1 - Quelque part dans le Shanxi, au nord-est de la Chine. Sur une route, un homme en moto s'amuse avec une tomate qu'il fait sauter dans sa main; cette tomate est tombée d'un camion accidenté dont le chauffeur est mort. Plus en amont sur la route, un autre motard est pris à parti par trois jeunes voyous armées de hachettes qui lui demandent de l'argent. L'homme sort de sa poche un revolver et les abat tous les trois. Il passe ensuite devant le camion aux tomates et le motard. Une explosion retentit.
Dahai est ce motard à la tomate. C'est un ex-mineur, dorénavant provocateur aigri. Voilà douze ans que le chef du village à vendu la mine à un entrepreneur privé avec la vague promesse de reverser 40 % des dividendes aux gens du village. Dahai dit à qui veut l'entendre qu'il va dénoncer cette vente illégale à Beijing. Dahai est accueilli avec bienveillance par les ouvriers et avec plus d'irritation par le chef du village qui doit par ailleurs faire face à une descente de police pour retrouver un assassin. C'est un jeune migrant en fuite pour un autre crime qui sera arrêté alors qu'un cheval est terriblement battu par son propriétaire. Dahai essaie d'envoyer une lettre de dénonciation au siège du parti à Beijing mais il ne connait pas le code postal et doit s'en aller, penaud après un dérisoire accès de colère.
Dahai est ramassé par un bus qui s'en va accueillir le patron de la mine qui arrive de Hong Kong avec sa femme en jet privé. Le patron connait Dahai et, lorsque celui l'interpelle au milieu de la foule réunie en son honneur, il lui demande de venir le voir le lendemain. Dahai s'énerve et met ainsi fin à la cérémonie protocolaire. Un homme de main du patron vient le frapper à coups de pelle qu'il manie comme un club de golf.
A l'hôpital, deux hommes envoyés par le patron viennent dédommager Dahai en lui laissant des liasses de billets. Dahai rejoint Taiyuan, capitale de la province, où habite sa sur qui lui reproche de s'être acharné dans de vaines récriminations contrairement au chef du village et au patron, ses amis de classe. Il dit qu'il va être aussi mauvais qu'eux.
En rentrant, il est pris à parti par un villageois qui se moque de lui en le surnommant "monsieur Gol", diminutif qu'il doit au fait d'avoir servi de balle de golf à l'homme de main du patron. Une représentation d'opéra de rue l'incite à prendre les armes. Il sort armé d'un vieux fusil à deux coups enroulé dans une couverture sur laquelle figure un tigre.
Il va successivement abattre le comptable et sa femme, le receptionniste, le chef du village, le brutal propriétaire du cheval et le patron de l'usine dans sa voiture.
2 - Sur le bateau qui conduit à Chongqing, au sud-ouest de la Chine près du barrage des Trois-Gorges, province du Sichuan. Zhou San, le tireur de la moto revient pour le 1er janvier voir sa femme et son fils... qui ne l'attendaient pas. Une cérémonie en l'honneur des 70 ans de sa mère a été organisée par ses deux frères. Le soir, quelques minutes avant le nouvel an, une bagarre a lieu puis un sublime feu d'artifice illumine le ciel. Zhou San désespère sa femme : ce qu'il veut, c'est aller en Birmanie s'acheter un revolver. Puisque c'est seulement quand il tire qu'il ne s'ennuie pas, il va en ville descendre deux clients de la Bank of Chongqing puis repart en moto en suivant un camion qui conduit des zébus.
3 - Hubei, en Chine centrale. Dans un bus de nuit, les passagers visionnent un film violent. Zhou San demande à sortir du bus. Lors d'un arrêt au petit matin dans une cafétéria au bord de l'autoroute, un homme et une femme se retrouvent. Elle s'appelle Xiao Yu et veut un enfant alors que lui qui ne se résout pas à quitter sa femme. Il repart dans un train à grande vitesse vers Canton, lui laissant un couteau qui ne peut passer la sécurité. Xiao Yu retrouve sa mère près d'une piste d'aéroport en construction puis retourne à son travail de receptionniste dans un bar à hôtesses. Le soir même, elle est prise à parti par la femme de son amant et deux hommes qui la menacent et la frappent. Xiao Yu est finalement poussée à bout par le harcèlement d'un riche client qui la frappe avec ses billets. Xiao Yu le poignarde avec le couteau de son amant.
