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Les éternels

2018

Genre : Drame social

Compétition officielle (Jiang hu er nü / Ash is purest white). Avec : Zhao Tao (Qiao), Liao Fan( Bin), Xu Zheng (L'étudiant), Casper Liang, Feng Xiaogang, Diao Yi'nan, Yibai Zhang, Ding Jiali. 2h16.

2001. Aux environs de Datong, dans une ville minière au nord de la province du Shanxi. La belle Qiao tient  une salle de jeu où  Bin, le patron respecté de la pègre locale a ses habitude. Qiao est amoureuse de Bin et admire le calme avec lequel il règle les conflits. Ainsi, lorsque le mielleux Jia refuse de reconnaître sa dette envers quelqu’un,  Bin lui fait avouer la vérité devant la statue de Lord Guan qui représente la loyauté et la rectitude, le totem spirituel de la culture du Jianghu.

Qiao souffre de la désolation de la région qui fait suite aux fermetures progressives des mines de charbon. Elles laissent son père non seulement en mauvaise santé mais aigri envers les potentats communistes locaux.  Il déverse vainement sa haine de syndicaliste dans la radio de l'usine, la nuit, à moitié saoul. Qiao voudrait profiter de ce que la population ouvrière est invitée par les autorités à se relocaliser avec son industrie minière dans la province frontalière du Xinjiang, à l’extrême nord-ouest du pays. Elle propose à Bin de l'accompagner mais celui-ci compte bien davantage sur la reconstruction moderne promise à la région pour installer son système mafieux.

Qiao se résigne. Elle en profite pour danser le soir sur une musique disco occidentale qui envahit les boites de nuit. La ville semble promise à un juteux marché de promotion immobilière sous lueur coupe. Bin est en effet le lieutenant du principal promoteur immobilier de Datong, capitale de la province. Mais brusquement celui-ci est tué par une bande rivale, plus jeune, irrespectueuse des traditions et semblant venir de nulle part. Les funérailles du chef sont organisées sous la direction de Bin mais les coupables ne sont pas arrêtés. Pire, un  peu plus tard, Bin est victime d'une attaque où il ressort avec une fracture d'un tibia. Tout juste rétabli, il se promène à la campagne avec Qiao et lui apprend à tirer au revolver.

Un peu plus tard, c'est  sa voiture qui est attaquée par une bande de motards dans une rue de Datong. Son garde du corps est lynché et lorsque Bin descend pour se défendre à son tour, il ne peut faire face au nombre de ses agresseurs. Qiao sort alors de la voiture en brandissant son arme. Elle tire deux fois en l'air pour éloigner les truands.

Le port d'arme illégal est passible d'une lourde peine mais Qiao refuse d'avouer que l'arme appartient à Bin. Celui-ci ne reste qu'un an en prison mais Qiao prend cinq ans jamais recevoir la visite de celui pour lequel elle s'est sacrifiée.

2006. Ayant purgé sa peine, Qiao se rend dans la ville de Fengjie en amont du barrage des Trois-Gorges. La construction du barrage monumental touche à sa fin et cause des déplacements de population importants. Qiao espère y retrouver Bin. Dans le bateau, une femme lui vole ses papiers et son argent. A Fengjie, c'est l'étudiant qui l'accueille et l'informe que Bin est devenu le patron d'une importante usine électrique. Il la laisse avec sa sœur qui lui apprend qu'elle est la compagne de Bin. Qiao souhaite que Bin vienne lui dire lui-même qu'il la quitte mais, alors qu'il est caché derrière la porte, il ne le fait pas.

En marchant dans la ville, elle écoute un chanteur qui exprime son interrogation de savoir combien de fois l'amour revient. Le jeune chanteur lui donne une rose de plastique. Elle l'offre au maître de cérémonie de mariage. Elle se fait ainsi passer pour l'amie d'enfance de la mariée. Parmi les riches invités elle repère un homme et tente de se faire passer pour la sœur d'une maitresse qu'il aurait abandonnée. L'arnaque ne prend pas mais répétée auprès d'un garçon plus jeune, Qiao parvient à obtenir une belle somme d 'argent. Le soir dans la salle de concert, le chanteur reprend la chanson sur le retour d'un amour.

Le lendemain matin, Qiao croise la femme en noir qui l'avait volée et récupère ses papiers. Elle se rend alors en moto à l'usine. La pluie interrompt son périple et son conducteur, ne doutant de rien lui propose de faire l'amour. Elle profite de sa naïveté pour lui voler sa moto. Elle porte plainte pour tentative de viol à l'usine électrique. C'est en fait un moyen de faire venir Bin. Celui-ci refuse de l'emmener chez lui et ils louent une chambre d'hôtel. Amère, Qiao constate que Bin la rejette pour s'inscrire dans le parcours d'une réussite capitaliste.

Qiao reprend le train seule et rencontre un homme qui prétend monter un parc d'attractions sur les ovnis dans la province du Xinjiang dans le lointain nord-ouest. Elle les suit avant de s'apercevoir que c'est un mythomane. Néanmoins, la vision dans le ciel illuminé par l'orage d'un ovni l'apaise.

