Pina Bausch est morte en juin 2009, juste avant le tournage du film. Wim Wenders, à la demande des danseurs de la troupe de l'Ensemble du Tanztheater Wuppertal, entreprend quand même de rendre hommage à l'art singulier de son amie chorégraphe.
Une chanteuse avec un accordéon explique la poussée l'herbe selon les saisons au public. Les danseurs, à la queue-leu-leu, investissent le plateau du théâtre, passent entre des rideaux. Des ouvriers du théâtre viennent déposer de la terre sur le plateau de danse.
Le sacre du printemps. Une femme, allongée sur la robe rouge dans laquelle la victime devra plus tard danser à en mourir, bouge ses bras dans la terre marron. Elle se lève et participe aux danses des femmes auxquelles l'une d'elles tente sans cesse de s'échapper. Les hommes et les femmes forment un cercle magique et accomplissent le rite d'adoration de la terre dans un ensemble de mouvements empruntés aux danses ethniques. Apres cela, les deux sexes reviennent à leur isolement respectif. Les manifestations de panique et d'effroi signalent la désignation imminente de la victime, annoncée par l'une des femmes qui ramasse la robe de la sacrifiée dans un geste répétitif. Pendant que les hommes attendent en retrait, les femmes se pressent terrorisées en un cercle serré qu'elles quittent l'une après l'autre pour, munie de la robe rouge, se diriger vers le meneur qui finalement, arbitrairement, désigne la victime...
Des images d'archive montrent Pina au travail alors que commence la mise en scène, face caméra, du défilé des danseurs venant, en voix off, parler de leur relation particulière avec Pina. Lutz Förster, et Ruth Amarante, en extérieur, reprennent une scène de Masurca Fogo. Dominique Mercy et Malou Airoudo parlent, dans un jardin où est disposé un théâtre miniature, des décors du Café Müller et se disputent sur la motivation de Pina pour danser elle-même dans son spectacle.
Café Müller. Une salle nue, grise, remplie de tables de café et d'une vingtaine de chaises. Au fond se trouve une porte à tambour de verre. Une femme en jupon se heurte à un homme, cherche du soutien et l'enlace. Un homme en costume entre et cherche à les réunir selon des gestes mécaniques qui mènent la femme à être portée dans les bras de l'homme. Celui-ci, trop faible, la lâche immédiatement. L'homme revient et, plus mécaniquement et rapidement à chaque fois, refait faire à la femme et l'homme les gestes qui conduisent la première dans les bras du second. Sans succès : la femme tombe à chaque fois et, chaque fois, s'accroche plus désespérément à l'homme.
Image en noir et blanc d'une représentation de Café Müller avec Pina Bausch. Continue la mise en scène, face caméra, du défilé des danseurs venant, en voix off, parler de leur relation particulière avec Pina. Continuent aussi les scénettes de danseurs qui furent des moments importants de spectacles avec Pina Bausch.
Kontakthof. Une grande pièce grise à haut plafond, style 1900, aménagée en salle de danse ou de revue de variété, avec une estrade, un piano et une rangée de chaises. Le terme "Kontakthof" décrit généralement un lieu de rencontre entre les prostitués et les clients, un lieu où le corps est une marchandise. Dans cette pièce, la vie et le théâtre subissent la même aliénation. Kontakthof raconte entre autres la façon dont se prostituent les danseurs sur scène. Les acteurs doivent se présenter. Quittant la rangé de chaises où toute la troupe est réunie, un à un ou en petits groupe, ils avancent sous la rampe. Ils se placent de profil, de face et de dos, et tendent leurs mains et leurs pieds, passent une main dans leurs cheveux, montrent les dents et reviennent à leur place. Chacun, homme et femme expose la valeur marchande, matérielle que représente son corps. Une femme en jupon est tripotée par un groupe d'hommes de plus en plus important qui lui malmène le nez, les cheveux, les jambes et le ventre. Lorsque les danseurs e réunissent en couple, un photographe vient prendre une photo de chacun d'eux.
Wenders monte, avec un violant effet de surprise, la version de 1978 à celle de 2000 avec des danseurs de 65 ans et plus et celle de 2008 avec des adolescents de plus de 14 ans. D'un plan à l'autre, le visage de l'acteur, de l'actrice, vieillit ou rajeunit. Il montre par là, qu'à chaque âge, se joue la valeur marchande du corps. La prise des polaroïds par le photographe est l'occasion d'arrêts sur images qui laissent les danseurs faire leur numéro : sketch de la femme monstre à l'oreiller dans le monorail aérien de Wutterpal, la danseuse avec viande de veau dans les chaussons de danse qui fait des pointes devant une usine, femme dansant sous le monorail arien de Wutterpal, homme portant des branches de bois en équilibre, couple à l'autoradio...
