Chine, fin 1999. Dans la ville de Fenyang, on célèbre le dernier nouvel an du millénaire en dansant gaiment sur "Go West", le tube des Pet Shop Boys et en assistant au feu d'artifice. Tao, dix-huit ans, est courtisée par ses deux amis d’enfance, Jinsheng et Liangzi. Jinsheng, propriétaire d'une station-service, se destine à un avenir prometteur tandis que Liangzi travaille dans une mine de charbon.
Le cœur entre les deux hommes, Tao finit par choisir Jinsheng qui l'emmène dans son Audi rouge vif sur les glaces du Fleuve jaune et lui offre petit chien et mariage somptueux. Tao ignore que Jinsheng a chassé Liangzi de la mine qu'il vient d'acquérir pour éloigner son rival. Tao donne un faire-part de mariage à Liangzi qui lui annonce alors son départ pour Hanan dans une autre mine de charbon. Tao donne naissance à un fils que son père, obsédé par l'argent facile, prénomme Dollar.
Chine 2014. Liangzi est mariée à Mia dont il a un jeune enfant. Mineur à Hanan, il souffre d'un cancer des poumons, détecté lors d'une visite médicale professionnelle. Travailleur migrant, il est obligé de revenir à Fenyang. Dans sa vieille maison abandonnée depuis 15 ans, sa femme découvre le faire-part de mariage laissé le jour de son départ. Liangzi souhaiterait emprunter de l'argent pour une opération et une chimiothérapie mais le seul ami qui lui reste a déjà contracté un emprunt pour changer de vie et partir au Kazakhstan. C'est Mia qui contacte Tao. Celle-ci a divorcé de Jinsheng qui lui a laissé l'exploitation lucrative de la station service. Elle vie seule avec son chien, toujours vivant après 15 ans. Tao apporte l'argent nécessaire à l'opération à Liangzi qui la remercie.
Le père de Tao se rend dans une ville éloignée pour fêter l'anniversaire d'un vieil ami. En attendant celui-ci dans la gare, il s'endort dans la salle d'attente puis est pris d'un malaise et décède soudainement. Tao, effondrée, vient dans cette ville pour ramener le corps de son père à Fenyang. Elle demande aussi à son ex-mari, parti travailler dans la finance à Shanghai, de laisser leur fils, dont il a la garde, assister aux funérailles de son grand-père. Dollar arrive ainsi à l'aéroport et retrouve sa mère. Il l'appelle Mummy, comme sa belle-mère. Tao est irrité par l'aspect fils de riche de Dollar mais n'a guère le temps de lui parler avant les funérailles où éclate sa douleur. Les jours suivants, la glace ne se rompt pas entre la mère et l'enfant. Celui-ci, sous l'influence de sa belle-mère, se réjouit d'aller en Australie dans l'une des meilleures écoles du pays. Tao lui fait néanmoins goûter ses excellents raviolis et partage quelques moments d'intimité avec son fils lors du long retour en omnibus.
Australie 2025. Dollar vit dans une résidence pour riches expatriés avec son père. Celui-ci ne parle que très mal l'anglais alors que son fils suit des cours pour réapprendre le chinois. Sa professeure est une femme originaire de Hong-Kong qui avait ensuite émigré à Toronto. Rien ne va plus entre le père et le fils. Dollar ne veut plus suivre les cours à l'université. Il souhaite être indépendant. Il cherche du réconfort auprès de sa professeure et en tombe amoureux. Alors qu'ils s'apprêtent à retourner en Chine, l'un et l'autre pour revoir leur mère avant qu'il ne soit trop tard, Dollar, est foudroyé par une remarque de la voyagiste qui prend sa compagne pour sa mère. Il veut néanmoins rejoindre sa mère et prononce son nom. Celle-ci semble alors entendre son nom prononcé par son fils et s'en amuse. Elle sort sous la neige avec un jeune chien qui ressemble au premier. N'oubliant pas la joie qui l'a toujours animée en dépit des épreuves elle chante le Go West de son adolescence.
Jia Zang-ke filme de nouveau à Fenyang, la ville de son enfance dans la province de Shanxi, où il a tourné ses deux premiers films, Xiao-wu et Platform, et une partie de Useless et de A touch of sin. En situant le film à trois époques sur un quart de siècle, de 1999 à 2025, Jia dépasse largement le contexte autobiographique pour saisir l'évolution sociale en Chine. C'est pour mieux réaffirmer ce qui fait la force de l'être humain : la loyauté et la fidélité à ce que l'on construit et par là même à ce que l'on est.
Mountains May Depart / Shan he gu ren
Fenyang est pour Jia un point d’ancrage affectif, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est ainsi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la Foi jurée, est centrale dans les romans de chevalerie chinois. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.
Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller » comme le dit le titre international du film, Mountains May Depart même si littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », qu’ils ont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.
Permanence de l'être
Ce sont les objets et les moyens de transport qui vont faire ce lien entre les époques : les raviolis mangés dans la boutique en 1999, offerts à son enfant en 2014 et toujours préparés dans l'hiver de 2025. Ce sont les clés vertes jetées par Liangzi en 1999 et restituées par Tao en 2014; les clés rouge données à Dollar en 2014 et portées au cou en 2025 par celui-ci. Le rouge vif est aussi associé à Tao; son manteau; son faire-part, l'accessoire pour cheveux offert par Liangzi. Mais lui sont aussi associés des réminiscences qui vont travailler Dollar : le voyage en voiture avec des lunettes noires, la chanson Take Care de Sally Yehen en cantonais et Go west, le tube disco qui ouvre et clôt le film. Jinsheng est bien plus mal traité : il accumulation des armes et n'a fait que fanfaronner pour l'apprentissage de la langue anglaise ; depuis le prénom ridicule dont il affuble son fils jusqu'à la nécessité de recourir à Google traduction pour le moindre échange un peu profond avec son fils.
Les moyens de transports (voiture, scooter, trains, camion, vélo, avion, tramway, hélicoptère…) ne cesse de positionner socialement les personnages. Il y a même jusqu'aux effets de caméra qui disent les changements sociaux. La première caméra numérique de Jia acquise en 2001 restitue certaines séquences très pixélisées de l'époque 1999 : le nouvel an avec la foule mouvante, le renversement du camion de charbon. La nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa, magnifie en revanche les couleurs et les paysages grandioses de Chine ou d'Australie. Mais jeune ou vieille caméra, perfectionnée ou non, c'est toujours l'ampleur et maitrise de Jia que l'on retrouve à la mise en scène.
Jean-Luc Lacuve le 25/12/2015
Sources : "Au-delà des montagnes", la valse à trois temps d’un déchirement, article de Jean-Michel Frodon pour Slate.fr et entretien qui suit avec Jia Zhang-ke.