A Datong, dans le Shanxi, Xiao Ji et Gui Bin-bin, âgés de 19 ans, sont sortis du lycée depuis un an et sont tous les deux au chômage. Ne se voyant aucun avenir, ils passent leur temps à traîner dans les rues et les salles de billard.
Un autre ancien lycéen, Xiao Wu, conseille à Xiao Ji d'aller voir la production de "Vins et liqueurs de Mongolie" qui cherche des acteurs pour danser et chanter devant un public prêt à acheter leurs produits. A peine sorti de la salle de billard, Xiao Wu est arrêté par la police. Sur une scène de théâtre loué par la production de "Vins et liqueurs de Mongolie" chante Zhao Qiao-qiao, 20 ans, la chanteuse vedette de la région dont Xiao Ji tombe immédiatement amoureux.
Qiao-qiao a bien du mal à se faire payer par monsieur Ren et Liu, le comptable de "Vins et liqueurs de Mongolie", qui lui promettent un engagement pour dans deux jours. Qiao-qiao revient chercher la protection du mystérieux Qiao San et dédaigne les sollicitations de Xiao Ji.
Bin-bin habite l'usine textile d'État chez sa mère. Quand elle apprend qu'il vient d'être licencié de son magasin pour s'être engueulé avec son patron, elle lui lance excédée de s'engager dans l'armée. Bin-bin vient souvent avec sa copine voir un dessin animé, Le roi des singes, ou du karaoké. Mais celle-ci rêve d'aller à la faculté étudier le commerce international à Pékin et demande à ce qu'ils ne se voient plus d'ici la fin des examens.
Un dollar trouvé dans une bouteille de whisky est l'occasion d'aller chez le coiffeur et la salle de massage tenue par deux filles de Zhangjiakou. La télévison relate comment un adepte de la secte Falungong s'est immolé par le feu janvier 2000 et le viol de l'espace aérien chinois par deux avions américains.
Xiao Ji et Bin-bin vont en mobylette écouter Qiao-qiao sur une scène en plein air de "Vins et liqueurs de Mongolie". Xiao Ji, saoul, s'en prend à Qiao San qui dirige aussi le bureau des mines et qui demande à sa chanteuse d'embrasser le jeune homme. Quand Xiao Ji intervient plus tard pour son ami, Qiao-qiao le lui fait chercher et embrasse Xiao Ji sur la bouche lui demandant de ne plus la revoir.
Le soir, Bin-bin accepte la proposition de sa mère de s'engager comme soldat à Pékin. Sa mère hésite. Dans la nuit, des terroristes font exploser l'usine textile faisant 46 morts et c'est dans un hôpital en pleine effervescence que Bin-bin passe sa visite médicale.
De son côté, Qiao-qiao doit donner 2000 Yuans à l'hôpital pour la prise en charge de son père. Xiao Ji, qui a accompagné Bin-bin, lui vient en aide en allant retirer l'argent pour elle. Pour les remercier, elle invite les deux garçons au restaurant puis dans une boîte de nuit. Les hommes de Qiao San s'en prennent à Xiao Ji pour que leur patron danse avec la chanteuse. Bin-bin remarque que l'homme a une arme. Il rejoint Xiao Ji dans la rue et l'empêche de revenir se venger avec ses amis armés de bâtons. D'ailleurs à ce moment là dans la rue, tous regardent Juan Antonio Samaranch dévoiler le nom de la ville qui accueillera les jeux olympiques de 2008. Le nom de Pékin déclenche la joie populaire.
Au matin, Xiao Ji part en bus avec Qiao-qiao et l'embrasse. Un soir, Bin-bin retrouve sa copine dans la boîte de vidéos, vexée qu'il ne l'ait pas appelée après les examens. Elle lui déclare qu'ils sont trop jeunes pour faire des choix.
Bin-bin se renseigne auprès du chef de la section locale du parti sur son admission dans l'armée. Celui-ci lui demande de faire renoncer sa mère, Wu Guizhen, au Falungong et lui annonce qu'il a été refusé car il est atteint d'une hépatite très contagieuse.
Xiao Ji vient voir Qiao-qiao sur une autre représentation en plein air de "Vins et liqueurs de Mongolie". Quand il la voit dans la camionnette de Qiao San, il est prêt à en découdre avec lui. Un homme de main l'en empêche pendant que Qiao-qiao est retenue par Qiao San. Elle finit à force d'obstination par se libérer. Qiao-qiao répète puis s'en va avec Xiao-ji sur sa moto. Ils se retrouvent dans une chambre d'hôtel. Xiao Ji, qui n'a sans doute jamais fréquenté un hôtel, demande à Qiao-qiao de lui expliquer le système de douche. Ils parlent d'insouciantes randonnées de Zhuangzi dont la pensée est "Agis selon ton bon plaisir". Qiao San était son ancien prof de gymnastique. Ils ont été exclus du lycée ensemble. Elle porte un tatouage en forme de papillon sur l'épaule, souvenir de leurs jours heureux.
