Le lâche

1965

(Kapurush). Avec : Madhabi Mukherjee (Karuna), Soumitra Chatterjee (Amitabha Roy), Haradhan Bannerjee (Bimal Gupta). 1h14.

Amitabha Roy, scénariste bengali, est en route pour Hasimara pour l'écriture de son prochain film. En chemin, sa voiture tombe en panne. Dans la station-service où il est arrêté, il rencontre Bimal Gupta, un riche planteur de thé qui passe un coup de téléphone. Constatant qu'Amitabha ne peut pas poursuivre son chemin et n'a nulle part ou passer la nuit, Bimal l'invite à passer la nuit dans sa demeure. Lorsqu'Amitabha entre dans la demeure de Bimal, il reconnait immédiatement en sa femme, Karuna, son amour perdu.

Au cours de la soirée, Bimal boit beaucoup mais se montre toujours attentionné envers Karuna dont l'attitude reste impassible envers Amitabha, qui cherche en vain à discuter seule avec elle. Un pique-nique en forêt est décidé pour le lendemain dimanche, juste avant le départ en train d'Amitabha.

Au cours de la nuit, Amitabha se souvient de leur rupture. Karuna était venue le rejoindre dans son petit appartement pour lui apprendre que son oncle, qui l'élève et désapprouve leur union, vient d'être muté et qu'ils vont déménager. Sure de son amour, Karuna a décidé d'abandonner ses études aux Beaux-arts pour travailler et se marier avec Amitabha. Celui-ci recule devant cette décision et prétexte que Karuna est habituée à un train de vie élevé. Karuna masque son immense déception et quitte la pièce en disant à Amitabha qui cherche à temporiser : "Ce n'est pas de temps dont tu as besoin, mais de quelque chose d'autre."

Amitabha sort de la chambre et voit dans l'embrasure de la porte l'ombre de Karuna faire les cent pas dans la chambre conjugale où Bimal ronfle bruyamment. Il demande des somnifères et interroge vainement Karuna sur ce qu'elle pense de sa vie actuelle : elle lui remet des somnifères en se moquant de la possible tentative de suicide qu'il évoque.

Le lendemain, Amitabha rejoint Bimal sur son terrain de golf improvisé, admire le paysage vu depuis la villa et les deux hommes rejoignent Karuna pour le petit déjeuner. Bimal explique qu'il s'est résolu à adopter le système de ségrégation social anglais où un directeur de plantation ne peut discuter qu'avec un autre directeur sans avoir de contact avec des voisins à moins de 20 kilomètres à la ronde.

Lors du voyage en jeep vers le lieu du pique-nique, Amitabha a les yeux rivés sur la nuque de Karuna recouvert d'un voile. Il revoit leur première rencontre dans un bus de Calcutta si légère, si souriante : Karuna avait oublié de payer son ticket, Amitabha le régla pour elle et engagea la conversation.

Cette légèreté a bien disparu. Pire même, dans les virages serrés pris par Bimal, la main de Karuna ornée de sa bague de mariage se pose avec confiance sur l'épaule de son mari. Amitabha se souvient combien il lui était difficile au début de leur histoire de saisir la main de Karuna et qu'il prétextait pour cela de lui lire dans la main afin d'effleurer sa paume. C'en est trop pour Amitabha qui demande l'arrêt de la jeep sous le prétexte d'allumer une cigarette. Alors que Bimal s'en va chercher de l'eau pour le moteur de la jeep, Amitabha propose à Karuna d'abandonner son mari pour partir avec lui. Karuna de l'autre côté de la route semble indifférente et, de toute façon, la conversation ne peut se poursuivre car un cortège de camions militaires défile entre eux jusqu'au retour du mari.

Lors du repas de midi, Bimal boit encore plus que de raison et s'endort. Amitabha, déstabilisé par l'indifférence de Karuna veut revenir à la charge mais ne trouve pas d'autres ressources que d'écrire sur un papier à Karuna qu'il l'attendra le soir jusqu'au dernier moment à la gare.

Bimal dépose Amitabha à la gare où le train n'arrivera que dans quelques heures. Il s'endort et se réveille à la nuit lorsque le sifflement du train se fait entendre. Karuna est là. Elle ne vient pas avec lui : seulement reprendre les somnifères qu'elle lui avait laissés.

