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Gertrud

1964

Voir : Photogrammes

Film danois. Avec : Nina Pens Rode (Gertrud Kanning), Bendt Rothe (Gustav Kanning), Ebbe Rode (Gabriel Lidman), Baard Owe (Erland Jansson), Axel Strobye (Axel Nygen). 1h59.

Gustav Kanning, un avocat réputé, rentre chez lui et annonce à sa femme qu'il va devenir ministre. Celle-ci, non seulement ne manifeste aucun enthousiasme, mais déclare qu'elle souhaite le quitter. Elle lui rappelle qu'au moment où ils se sont mariés, ils s'étaient promis une totale liberté de rompre. C'est ce qu'elle lui demande aujourd'hui. Ignorant tout de la situation, la mère de Gustav vient leur rendre une courte visite et rappelle à son fils que Gertrud lui est une épouse parfaite. Gertrud quitte son mari pour aller à l'opéra voir Fidelio.

En fait, elle se rend auprès de son amant, Erland Jansson, un jeune et talentueux compositeur, qui ne croit guère à l'amour de Gertrud et ce d'autant plus qu'elle s'est jusqu'à présent refusé à lui. Dans le parc où ils se sont donnés rendez-vous, il lui déclare aussi être attiré par une soirée chez Constance une demi-mondaine richement entretenue. Gertrud lui rappelle leur première rencontre. Gertrud lui annonce alors qu'elle a repris sa liberté auprès de son mari et qu'elle peut donc faire l'amour avec lui. Erland l'emmène chez lui et Gertrud se donne à lui. En partant, elle lui demande de ne pas aller chez Constance.

Kanning, qui tient à sa femme, va la chercher à l'opéra et ne l'y trouve pas.

Le lendemain, une réception à la faculté est organisée par le recteur pour le retour de Lidman, "le poète de l'Amour", admiré par la jeunesse. Lorsque Gustav rend hommage à Lidman, Gertrud se sent mal. Dans la pièce où elle s'est réfugiée, Axel un condisciple de ses années d'études vient la saluer. Son mari lui fait ensuite avouer son infidélité de la veille. Lidman vient lui raconter qu'il sait qu'elle est la maîtresse de Janssen. Celui-ci s'en est publiquement vanté lors de la soirée chez Constance où il s'est finalement rendu. Le recteur ayant souhaité entendre Gertrud, celle-ci interprète un lied accompagné par Janssen au piano. C'en est trop, elle s'évanouit.

Le lendemain, elle revoit Erland. Elle feint d'ignorer qu'il a passé la soirée de l'avant veille chez Constance et lui demande de partir avec elle. Il refuse et souhaite qu'elle reste sa maîtresse sans quitter son mari. Elle refuse.En rentrant chez elle, son mari lui propose de garder son amant et de rester sa femme car il va devenir ministre. Lidman essaie de convaincre Gertrud de partir avec lui. Elle refuse et lui rappelle qu'il avait jugé l'amour de la femme et le travail de l'homme incompatible.Kanning, de retour de son appel téléphonique, leur annonce qu'il est nommé ministre. Lidman s'en va seul et désespéré.Kanning veut obtenir de sa femme l'aveu qu'elle l'a aimé. Contrainte, elle lui avoue que son cœur était brisé après sa rupture avec Lidman, qu'elle a choisit le plaisir physique mais s'est raccrochée à lui. Kanning la chasse. Elle 'enfuie.

Des années plus tard, Axel vient rendre visite à Gertrud dans sa retraite en province. Elle refuse une dernière fois ses avances et lui réaffirme que dans la vie une seule chose importe : aimer. Aujourd'hui, qu'elle a passé l'âge de l'amour, elle ne souhaite plus qu'une douceur infinie et un bonheur paisible. Elle se dit ainsi résignée à finir ses jours dans le calme, soutenue par les deux mots qu'elle a préparés pour sa pierre tombale : "amor omnia" (L'amour est tout).