Bin-bin voudrait emprunter 1500 Yuans à sa mère. Elle ne les a pas, l'usine ne payant plus depuis des mois. Bin-bin les emprunte à un taux élevé à Xiao Wu... qui lui apprend la mort de Qiao San, renversé par un camion. Bin-bin offre un téléphone à sa copine qui s'en va pour Pékin. Elle voudrait qu'il l'embrasse mais il refuse sans lui dire que c'est à cause de son hépatite. Il trouve du réconfort chez la masseuse qui a dû abattre la cloison pour respecter la décence communiste.
Xia-ji fait vrombir une nouvelle moto et guette vainement l'arrivée de Quiao-quio à l'arrêt de bus. celle-ci, coiffée d'une perruque bleue, est dans la salle des fêtes et repousse l'argent d'un client qui veut coucher avec elle. La télévision relate que Zhang Jun, un petit malfrat, est arrêté pour port d'armes. La mère de Bin-bin lui montre les 40 000 yuans qu'elle a reçus pour sa retraite anticipée après 20 ans de travail. Bin-bin vend des DVD pirates à 2 yuans pour rembourser Xiao Wu. Celui-ci s'inquiète qu'il n'ait ni Xiao Wu ni Platform ni Love Will Tear Us Apart (Yu Lik-wai, 1999) alors qu'il vend à des étudiants. Xia-ji veut aller à Xining acheter un flingue. Les deux adolescents se contentent de fabriquer deux fausses bombes. Bin-bin se présente au guichet de la Banque de Construction Chinoise. Le gardien lui dit qu'il pourrait au moins brandir un briquet... et déclenche l'alarme.
Xia-ji s'enfuit sur la route jusqu'à ce que la pluie et la panne d'essence lui fasse abandonner sa moto sur la route. Bin-bin attend son sort dans le commissariat. On annonce l'ouverture d elautoroute du Xanshi, la setieme d ela province, Bin-bin risque la peine de mort mais évitera peut-être le procès pour sa tentative dérisoire. Le commissaire lui demande de chanter une chanson. Menotté, Bin-bin entonne la chanson d'amour qu'il écoutait avec sa copine.
Ren xiao yao et Unknown pleasure sont deux chansons de rock qui fournissent le titre original du film et le titre international. Ces chansons portent un même sens ironique pour le portrait d’une jeunesse chinoise déclassée qui voit la Chine s'ouvrir à la mondialisation sans lui offrir de perspectives. Jia filme cette jeunesse banale dans des décors et des plans-séquences qui ne sont pas loin du néo-réalisme de Rossellini. Si ce n'est qu'aucune grâce n'est accordée, in fine, aux personnages.
Une jeunesse désenchantée
Ren xiao yao, le titre original du film, est celui de la chanson du célèbre Xiao Chong dont on trouve facilement l'écoute sur Youtube. C'est sur le conseil de Yu Lik-wai, son ami et chef-opérateur, que Jia choisit comme équivalent le titre international, Unknown pleasure, emprunté à un morceau de Joy Division. Le rôle des chansons est fondamental chez Jia. Il se met en scène ici lui-même en interprétant au début du film puis en son milieu un chanteur plus ou moins bohème. Jia revendique aussi le titre Platform (2000) comme étant celui de la première chanson de rock qu'il a écouté. Elle évoque, selon lui, l'image d'un quai de gare associé à l'idée du destin, des choix et des trajets. Enfin Les feux sauvage (2024) fait entendre une dizaine de chansons qui expriment les sentiments des personnages mieux que leurs paroles dans ce film quasiment muet.
Ici, le titre, traduit littéralement par "Laisser le suivre son cours", est ironique. Il exprime le sentiment d'une jeunesse qui aspire à l'amour mais qui, si elle ne le trouvait pas, aimerait vivre dans le sentiment d'une vie libre et insouciante. C'est ainsi que la chanson est interprétée en duo par Bin-bin et son amie dans la salle de cinéma privée qui sert aussi de karaoké :
"Que m'importe le chagrin, que m'importe les regrets, que m'importe la nostalgie si tu ne me comprends pas. Que m'importe la souffrance que m'importe la lassitude : j'erre au gré du vent, je vagabonde libre et insouciant. Au héros importe peu la modestie de ses origines. Hautes sont mes ambitions, grande est ma fierté. Un seul mot me taraude et c'est le mot amour. Toute ma vie je l'ai poursuivi sans savoir le retenir. Notre amour est si fort qu'il nous rend aveugles au monde. L'amour comme la haine brûlent toujours dans nos cœurs. Ceux qui s'aiment hélas ne vieilliront pas ensemble. Comment pourrais-je jamais t'oublier ? Que m'importe le chagrin, que m'importe les regrets, que m'importe la nostalgie si tu ne me comprends pas. Que m'importe la souffrance que m'importe la lassitude : j'erre au gré du vent, je vagabonde libre et insouciant."
La chanson est ânonnée ensuite par Bin-bin à la toute fin du film sur l'ordre du policier du commissariat qui ne sait que penser de ce jeune homme qui vient de faire une dérisoire tentative de hold-up dans une banque avec de fausses bombes et qui risque néanmoins la peine de mort. La chanson sert enfin de générique final, interprétée par Ren Xan-qi.
