Préceptrice de piano pour enfants, Mizuki vit seule depuis trois ans, depuis la disparition de son mari. Pourtant, un soir, dans la pénombre de sa cuisine où elle vient de préparer des boulettes de haricots rouges, seule après une journée de travail, la jeune veuve ne paraît pas surprise outre mesure de se trouver face à Yusuke, planté dans le salon dans un imper orange. Elle lui demande d'enlever ses chaussures et le couple discute. Il lui explique être mort, noyé en mer de Toyama. Souffrant, il s'était laissé engloutir par les flots et son corps est maintenant mangé par les crabes. Mizuki lui dit qu'elle l'a cherché partout et a gardé la maison telle que le jour de son départ. Elle souhaite qu'il reste là à jamais. Soudain, Yusuke semble avoir disparu. Mais non, il est bien là, dans la pénombre du salon.
Lorsqu'elle se réveille le matin, seule dans son lit, Mizuki croit avoir rêvé mais Yusuke est toujours là et lui propose de partir avec lui, à la découverte d'endroits et de gens qu'il a connus durant ces trois années d'errance post-mortem.
Leur périple les mène d'abord en train à Yaga à la rencontre de Shimakage, un vieillard, distributeur de journaux, lui-même frappé par la douleur de la disparition de son épouse, il y a dix ans. Lui aussi est décédé, mais il l'ignore. Il héberge avec enthousiasme le couple de passage. Il découpe des fleurs en papier dans les magazines et prospectus pour les coller sur un mur au dos de son lit. Un jour, il s'en prend violemment à Mizuki pour s'être servie d'une marmite qu'il ne voulait plus voir. Un jour de colère, il l'avait lancée à la tête de sa femme qui en était morte. Après s'être saoulé, Shimakage se dira convaincu d'être prêt à affronter cette douleur oubliée. Le matin, il a disparu de la maison... qui retrouve son aspect défraichi, abandonnée qu'elle l'est depuis 2004.
Le couple repart pour rendre visite à Jinnai et son épouse, Fuji, qui gèrent un petit restaurant et dans lequel Yusuke avait travaillé, particulièrement dans la cuisine, à la confection de raviolis. Mizuki prête main-forte en salle pendant les coups de feu. Mizuki est envahie par une sensation de bien-être dans ce décor de petite ville avec sa lumière douce, son eau qui lui rend ses mains si belles et douces, son marché, le rituel d’un travail visant à nourrir et combler d’aise les vivants. Un matin cependant, Mizuki est prise à partie par Juji pour s'être servie du piano : elle refuse de s'en servir traumatisée pour avoir disputé sa sœur la veille de sa mort pour jouer si mal. Celle-ci revient et, sous la douce conduite de Mizuki, joue parfaitement. Sa sœur peut lui dire enfin combien elle regrette cette dispute passée.
Le couple repart pour un troisième voyage mais, alors que tout semble aller pour le mieux, Mizuki s'emporte. Elle avait découvert des mails énamourés de son mari pour une collègue de travail : Yusuke avait une maitresse. Il refuse pourtant d'aller lui dire en face, comme il l'affirme, qu'elle ne compte pas pour lui. Mizuki repart seule pour Tokyo et rencontre Tomako, la collègue et maitresse de son mari, qui aurait préféré savoir Yusuke mort. Elle est elle-même mariée et s'apprête sans joie à vivre de façon conventionnelle. Mizuki reprend sa morne existence puis comprend qu'elle peut rappeler Yusuke en confectionnant de nouveau des boulettes de haricots rouges. Yusuke revient et ils repartent pour une troisième destination, cette fois lointaine, à la campagne.
Là, ils retrouvent le vieux Hoshitani dans un petit village où Yusuke donnait des conférences très suivies sur la science, cosmogonie et physique principalement. Hoshitani est soucieux : Koaru, sa belle-fille semble toujours absente depuis la mort de son mari. Elle oublie toujours le déjeuner de son fils. Lorsque Mizuki lui porte son déjeuner, l'enfant, près d'une imposante cascade, lui révèle qu'elle serait une porte ouverte vers l'au-delà. Effectivement, Mizuki revoit son père, depuis longtemps décédé, torturé de n'avoir pas préservé sa fille d'un mari qu'il jugeait mauvais pour elle. Mizuki rassure le fantôme de son père.