Gertrud est bien moins spectaculaire que les précédents films de Dreyer. Dans Gertrud pas de procès conduisant au bûcher comme dans La passion de Jeanne d'Arc (1928) ou Dies Irae (1943), pas de surnaturel comme dans Vampyr (1932), pas de miracle comme dans Ordet (1955). Simplement, les rapports difficiles d'une femme avec les hommes. Ces trois hommes sont son mari, le politicien Gustav Kanning, qui a pour ambition de devenir ministre ; le prometteur jeune compositeur Erland Jansson, son amant du présent ; et le dramaturge à succès Gabriel Lidman, son amant du passé. Ce film peu dramatique (aucun danger grave ne menace les personnages), cette aventure intérieure vécue en profondeur est pourtant tout aussi terrible et tragique que ses précédents films.

Dreyer adapte une pièce du dramaturge suédois Hjalmar Söderbergen y apportant des ajouts qui indiquent le sens qu'il veut donner à son film : la parcours d'une femme sensuelle et intelligente qui renonce à des propositions d'amour dégradés pour affirmer par la pensée et pour l'éternité un idéal de l'amour qu'elle aura vécu trois ans avec son premier amant et une nuit avec un jeune musicien. Pour ce parcours idéal et inexorable, Dreyer tourne résolument le dos au montage et au gros plan qui avaient fait sa gloire en 1928. Il cerne, en de longs plans séquences, la dizaine de décisions que prend Gertrud pour rester fidele à son idéal de l'amour.

L'amour et la pensée de l'amour

Dreyer n'a pas retenu dans la pièce de Söderberg ni les passages qui affadissent l'effet dramatique comme la venue finale de la mère de Gustav après le départ de Gertrud ni plusieurs répliques déplaisantes de Gustav ou Gabriel qui en amoindrissent la grandeur. Une deuxième grande addition concerne les longs discours à l'université ; de l'étudiant en l'honneur du grand poète de l'amour qui sait mêler le sens de l'infini et l'érotisme ; de Gabriel en remerciement qui affirme les deux éléments fondamentaux de la poésie, l'amour et la pensée;  de Gustav pour féliciter le poète. Troisième addition, le personnage d'Axel, ami d'enfance inventé par Dreyer, qui permet le discours sur le libre arbitre, l'ellipse des études à Paris et l'addition la plus importante et la plus surprenante, l'épilogue inventé par Dreyer.

Dans Gertrud, la réflexion ne se borne pas à détruire les illusions. Lors des adieux à Lidman, le cœur de Gertrud est mort. Son intelligence vit et oriente alors sa vie dans d'autres directions. Elle part pour Paris avec Axel. C'est son intelligence qui, dans l'épilogue, rétablit la grandeur de l'amour, comme valeur donnant son sens à la vie. A la fin, Axel s'éloigne tout petit dans la profondeur de champs et ne reste plus que les visages d'Axel et Gertrud puis le seul visage de Gertrud, enfin la porte fermée, dont l'image dure, comme durera celle de la porte ouverte devant laquelle les assistants restent massés à la fin de L'argent (Robert Bresson). La porte fermée annonce la fermeture du tombeau, la pierre portant les mots Amor omnia.

Penser l'amour au travers du rêve éveillé de la vie

La permanence de l'amour vécu ou pensé est ce que va traquer la mise en scène de Dreyer. L'alternance de gros plans, de champs-contrechamps qui pourraient traduire une possible interaction des personnes entre eux et donc une influence mutuelle de l'un sur l'autre est totalement refusée. En lieu et place, les acteurs expriment leur pensée bien plus pour eux-mêmes que pour l'autre dans de grands plans séquences où ils ne se regardent que très peu, assis côte à côte sur un banc ou sur un canapé.