4 - Dongguan dans la province du Guangdong, au sud-est de la Chine. Dans la "zone économique spéciale", Xiao Hui, un jeune homme de 19 ans, cause involontairement un accident dont est victime un autre ouvrier du textile. Il s'enfuit plutôt que de travailler pour payer ses soins. Il se fait embaucher dans un bordel de luxe et rencontre une prostituée dont il tombe amoureux. Mais celle-ci ne peut le suivre car elle doit gagner suffisamment d'argent pour élever son enfant. Du coup, Xiao Hui retourne dans la zone économique spéciale pour un travail plus mal payé ce dont se plaint sa mère qui le harcelle pour qu'il lui envoie de l'argent. Bientôt, les amis de l'ouvrier qu'il a blessé le retrouvent et le conduisent devant ce dernier qui le menace avec une lourde barre de fer sans toutefois s'en servir. Se sentant piégé, Xiao Hui se suicide en se jetant du haut de l'immeuble des ouvriers où il occupait une minuscule chambre.
Epilogue : La femme du patron de l'usine du Shanxi recrute du personnel
qualifié en Chine centrale. Elle engage finalement Xiao Yu qui a purgé
sa peine de prison pour son crime. A Fenyang, celle-ci regarde l'opéra
de rue Su San Qi Jie (l'interrogatoire de Su San), l'histoire d'une
jeune femme arrêtée pour meurtre et qui retrouve la liberté,
reconnaissant toutefois une part de péché dans ce qu'elle a
fait.
La Chine contemporaine est une société au développement économique brutal peu à peu gangrenée par la violence. Le silence des dieux et les signes ostentatoires de richesse conduisent, par processus cumulatif, aux meurtres et au suicide.
Le silence des dieux et de la nature
Le silence des dieux n'a rien d'étonnant quand les portes magnifiques traditionnelles de bois peints sont dédiées à l'or noir, quand la statue du grand timonier sur une place côtoie un tableau de Jésus enfant avec Marie apporté par des ouvriers dans un camion et quand une usine fabrique des statues de Bouddha à la chaine. Zhou San a sans doute raison de prier les démons pour des bénéfices concrets : "Si quelqu'un a à se plaindre, qu'il s'adresse à Dieu" dit-il, bien certain que celui-ci ne répondra pas. Tout comme ne répondra pas la nature : la plaine souffre en silence, maltraitée par l'industrie et ses usines qui fument. Les animaux : le cheval, les zébus dans le camion, les vaches qui concluent les trois premiers épisodes, semblent regarder avec pitié ce qu'est devenue la Chine.
En effet, sont partout visibles les signes d'une hospitalité vidée de son sens, les fleurs au patron, les fruits à l'hôte prestigieux. Partout règne l'argent avec ses liasses de billets : l'agent donné à Dahai à l'hôpital, les liasses de billets sortis des distributeurs devant Zhou San, les liasses qui frappent Xiao Yu.
Jia Zhang-ke n'en appelle pas à la violence que déchaîne ses personnages. L'opéra de rue Su San Qi Jie (L'interrogatoire de Su San), l'histoire d'une jeune femme arrêtée pour meurtre et qui retrouve la liberté sur lequel se clôt le film dit clairement que chacun des personnages portait en lui une petite responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Au-delà de la référence à A touch of zen (King Hu, 1971), le titre anglais dit peut-être que là est le pire. Dans un monde corrompu, l'âme humaine, si elle ne reste pas inflexible (et qui le peut ?), est conduite à exploser dans le crime et le suicide quand les difficultés s'accumulent.
Quatre histoires pour un processus cumulatif
Dans chacune des quatre histoires, il n'y a pas un acte déclencheur unique mais une série de coups dont le dernier fait déborder l'âme hors de la vie et conduit au meurtre ou au suicide. Probablement aussi Jia Zhang-ke espère-t-il que la série des quatre histoires finira elle-aussi par alerter sur le manque d'humanité qui atteint la Chine.
Cet emploi d'une structure narrative cumulative pour provoquer chez le spectateur ce même effet de trop plein ne fonctionne que modérément. La première histoire déroule son programme de vengeance de façon un peu trop systématique. Certes Jia Zhang-ke ne cautionne pas la violence de Dahai et la stylise dans un personnage outrancier et névrosé qui finit par être dépassé par le processus qu'il a mis en route. Peut-être le cheval, qui fait tout seul ce qu'on lui demandait de faire mais sans recevoir les coups, est-il le bon exemple de l'éthique de responsabilité que demande Jia Zhang-ke. La seconde histoire avec son personnage ultra violent manque un peu d'épaisseur et sans doute est-ce pour cela qu'il sert de fil rouge aux trois premières histoires. Les deux dernières histoires, moins liées au genre du serial killer social, sont plus denses et plus émouvantes.
Jean-Luc Lacuve le 14/12/2013.