Puis c'est le fantôme du fils de Hoshitani qui vient torturer sa femme de son amour. Devant sa douleur, elle accepte de partir avec lui. Mizuki et Yusuke l'en empêchent : elle devra attendre son heure. Le fantôme est rassuré et, même s'il regrette de toutes ses forces la mort qui l'a saisi, il accepte de disparaitre.
Il est temps pour le couple de s'en aller vers le ponton face à la de Toyama que Yusuke contempla avant sa noyade. Très affaibli par ses voyages parmi les vivants, il marche difficilement, soutenu par Mizuki. Sentant sa fin prochaine, il fait l'amour avec sa femme. Il sait maintenant que le monde est beau et qu'il n'aurait pas du se laisser mourir. Réconcilié avec lui-même, les trois ans de plus au sein des vivants lui ont permis de se préparer à son véritable départ, celui de son esprit purifié qu'il laisse comme un précieux trésor à Mizuki. Celle-ci brûle les prières shintoïstes écrites autrefois pour un retour chez elle, où elle sera dorénavant changée.
Dans l'œuvre déjà imposante de Kiyoshi Kurosawa (34 longs métrages pour le cinéma ou la télévision, 7 courts métrages, deux films en post production pour 2016, le tout en 33 ans) certains opus sont des commandes vite réalisées, parfois comme des exercices de styles parfois plus expérimentaux, d'autres témoignent d'une volonté de maitrise et de réflexion sur le cinéma. Incontestablement, Vers L'autre rive fait partie de cette catégorie comme au préalable Tokyo sonata (2008), Kaïro (2001) Charisma (1999) ou Cure (1997).
Film synthèse, Vers l'autre rive reprend la structure en épisodes de Shokuzai, (2012) sous la forme d'un road-movie et intègre des éléments fantastiques comme dans Réal (2013) qui était aussi une histoire de fantômes entre la vie et la mort. Plus nettement encore, Vers l'autre rive s'ouvre sur une scène de piano qui est comme un écho à la scène finale de Tokyo sonata. Quelques notes sont péniblement exécutées au piano par une fillette qui se retourne craignant une réprimande. Mizuki lui dit seulement de recommencer de jouer à son rythme. C'est Mizuki qui se fera réprimander par la mère de la fillette pour ne pas faire progresser sa fille. Il ne s'agit pas ici comme dans Tokyo sonata de sublimer un quotidien qui se délite par la prestation formidable de Kenji. Il s'agit plutôt de ne pas blesser : moins d'agir pour rétablir un monde déliquescent que d'aimer le monde tel qu'il est.
Cinq fantômes entre deux rives
Les fantômes n'ont ici rien d'inquiétants. Ils ne sont pas ceux de la mauvaise conscience d'une jeunesse morte-vivante comme dans Kaïro, de la culpabilité comme dans Séance, ou du souvenir comme dans Rétribution. Les morts ici ne sont seulement qu'insuffisamment préparés pour au voyage vers l'au-delà. Ils n'ont pas fait ce qu'ils devraient, réconcilier les vivants avec eux ou accepter leurs petits défauts. Ne reste en leur pouvoir que d'éclairer un peu la réalité des vivants.
Ainsi, Shimakage, le vendeur de journaux meurt après dix ans d'errance quand il a le courage d'affronter cette douleur qu'il avait oubliée. C'est de sa faute si sa femme est morte, même s'il s'agissait probablement d'un accident. Fuji, la femme du restaurateur, se réconcilie avec une morte, sa jeune sœur à laquelle elle n'avait pu dire combien elle l'aimait. Le fils d'Hoshitani qui n'accepte pas de mourir tant il aimait sa femme et qui doit accepter de l'attendre encore un peu. Le père de Mizuki, qui ne se pardonne pas d'avoir laissé sa fille épouser Yusuke et que sa fille rassure: elle n'est pas malheureuse (en témoigne la scène suivante où Yusuke, pas encore atteint de la déliquescence de sa matière, se promène avec elle devant les gamins qui jouent dans la campagne verdoyante). Yusuke lui-même s'est peut-être laissé mourir de dépression; la maladie dont il se disait atteint. Trois ans auprès des vivants lui auront appris que l'on peut être aimé en faisant les choses simplement.
Plus que l'apparition des fantômes, c'est bien davantage leur disparition qui fait peur à Mizuki. Elle s'affole d'une disparition possible de son mari dans leur maison entre deux portes, ou le matin au réveil. Même inquiétude dans la maison de Shimakage, le vendeur de journaux, lorsque celui-ci, dans la rue, s'est montré sourd à son appel. Yusuke entre alors paisible et comme de si rien n'était. Mizuki sera également effrayée par la disparition de Shimakage qu'elle perçoit d'abord par la transformation de la maison, désormais abandonnée et ouverte aux quatre vents.