Pleine lune. Un rocher immense sous une pluie diluvienne qui remplit progressivement le centre du plateau. Un ballet sur le désir, l'amour et les relations hommes-femmes, sujets de toujours. Les danseuses en robes longues et à la chevelure libre et interminable tournoient et éclaboussent tandis que les robes se froissent et traînent dans l'eau. Orage et mousson indienne. Un danseur parle du mouvement de la joie qu'il improvisa pour une séquence célèbre de la chorégraphie. Deux danseurs s'avancent, s'allongent et s'aspergent de l'eau qu'ils contenaient dans leur bouche. Une danseuse alpague le public et parle de son désir d'être, de voyage, de la force de son corps.
Cette même danseuse, sur la partie haute du monorail de Wutterpal fait des exercices de musculation... avec les bras d'un danseur caché derrière elle. Une danseuse armée d'un aspirateur de feuille, rappelant le début de La plainte de l'impératrice, sert de transition aux témoignages face caméra et aux séances de danse choisis par les membres de la troupe : femme dansant en cercle, retenue par une corde, homme se jetant dans les bras d'un autre, femme sautant de chaise en chaise, remise chacune debout par un danseur, femme à l'hippopotame, femme recevant des pelletés de terre, femmes portant un arbre ou un homme sur le dos...
Toute la troupe se trouve réunie pour une longue promenade sur le sommet de la montagne qui termine le film. Le théâtre vide, au fond, les mots de Pina : "Dansez, dansez, sinon vous êtes morts"
Wenders refuse ostensiblement toute démarche pédagogique en n'inscrivant ni le nom des chorégraphies et leur date de création ni le nom des danseurs. La structure de son film rend pourtant hommage tout à la fois à la chorégraphe et aux danseurs. Wenders centre son film sur quatre chorégraphies de Pina Bausch, repères indispensables de son œuvre. Entre ces pièces connues de Pina, il intercale, en plein air, des intermèdes, créations des danseurs dont s'est servie Pina Bausch comme base pour ses quarante-trois chorégraphies. Les interventions des danseurs n'ont pas davantage pour but de nous apprendre quoi que ce soit sur l'art de Pina. Chacune rend hommage, personnellement et le plus intimement possible, au talent d'accoucheuse de création que fut Pina Bausch.
Quatre repères majeurs de l'art de Pina Bausch
Le sacre du printemps (décembre 1975) est la dernière des six chorégraphies classiquement modernes de Pina Bausch. En 1976, lors d'une soirée consacrée à Bertolt Brecht et Kurt Weill (Les Sept Péchés capitaux des petits bourgeois), Pina Bausch rompt définitivement avec les formes de danse conventionnelles en expérimentant de nouvelles formes de cet art. Elle introduit le concept de danse-théâtre où, dans des intermèdes théâtraux, les danseurs alpaguent le public et libèrent la parole. Wenders en met ici juste une en scène avec la danseuse de Pleine Lune.
Café Müller (mai 1978) et Kontakthof (décembre 1978 puis 2000 avec danseurs de 65 ans et plus et 2008 avec des adolescents) sont des exemples marquants de la période centrale de son œuvre. Ce met alors en place sa méthode. Elle interroge ses danseurs pendant tout le processus de création et creuse la vie de chacun, leur passé, pour les faire danser. Elle dénonce les codes de la séduction, la solitude dans le couple et travaille sur la communication dans les rapports hommes-femmes. Tout le travail se fait dans le silence. Il n'y a pas de musique au départ, pas d'inspiration musicale. La musique grandit parallèlement. Le travail se fait sur des qualités, sur des formes sur des couleurs, des formes, des choses plus ou moins concrètes. Pina Bausch procède selon un rituel de questions et c'est aux danseurs de proposer une série de gestes. Ensuite Pina Bausch essaie des musiques, des fois ça marche tout de suite. Des fois, des essais multiples avec adaptations sont nécessaires.
Pleine lune (2006) est l'une de ses dernières pièces, la 39e sur 43. Elle rend bien compte d'un aspect de plus en plus important des chorégraphies de Pina Bausch. Une recherche scénographique très élaborée et généralement particulièrement spectaculaire (montagne de fleurs, champs d'œillets, parois végétales, bateau, rochers massifs, rivières et cataractes d'eau...) pour une salle de spectacles, composée depuis 1980 par Peter Pabst. À cela, s'associent les longues robes soyeuses et colorées des danseuses et les stricts costumes deux-pièces ou chemises flottantes des hommes, pour les costumes créés par Marion Cito qui participent de la signature de la chorégraphe.
Les pièces d'un puzzle sans plus personne pour les assembler
Les chorégraphies présentées ne sont probablement pas de captation de spectacle (les quelques spectateurs aux premiers rangs ne font guère illusion), ni de répétition, mais de reprises faites tout exprès pour le film d'instants de spectacle. Wenders remplace l'espace de la scène par un décor extérieur, pour les créations des danseurs dans Wuppertal. Pina Bausch n'avait pas eu peur d'affronter l'immense plateau de la nature pour unique film, La plainte de l'impératrice. Wenders privilégie les rues de Wutterpal où passe le monorail aérien mais filme aussi le bord d'une piscine, une haute colline, une usine. Ce sont les danseurs qui se mettent en scène dans ces décors improbables où l'artificialité domine.