Cet espoir de laisser suivre son cours à la jeunesse est aussi émis par Qiao-qiao dans la chambre qu'elle partage avec Xiao Ji. Bien plus cultivée que lui, elle lui demande s'il connait "Insouciantes randonnées", poème du Zhuangzi écrit par le penseur taoïste du IVe siècle du même nom et dont elle retient l'injonction : "Agis selon ton bon plaisir". Le papillon qu'elle porte tatoué au bas de l'épaule, souvenir des jours heureux avec Qiao San, son ancien professeur de gymnastique devenu son protecteur, en est le symbole.
Un néoréalisme plus cinglant que ceux de Rossellini et Ozu
Qiao-qiao est née en 1980 (c'est le code secret de son livret d'épargne). Elle a vingt ans et Xiao Ji et Bin-bin sont tout juste un peu plus jeunes. Ils sont de la première génération issue de la politique de l'enfant unique. Adolescents au moment de l'échec de l'économie planifiée, ils voient l'ouverture de la Chine à la mondialisation (la télévision donne des informations sur les USA, l'organisation des jeux olympiques) mais sans destin accessible à choisir. Bin-bin, du fait de son hépatite, ne peut pas même entrer à l'armée. Ils sont condamnés à rester à Datong, ville du Shanxi, province natale de Jia Zhang-ke. Datong est plus au nord que Fenyang, sa ville natale où il a tourné ses deux précédents films Xiao Wu (1997) et Platform (2000). Contrairement à Taryuan, la capitale de la province située entre Fenyang et Datong, on trouve dans cette ville minière des usines des années 50 et 60, une architecture dégradée où règne un sentiment de vide, d'abandon et d'inutilité. De nombreux camions de transport de charbon circulent sur les routes, et la ville est grise de leurs poussières. La mère de Bin-bin vit dans les bâtiments ouvriers de l'usine textile qui la met en retraite anticipée avec une pension unique de 40 000 yuans (il en faut 1500 pour un téléphone).
Les plans-séquences nombreux viennent saisir dans un néo réalisme saisissant ces jeunes gens au milieu de décors vides et d'une autoroute en construction où les ouvriers sont encouragés à boire les vins et liqueurs du Shanxi. Déchirante est la longue scène d'adieu muette en un seul plan long dans une gare routière désertée entre Bin-bin et son amie. Elle est la seule suffisamment courageuse pour passer des examens qui l'enverront dans une école de commerce de Pékin. Les autres ne peuvent réagir qu'avec des pulsions de violence incontrôlées désespérées : l'attentat à la bombe dans l'usine textile ou l'attaque à la (fausse) bombe de Bin-bin.
C'est Xiao Ji, l'ami de Bin-bin, qui décide dans le dernier cinquième du film de l'attaque de la banque. D'une part parce qu'il a vu "un film américain" en l'occurrence Pulp fiction (Quentin Tarantino, 1994) où, comme il le raconte à Qiao-qiao, un homme et une femme décident brusquement de braquer des gens dans un restaurant. Xiao Ji a aussi vu à la télévision un jeune délinquant arrêté mais qui avait au préalable réussi à se procurer une arme. La tentative faite pour trouver une arme ayant probablement échoué, les deux pieds-nickelés que sont Xiao Ji et Bin-bin, confectionnent de fausses bombes avec lesquelles Bin-bin sera chargé d'impressionner le guichetier. Mais, comme celui-ci le lui fait remarquer, il ne brandit pas même le briquet nécessaire à l'allumage de la mèche.
Le néoréalisme c'est la primauté donnée à la représentation de la réalité sur les structures dramatiques affirmait Bazin ou bien encore qu'au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme vise un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Et Gilles Deleuze de définir la rupture du néo-réalisme par la montée
de situations purement optiques qui se distinguent
essentiellement des situations sensori-motrices de l'image-action de l'ancien
réalisme. Jia appartient ainsi au même mouvement du néoréalisme transfrontalier ainsi que l'a défini Deleuze en ajoutant Yasujiro Ozu à la prestigieuse lignée italienne. Le cinéaste chinois est confronté aux mêmes bouleversements économiques majeursque ceux de l'après-guerre et de l'influence de l'Amérique (ici non seulement Pulp fiction et la télévision mais aussi un billet d'un dollar dans une bouteille de whisky, une canette de coca-cola offerte par sa mère à Bin-bin). Jia n'a toutefois pas besoin d'offrir une grâce catholique ou le sentiment apaisant de l'impermanence; il délivre le constat cinglant d'une jeunesse sans issue : Bin-bin bloqué dans un commissariat, Xiao Ji abandonné sans essence dans sa moto au bout d'une route sous la pluie.
Jean-Luc Lacuve, le 20 janvier 2025 (précedente version du 12/01/2014).
Source : Jean-Michel Frodon, Le monde de Jia Zhang-ke, p.128.
Editeur : Arte Editions. Septembre 2003. |
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