2017 La gare de Datong s'est modernisée. Bin attend, assis sur un fauteuil roulant. Qiao est surprise de le retrouver aussi mal en point. Elle l'installe néanmoins chez elle avec les égards d'un ancien chef. Tous ne le prennent pas ainsi et  Jia humilie Bin en gagnant son fauteuil roulant au jeu. Qiao contacte un spécialiste pour venir à bout de la paralysie de Bin qui fait suite  à une hémorragie cérébrale due à l'alcool. Bin se remet progressivement et ils vont une nouvelle fois dans la campagne où, autrefois, il lui apprit à tirer. En revenant, il tente de lui prendre la main. Elle la retire.

Alors que des caméras vidéos sont installées partout pour protéger le quartier général de Qiao, celle-ci entend sur  son téléphone un message vocal de Bin  "Je suis parti". Elle est seule, inflexible et fière dans son fief.

Le titre français, Les éternels, est ambigu. Il laisse supposer l'éternité de l'amour entre Qiao et Bin. Le titre international lui aussi, Ash is purest white, s'il insiste sur la cendre, laisse ouverte une possible page blanche après les rendez vous ratés des amants sur près de vingt ans, de 2001 à 2018. Le titre initial de Jia Zhang-ke, avec sa référence à la philosophie chinoise du Jianghu, indiquait pourtant que chacun des amants sera toujours dans la marge. Ils ne vivront jamais apaisés : l'amour enfui et la violente tristesse de son évanouissement seront toujours présents.

Fils et filles des rivières et des lacs

Le titre chinois du film Jianghu Ernü (Fils et filles de Jianghu) est emprunté au dernier projet de Fei Mu, le maître du cinéma chinois des années 1930 et 1940, mieux connu pour Printemps dans une petite ville (1948). Le film dont Fei Mu avait écrit le scénario fut réalisé plus tard par Zhu Shilin. L'histoire de ce film n’a rien de commun avec celle des Eternels mais Jia Zhang-ke est sensible à son titre. Le mot "ernü" (fils et filles) désigne des hommes et des femmes qui osent aimer et haïr. L’autre mot du titre, "jianghu" qui signifie littéralement "rivières et lacs", bien qu’il soit difficile à traduire en français, évoque un monde de drames, d’émotions et, bien sûr, de dangers réels. Dans la philosophie chinoise, le terme désigne des "gens différents", par exemple de la marginalité chinoise qui comprend aussi l’univers de la pègre.

En associant les deux mots du titre, Jia Zhang-ke dit presque tout, la description un monde d’individus qui osent défier l’ordre dominant, qui vivent selon les principes moraux de la bonté et de l’hostilité, de l’amour et de la haine. Le couple du film vit en marge de la société. Ils survivent en s’opposant à l’ordre social conventionnel.

Fidélité à soi-même

Dans la région des Trois Gorges, au bord du fleuve Yangtsé, où la construction d’un barrage menace de faire disparaître des villes entières. Qiao, d’abord trompée, volée par une autre passagère du bateau, trompe les autres à son tour. Elle utilise les techniques de survie qu’elle a apprises en prison pour négocier sa place à la marge de la société. La dernière partie nous ramène dans le Shanxi, où Qiao a choisi de s’installer, cherchant à mener ses propres activités.

Il existe un endroit que Qiao ne parvient jamais à atteindre : le Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Qiao parcourt plus de 7 700 km dans le pays au cours de cette histoire mais revient chez elle. Le Xinjiang est ce lieu où elle n’ira jamais, moins à cause de la distance que de la difficulté à commencer une vie nouvelle. Elle refuse de rompre les liens affectifs, d’oublier ses amours, ses souvenirs et ses habitudes. Ces liens agissent comme la gravité qui retient au sol et empêche de s'envoler. La vision de l'ovni est celle de ce mirage d'une vie nouvelle.

Qiao entend encore en elle la chanson de Fengjie : "Quels sont les personnes qui valent le coup d'être attendus ? Combien de fois un amour revient ?". Dans le cœur de Bin l'économie de marché a remplacé les valeurs de la pègre, droiture, loyauté, fidélité à soi-même et aux autres. Par opportunisme, il a choisi la consommation immédiate. Bin a ainsi détruit le monde émotionnel de Qiao. C’est ce qu’elle lui dit dans la dernière partie du film, lorsqu’ils sont au stade : elle n’a plus de sentiments pour lui. Seule la rectitude demeure, la morale du jianghu. Elle l’accepte par pure humanité, avec cette même dignité qui lui interdit de lui tenir la main dans la voiture.

Ces amours tragiques du film noir atteignent une intensité bouleversante lors des quelques scènes où un objet fait retour : la bouteille d'eau fragile que porte Qiao, de Fengjie jusqu'au quai de gare où elle abandonne le mythomane parti pour le Xinjiang. Le grand saladier qui scelle la morale du jianghu et ne sert ensuite qu'à constater l'amour éteint quand Bin tente de faire brûler un journal. Le retour dans la campagne où Qiao, toujours radieuse, et Bin rendu maladroit par ses béquilles, la première fois dues aux coups reçus, la seconde aux séquelles de son hémorragie cérébrale. Même changement de tonalité entre les deux premières parties avec la bande-son : YMCA des Village People dans la jeunesse et, cinq ans après, la chanson tragique du retour possible de l'amour auprès de la personne qui vaut la peine d'être attendue.

Jean-Luc Lacuve, le 2 mars 2019.

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