Les divagations de Gertrud chez Erland sont emprunts de symbolisme "Je suis la rosée qui s'égoutte des feuilles d'arbre et le nuage blanc qui passe pour aller n'importe où (...) Je suis la lune. Je suis le ciel (...) Je suis une bouche, une bouche qui cherche une autre bouche. Suit un hymne en l'honneur du rêve : la vie est une longue suite de rêves, des rêves qui se mêlent les uns aux autres. Kanning dans le carrosse qui le conduit à l'opéra  appuie ces déclarations : "Il y a des personnes qui passent leur temps à rêver alors que d'autres sont débordantes d'activités. Lentement et inévitablement la vie nous échappe de toute façon".

Les lieux de l'action et les personnages sont très réduits et favorisent la plongée dans l'intériorité des âmes. Pour les décors on a le salon et l'arrière-cuisine des Kanning, le parc, la chambre d'Erland, l'opéra, deux pièces à l'université et la retraite de Gertrud âgée. Les personnages ne sont guère plus nombreux : Gertrud et les quatre hommes qui l'aiment plus la mère et le vieux serviteur et les invités du recteur de l'université.

Dans une atmosphère où l'éclairage par taches des lampes laisse souvent une partie du cadre dans le noir, les accessoires (la statuette en bois, la statue de marbre, les tableaux et le miroir de Lidman) prennent un relief particulier. Dans le silence des lieux, les sons prennent aussi une importance considérable. Ainsi de la cloche qui alerte Kanning lorsque Gertrud part de son domicile ou qui résonne de manière funèbre lorsqu'elle referme la porte au dernier plan.

Le miroir, offert autrefois par Lidman destiné à la chambre de Gertrud afin qu'elle puisse voir quelque chose de beau en se réveillant, est certainement l'accessoire le plus travaillé du film. Gertrud se plaint d'abord de le voir trôner dans le salon. Lidman l'éclairera pour proposer à Gertrud de partir avec lui. Elle apparaît alors dans le reflet. Elle annule ensuite l'éclairage quand elle se refuse à partir avec Lidman.

Une sensualité aussi discrète que totale

Embarqué sur le faux rythme d'un rêve, le film n'en est pas moins extrêmement violent, constamment dirigé par la volonté de Gertrud.

La première décision que prend Gertrud est de reprendre sa liberté auprès de son mari. L'amour vécu se nimbe de blanc dans les deux flash-back du temps de l'amour. Celui d'abord où elle rappelle à Janssen la première fois qu'elle vint chez lui et décida de l'aimer. Apres ce premier flash-back, Gertrud se donne à son amant sachant qu'elle a peu à perdre puisqu'elle n'aima jamais son mari, respectant seulement son amour et les plaisirs de la chair qu'il lui procurait... tant qu'elle n'aimait pas. Une Venus pudica fait le lien entre le parc et la chambre où elle se donne à Erland.

 

Le second flash-back tout aussi nimbé de blanc est celui où elle rappelle à Gabriel pourquoi elle quitta alors qu'elle en était jusque là encore très amoureuse. Elle reçut comme un choc destructeur la phrase "Le travail de l'homme et l'amour de la femme sont incompatibles". Suite à ce rappel, elle renonce à renouer avec l'homme qu'elle aima car ce qui été brisé ne peut se renouer.

Elle renonce de la même manière aux amours dégradés : les compromis de son jeune amant de rester sa maîtresse et la femme de son mari et celui similaire de son mari d'accepter quelle reste avec lui et garde son amant.

Gertrud decide ainsi quitter le domicile conjugal. Gertrud savait à quoi elle s'exposait en s'offrant à Erland.

C'est un malheur pour moi de t'aimer comme tu es sans bien te comprendre.. Les hommes sont des Judas parce qu'ils veulent croire en ce monde ci. (..) De nouveau je suis seul au milieu de ces gens satisfaits (...) Je savais ce que je risquais mais j'avais si peu à perdre (..) Je voudrais croire en un Dieu pour lui demander de te protéger.

La tapisserie sur laquelle elle se retourne lui rappelle sa destruction possible tout comme le tableau prés de la porte souligne son l'importance et la nécessité de son départ.