Dans la nouvelle, le héros est écrivain, ici il est scénariste pour un film tourné tout au nord du Bengale, près du Bihar. Il s'agit des retrouvailles de deux amants, sous le nez du mari qui reste complètement aveugle devant la situation. Mais on est loin du Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946) : Karuna a jugé une fois pour toutes son premier amant et n'hésite jamais devant la conduite à tenir. La situation est d'autant plus cruelle pour elle qu'elle n'est manifestement pas heureuse. Ancienne étudiante aux Beaux-Arts, elle s'est remis au dessin (le portrait du valet) et à la peinture (la villa), écoute de la musique et s'intéresse au cinéma Bengali lorsqu'elle a l'occasion d'aller à Calcutta sans être offusquée par la libéralisation des moeurs en cours. Elle a toutefois besoin de somnifères pour dormir. Son retour le soir à la gare pourrait être une vengeance vis-à-vis de Amitabha. Ray a cependant pris grand soin de justifier de l'isolement de leur villa et de situer l'action un dimanche. Karuna, plus belle que jamais, s'avance dans la nuit, éclairée des feux du train, pour s'évanouir dans la nuit et laisser des regrets éternels à son ancien amant.

Karuna a compris qu'aucun des deux hommes ne la rendra pleinement heureuse. Ils ont laissé le temps dégrader leurs idéaux. Amitabha n'est pas écrivain mais seulement scénariste qui, au bout de trois films seulement ne s'intéresse plus qu'à l'argent que cela procure. Il n'approuve pas le mépris de son hôte pour les gens qui le servent mais lui-même n'avait montré aucun égard pour le garagiste.

Ray joue constamment de la profondeur de champ pour ausculter ce faux mouvement de retrouvaille des deux amants. Il n'a lieu ni dans le passé ni dans le présent. Lors du premier flash-back, vu du point de vue de Karuna, elle prend en pleine figure l'indécision de son amant. Dans la scène de pique-nique qui lui répond au présent, c'est Amitabha qui voit Karuna lui échapper. En se contentant d'écrire un simple mot pendant le sommeil du mari, il a peu de chance de la convaincre.

premier flash-back
Scène de pique-nique

Les deux courts flashes-back de la voiture renforcent l'idée que le temps a définitivement rompu les liens entre les deux amants. Le cortège de camions qui défilent entre eux avait déjà dressé une barrière infranchissable. La bande sonore avait été utilisée avec la même cruauté avec les cris d'animaux sauvages qu'entend Amitabha, le soir torturé par ses souvenirs et avec le ronflement de Bimal qui permet la discussion qui suit.

Jean-Luc Lacuve le 20/05/2014.

critique du DVD
Editeur : Carlotta Films, mars 2022. Les six films : BLU-RAY 1: La grande ville (1963, 2h16) ; BLU-RAY 2 : Charulata (1964, 1h59) ; BLU-RAY 3 : Le lâche (1965, 1h09) et Le saint (1965, 1h06) ; BLU-RAY 4 : Le héros (1966, 1h57) ; BLU-RAY 5 : Le dieu éléphant (1979, 2h01). Version originale sous-titrée français Édition Blu-ray ou DVD. 50€
critique du DVD

Suppléments : À PROPOS DE… : 6 ENTRETIENS AVEC CHARLES TESSON Décryptage et contextualisation des 6 films, du style et de l’œuvre de Satyajit Ray par Charles Tesson, critique, historien du cinéma et auteur du livre Satyajit Ray."CHARULATA" ET "LE HÉROS" VUS PAR EVA MARKOVITS Eva Markovits, programmatrice et critique, analyse quelques scènes clés des films Charulata et Le Héros. L’INVITÉ DE FR3 : SATYAJIT RAY (20 mn) Réalisation : Yves Barbara - © 1981 INA Satyajit Ray est l’invité exceptionnel de cette émission aux côtés du critique de cinéma Michel Ciment et du réalisateur Claude Sautet. Il y parle de ses débuts, de mise en scène, de son film Charulata et du prix Nobel de littérature Rabindranath Tagore.