Kurosawa fait d'ailleurs preuve d'un certain humour dans la description des fantômes qui se reconnaissent plus ou moins entre eux : l'enfant dans le bus qui s'accroche aux genoux de Yusuke, l'apparition du bonze au marché ou la cérémonie festive envisagée autour du vieil ordinateur hors d'usage. L'évocation d'un possible devenir affreux du fantôme de Shimakage s'il s'attarde trop dans notre monde est une fausse piste : cette déclaration faite par Yusuke, la caméra va saisir Shimakage au travers de la vitre et le cadre comme dans un film horrifique (silencieux et marche trainante en plongée légèrement débullée).... Mais Shimakage monte seulement dans sa chambre.
Des vivants à éclairer dans un monde-prison
Les vivants sont happés par leur passé et aspirent à sortir de la prison du présent, du Japon insulaire, pour partir vers d'autres rives. Dans Les contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, 1953), le potier appelait le séduisant fantôme qui devait lui permettre de se consacrer à l'art quitte à en oublier sa famille. Cet appel mental était immédiatement figuré dans l'image. Le potier, bercé par cette douce illusion, ira, sans rendre compte, jusqu'à sacrifier sa femme, victime de la dureté des temps. Il se consacrera alors à l'art non comme dans un rêve mais comme un travail quotidien.
Les fantômes de Kiyoshi Kurosawa sont également la projection du désir et des craintes des vivants. L'entrée dans le champ du fantôme n'est ainsi jamais terrorisante. Classiquement d'abord isolé dans un plan où il est vu par les vivants, il est bientôt réuni avec lui dans un même plan apaisé et réconciliateur (Mizuki et Yusuke chez eux ou Mizuki et la jeune sœur de Fuji au piano). Plus net encore ce moment ou rentrée à Tokyo Mizuki appelle son mari avec les boulettes. Il apparait dans le plan comme elle le souhaite alors qu'elle-même est à sa table au premier plan.
Car il s'agit moins de révéler une situation qui aurait échappé aux vivants que de réconcilier les vivants et les morts traumatisés par les fautes commises ou les occasions ratées. La femme de Jinnai n'a qu'une simple faute ancienne et enkystée à se faire pardonner. Pour Mizuki, la situation est plus compliquée. Pire que tout aurait été sa morne vie conjugale, lot commun de toutes les femmes japonaises que va connaitre Tomoko. Mizuki rassurée de l'amour de son mari peut continuer le voyage et trouver un lieu qui lui plaira et abandonner ainsi la prison métaphorique de Tokyo. Le voyage ne semble toutefois possible que dans les limites de l'ile : l'autre rive c'est celle de la mort, la mer qui a englouti Yusuke ou l'autre côté de la cascade.
C'est ainsi à l'intérieur d'elle que Mizuki doit trouver de quoi éclairer sa vie : les haricots rouges au cœur de la pâte blanche enrobante. Cette blancheur terrifiante d'une vie morne c'est celle de champs contrechamps entre Tomoko et Mizuki qui les renvoient toutes deux alors à leur même condition de femme banale. Les fantômes en revanche portent la lumière et parfois une vision tout entière émane d'eux ; l'imper orange fluo de Yusuke indique le chemin. Les fantômes sont capables d'éclairer la pénombre du salon ou un pan de mur qui révèle les collages des fleurs. Mais ils sont aussi meurtris par la matière. Peu de temps avant de disparaitre Shimakage avait du mal à trier les journaux. Yusuke fait tomber un ravioli chez Jinnai puis du mal à découper un sachet de petit pain chez le vieux Hoshitani. Fragiles, les fantômes sont à la fois lumière et matière... ce qui permet d'ailleurs à Yusuke d'enseigner cette science difficile aux autres.
Le road-movie moderne se prête souvent aux trajets intérieurs : il s'agit moins de découvrir une nouvelle terre que de se découvrir soi-même. Parfois l'échec est au bout du chemin (Easy rider, 1969) parfois, comme ici, la réconciliation a lieu. En mobilisant la douceur des fantômes et la splendeur de la nature (trois plans plein cadre de la lune), Kurosawa propose une alternative inédite à Mizuki et Yusuke qui feront le trajet de Tokyo à la mer de Toyama, l'île d'est en ouest, pour trouver la paix et la joie.
Jean-Luc Lacuve le 10/10/2015