaques terrestres en mouvement et étendues d'eau parcourues de l'encre noire figurent-elles ce temps long dans lequel Wong Kar-wai peut maintenant écrire son cinéma. Les cloisons et les murs ont longtemps représenté l'élément le plus solide de ses films alors que les personnages semblaient s'y appuyer pour ne pas tomber ou y déposer ou chercher un secret. C'est de nouveau le cas ici lorsque Gong Er demande un signe à son père. Mais bien souvent ausi murs, portes et fenêtres volent en éclats.
Thématique et stylistique de Wong Kar-wai semblent ainsi évoluer. En montrant comment la Chine a su préserver son intégrité au travers des graves crises de l'occupation japonaise, de la guerre civile et du fractionnement de son territoire, il affirme une confiance nouvelle dans ce pays devenu le sien, après l'exil de Happy together au moment de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997 et les craintes des promesses non tenues sur son statut, très présentes dans In the mood for love et surtout 2046.
Jean-Luc Lacuve le 26/04/2013 (après le ciné-club du 22 avril, merci aux participants pour leurs suggestions).