Gertrud ne dissimule pas. Si elle ne dit pas toute la vérité c'est pour ménager les hommes qui l'aiment. Lorsqu'ils la provoquent, elle est cruelle comme la vérité.Si Gustav se plaint que la chambre de sa femme lui est fermée depuis un mois et dit l'aimer, elle réplique :

Aimer c'est vraiment un bien grand mot. Tu aimes tant de choses. Tu aimes le pouvoir. Tu aimes l'honneur. Tu aimes toi-même, tu aimes ton intelligence ainsi que tes livres et tes cigares. Je suis sure que tu m'as aimé de temps à autres (…) Tu penses à ton travail. C'est pire que de l'indifférence, c'est un manque de sensibilité. (…) Il est dans la nature de l'homme de travailler, de créer mais cela ne doit pas lui faire oublier sa femme. L'homme avec qui je veux vivre doit m'appartenir entièrement (…) La femme qui pourrait te rendre fou n'existe pas (...) Il y a eu quelque chose entre nous qui ressemblait à de l'amour.

A Lidman :

Te souviens-tu de ta profession de foi (On ne se souvient pas de tout ce qu'on a dit, la voilà ta profession de foi) : je crois aux plaisirs de la chair et à la solitude irrémédiable de l'âme. Tu m'as dit ces mots au moment ou je croyais que notre bonheur était une réalité. Tu m'as arraché à ce rêve et tout fut fini entre nous. Je me noyais dans les plaisirs de la chair et le résultat fut mon mariage. Pour moi, il ne reste que la solitude. Tu as fait de moi une femme : tout mon cœur et tout mon être t'appartenaient. L'amour ma purifié de ce qui était bas et laid et m'a fait découvrir ce qui est bon et beau. Tu étais las de mon amour quand je l'ai compris. L'amour de la femme et le travail de l'homme sont ennemis voilà ce que tu écrivais. J'éprouvais le dégoût et la honte d'être femme. J'ai vu comment l'homme qui devient célèbre comprend l'amour. Tu es devenu pareil et je ne t'aime pas. J'ai besoin d'un amour passionné, la célébrité m'indiffère. Il n'existe pas le bonheur en amour, l'amour c'est la souffrance, l'amour c'est le malheur mon cœur est mort Gabriel, complètement brisé.

Gertrud inactuelle et inhumaine ?

Selon les canons de 1964, Gertrud pouvait apparaitre bien trop terrible, fort peu romantique en acceptant pas la réalité d'amours imparfaites. Gertrud, héroïne dreyerienne par excellence affirme en effet la primauté de l'idéal et en tire satisfaction comme un accomplissement. Après avoir tout donné deux fois pour un amour idéal, elle maintient la réalité, la positivité de cet idéal en dépit de ses échecs. Comme elle l'exprime à Axel, la vérité demeure la vérité, qu'on l'ait atteinte ou non.

Regarde-moi,
suis-je jolie ?
Non,
mais j'ai aimé.

Regarde-moi,
suis-je jeune ?
Non,
mais j'ai aimé.

Regarde-moi,
suis-je en vie ?
Non,
mais j'ai aimé.

Gertrud, auquel par ailleurs on repprochait son tournage en studio, fut mal reçu lors de sa sortie parisienne, seulement défendu par certains jeunes critiques. Jean-Luc Godard écrivait, dans Les Cahiers du cinéma, “Gertrud est égale, en folie et en beauté, aux dernières œuvres des Beethoven.” C'est bien le cas si l'on pense moins aux symphonies qu'aux derniers quatuors à corde emprunts d'une sensualité aussi discrète qu'inexorablement conduite jusqu'à son terme. La beauté éclatante de blancheur de Gertrud la place plus loin dans le classement Sight and sound 2012 que La passion de Jeanne d'Arc (9e) ou Ordet (24e). Mais la grandeur terrible de Dreyer y étant plus épurée, plus nette et constante encore que dans ses autres films, gageons que son rang actuel (42e) ne soit bien vite rehaussé.

Jean-Luc Lacuve le 22/06/2006 puis le 28/11/2015

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