Nul mystère, nulle difficulté à affronter les éléments
du décor comme dans La
plainte de l'impératrice mais une certaine soumission à
l'image publicitaire. Ces moments de danse en solo, sans plus personne pour
les assembler au sein d'un spectacle, semblent comme les pièces d'un
puzzle sans chorégraphe pour les assembler. Les extraits sont rythmés
par des entretiens avec les danseurs tout aussi artificiels : voix off sur
leurs visages impassibles. Ils disent leur rapport à Pina, la façon
dont elle les poussait à inventer leurs apports individuels. Les propos
sont souvent vagues et généraux ("Même les yeux fermés,
elle voyait à travers nous"; "danse pour l'amour me disait-elle",
"Cherche au fond de toi", "Viens me rendre visite dans mes
rêves"). Ils rendent compte de l'esprit communautaire, presque
de l'esprit de secte, qui régnait dans la troupe de Pina Bausch.
Premier film d'auteur en 3D
Le film est perpétuellement en 3D. Il ne s'agit pas seulement d'instants, d'effets 3D mais d'une recherche permanente d'une représentation en trois dimensions. Les effets les plus impressionnants restent néanmoins ceux suscités par le prolongement d'un corps ou d'un objet au premier plan. Ainsi du rideau du début ou des feuilles ou de la pluie à la fin qu'on pourrait presque saisir avec la main.
La 3D accentue l'impression de réalité, rend plus sensible la présence physique des danseurs. Elle présente néanmoins quatre défauts : le changement de la taille des corps des personnages, la difficulté à saisir les mouvements rapides, l'effet de retrait vis à vis d'une boite dont on reste à l'extérieur et, plus grave sans doute, la difficulté à s'abstraire du réel pour provoquer l'émotion par concentration des tensions dans un effet stylisé.
L'effet stupéfiant de réalité de la 3D, notamment lorsqu'apparait un personnage en pied au premier plan, est souvent brouillé, gêné par un curieux effet de réduction de la taille des personnages qui semblent soudain comme des marionnettes dans un petit théâtre artificiel. Peut-être s'agit-il d'un changement de focale dû à une prise de vue plus éloignée car ces plans semblent souvent en légère plongée. Quoi qu'il en soit cette soudaine apparition de petites marionnettes détruit la croyance dans le spectacle que la 3D prétend accroitre. Même effet de brouillage du réel avec les mouvements rapides des danseurs, dans Le sacre du printemps notamment.
Le filmage d'un spectacle sur scène accentue aussi l'effet de retrait vis à vis d'une boite dont on reste à l'extérieur. La caméra a beau être parfois sur scène et faire tomber une chaise ou deux, prédomine l'impression de rester à l'extérieur du spectacle. Il se confirme que la prise de vue depuis l'arrière de la scène à filmer est plus impressionnant. Ainsi des effets de la géode d'une cascade que l'on survole en avion ou de la découverte des montagnes flottantes de Pandora en hélicoptère dans Avatar. Si la caméra assumait le rôle d'un danseur particulier l'effet serait sans doute plus probant, ainsi, dans les premières minute du film, lorsque l'on suit, depuis l'arrière la file des danseurs. C'est là l'un des rares moments où la 3D nous inclut dans le spectacle
Là où la 3D semble encore balbutiante, c'est dans sa capacité à s'extraire du réel pour faire surgir une émotion. Les effets classiques du gros plan et de la profondeur de champ semblent ainsi s'estomper avec la 3D. Le visage de la jeune femme sacrifiée au premier plan lors de la danse du Sacre du printemps rend davantage compte de l'état physique de la danseuse, (crispée, fatiguée, suant) que de l'instant dramaturgiquement important. L'effet de réalité de l'actrice domine sur l'émotion tragique du personnage. Sans doute l'effet gros plan est-il mieux rendu lors des interviews d'acteurs pris en plan rapproché taille.
La profondeur permanente de l'espace réduit tout pareillement l'effet de profondeur de champ par lequel une scène qui se passe à l'arrière-plan prend plus d'importance que celle du premier plan. Le contraste entre le drame à l'arrière-plan et l'indifférence du premier plan, produit souvent l'émotion. Ici, la présence de plus en plus importante de la danseuse, jouée en son temps par Pina, qui s'avance depuis l'arrière-plan par rapport au danseur au premier plan ne produit ainsi aucun effet donc aucune émotion...
Jean-Luc Lacuve, le 12/04/2011 (après présentation du film au ciné-club du Café des Images avec copie 3D et lunettes actives).