Les quatre histoires vraies qui ont inspiré A Touch of Sin par Emmanuelle Jardonnet. Le Monde, édition du 10.12.2013
1- La province houillère du Shanxi : Dahai, exaspéré
par la corruption des dirigeants de son village et de ceux de la grosse usine
locale, décide de faire justice lui-même, de façon expéditive.
Le fait divers : Le 26 octobre 2001, Hu Wenhai tue quatorze personnes dans
la préfecture de Jinzhong, dans le Shanxi. L'origine de cet accès
de violence remontait à un vieux litige sur l'exploitation d'une mine
de charbon. Le 19 juin, l'homme se querelle avec des représentants
de son village sur fond de pots-de-vin, d'exploitation des travailleurs dans
les mines de charbon locales et de sentiment d'impuissance et d'injustice
face à l'indifférence des autorités. Il reçoit
alors un coup de couteau. Les représailles sont sanglantes : accompagné
d'un ami, il s'attaque au fusil de chasse et à la hache à l'homme
qui l'avait blessé, tuant au passage treize autres habitants. Trois
autres personnes sont blessées. Les deux hommes ont été
condamnés à mort et exécutés le 25 janvier 2002.
2- La mégalopole de Chongqing, dans le sud-ouest de la Chine, au bord
du Yangzi Jiang, près du barrage des Trois-Gorges. Zhou San, un travailleur
migrant, découvre les possibilités que lui offrent les armes
à feu. En attendant de s'acheter le revolver de ses rêves, il
s'entraîne lors d'une virée meurtrière dans le centre-ville.
Le fait divers : Zhou Kehua (1970-2012) a été impliqué
dans au moins neuf meurtres et braquages dans les provinces du Jiangsu, du
Hunan et à Chongqing entre 2004 et 2012. Auparavant, il aurait été
un soldat mercenaire en Birmanie. Activement recherché par la police,
il a été abattu à l'issue d'une importante chasse à
l'homme le 14 août 2012.
3 - Le Hubei (centre-est). Xiao Yu, hôtesse d'accueil dans un sauna,
se défend face à un riche client qui tente de la violer.
Le fait divers : C'est l'histoire qui a le plus défrayé la chronique
en Chine et à l'étranger ces dernières années.
L'incident s'est produit le 10 mai 2009 dans un hôtel du comté
de Badong où Deng Yujiao, 21 ans, travaille comme pédicure.
Le directeur de la chambre de commerce locale, venu à l'hôtel
avec deux collègues pour s'offrir des services sexuels, tente de la
violer. Ils se battent, et elle finit par le tuer de plusieurs coups de couteau
à fruits. Elle est arrêtée pour meurtre, accusée
de troubles mentaux et enfermée en hôpital psychiatrique.
L'information, qui se propage de façon exceptionnelle sur Internet,
avec 4 millions d'échanges sur les blogs et les forums, provoque l'indignation
générale. Malgré les tentatives des autorités
de censurer le débat, son cas devient un symbole de l'injustice face
à la corruption et l'immoralité des cadres officiels, et Deng
Yujiao une icône nationale de la résistance face aux abus de
pouvoir. Après de multiples pétitions et manifestations, la
justice abandonne l'accusation de meurtre pour celle d'homicide involontaire
et la libère sous caution. Lors de son procès, le 16 juin, elle
est jugée coupable, mais libérée, et les deux officiels
qui étaient également présents lors de la tentative de
viol sont radiés de leurs fonctions.
4 -La ville de Dongguan, centre manufacturier du Guangdong, la province la
plus peuplée de Chine. Xiaohui, un jeune ouvrier à la chaîne
dans une usine de textile, assiste à la dégradation des conditions
de travail autour de lui et tente de se reconvertir.
Le fait divers : Dès 2007, une vague de suicides frappe la société
taïwanaise Foxconn, qui assemble notamment des produits pour Apple, Sony
ou Nokia et emploie 1,2 million de personnes en Chine. Foxconn est connue
pour offrir à ses employées parmi les pires conditions de travail
au monde : horaires illégaux, menaces, intimidations. En septembre
2011, une étude commune réalisée par China Labor Watch
et Human Rights Watch a évalué Foxconn comme l'entreprise enregistrant
les plus hauts taux de suicide au monde et de décès par accident
pour ses salariés travaillant dans les usines.Point commun à
ces suicides à la chaîne : se jeter par la fenêtre d'un
immeuble. L'entreprise a installé des filets dans les immeubles-dortoirs
pour éviter à ses employés de se suicider.
Emmanuelle Jardonnet, Le Monde, édition du 10.12.2013